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Catégorie : les livres: littérature

Les piliers de la mer / Passage du poète – Sylvain Tesson versus Charles-Ferdinand Ramuz

A priori, étrange idée que de présenter ensemble ces deux livres, publiés à plus de quatre-vingts ans d’écart, et ces deux auteurs si différents. L’idée m’en est venue simplement par leur lecture simultanée et quelques questions capitales pour un romancier.

Sylvain Tesson

Posons ici ces questions, nées de la parution et de la lecture du livre de Tesson, Les piliers de la mer. Le choix du sujet est-il vraiment déterminant pour l’auteur ? L’est-il pour le lecteur ? L’étroitesse d’un sujet est-elle un atout ou un danger ? Peut-on écrire un grand livre avec un petit sujet ? Je me bornerai à celles-ci, mais d’autres m’ont assailli durant ces lectures.

Pourquoi me suis-je posé ces questions ? Tout simplement en regardant le passage de Sylvain Tesson, un dimanche soir dans l’émission de France 2 qui permet aux programmes de ne démarrer qu’à 21 h 10 au lieu de 20h30, comme une loi de l’ère Sarkozy l’avait voulu en supprimant la publicité sur le service public après 20 h[1]. Emission fourre-tout présentée par un Laurent Delahousse flagorneur en chef. Tesson est un bon client de ce programme inutile. Il vient donc ce soir-là faire le SAV (comme disait la grande Simone Signoret) de son éditeur. Papotage semi-mondain d’où il ressort que ce livre décrit l’aventure exceptionnelle de l’auteur qui a escaladé plus d’une centaine de pitons rocheux isolés en mer près des côtes, dans le monde entier. On nomme en bon franglais ces pitons des « stacks ». En entendant l’auteur et son intervieweur- ravi de la crèche discuter sur ce sujet, je me suis dit que Tesson était vraiment en manque d’inspiration, puis qu’il s’agissait vraiment d’un tout petit sujet, aussi étroit que le sommet de l’Aiguille Creuse d’Etretat, le premier stack évoqué. Il y a plus de quinze ans que je suis la production de Tesson, dont j’ai lu avec plaisir plusieurs livres. Mais celui-ci ne me faisait nullement envie : donc, je ne l’achèterai pas. J’avais en effet grande crainte de m’ennuyer, ce qui est le comble dans un livre de voyage !

Charles(Ferdinand Ramuz

Je n’ai pas non plus acheté Passage du poète, ça leur fait déjà un point commun. Il fait partie de mes emprunts dans les boites à livres. Je suis un grand amateur de cet auteur suisse qui fut célèbre en son temps, mais a depuis disparu de notre paysage littéraire si encombré. Ramuz est un grand écrivain, qui a inventé son propre style, que d’aucuns qualifient d’incorrect. C’est aussi stupide que de dire que Céline ne sait pas écrire comme il faut. La langue de Ramuz est pure poésie, très travaillée, comme celle de Céline, ce qui fait croire à une spontanéité médiocre. Il est un grand témoin de la vie paysanne suisse. Ce livre est, lui aussi, écrit sur un tout petit sujet : un vignoble pentu dominant le Léman, en face de la Savoie et ses travaux et ses jours. Rien de bien passionnant, a priori, que ces quelques hectares et ces villages accrochés dans la pente assez vertigineuse qui descend jusqu’à l’eau. On peut craindre de s’ennuyer également.

Deux sujets très étroits, l’un enraciné dans un terroir avec des habitants qui ne bougent pas, de l’autre une équipe d’aventuriers qui ne peuvent pas rester en place et vont parcourir les mers du globe. Les auteurs ont choisi ces sujets, mais est-ce par volonté pure ou panne d’inspiration ? Pour Ramuz, il est manifeste que ce n’est pas par défaut : ses grands romans sont tous très localisés. Pour Tesson, je me pose la question et, à la lecture du livre, je crois à la panne d’inspiration.

Peut-on écrire un grand livre sur un petit sujet ? D’une certaine manière, c’est la littérature et ses grandes oeuvres qui apportent la réponse. L’étranger d’Albert Camus est un chef-d’œuvre mondial dont l’argument reste très bref. Le vieil homme et la mer, grand livre d’Ernest Hemingway, est le seul récit d’une pêche mythique d’un solitaire sur une barque. Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne ou Ulysse de James Joyce ne racontent qu’une journée de vie humaine… Ils apportent la preuve indubitable que l’ampleur du sujet ne détermine pas la grandeur du livre. De même que cela peut être un danger si l’on est pauvre en talent, ce peut être un atout pour l’auteur chevronné et riche.

L’étroitesse du sujet est-elle déterminante pour le choix du lecteur ? Je répondrai ici avec une certaine logique normande du « Peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu’non ». Il existe un type de lecteur qui va pouvoir hésiter devant ces petits sujets, par peur de la lassitude. Ce sera, généralement, le lecteur occasionnel. A l’inverse ce type de lecteur peut aussi être influencé par les médias, lorsque ceux-ci vont encenser de tels livres. Le grand lecteur sera moins rebuté, car il connaît la force des écrivains et leur plaisir à relever les défis les plus improbables (voir Georges Perec et son livre La disparition, écrit en évitant la lettre E). Je crois appartenir à cette race-là. Et pourtant, je ne me suis pas senti du tout attiré par ce livre de Tesson. Pour celui de Ramuz, je l’ai entamé sans avoir aucune idée du contenu, c’est en lisant que j’ai saisi le cadre réduit de son roman.

Un stack ou pilier de la mer et les aventuriers au sommet

La lecture des Piliers de la mer, je l’ai faite sur ma liseuse, que j’utilise très rarement. Tout simplement parce que j’ai pu disposer d‘une version numérique gratuite. Et cette lecture a confirmé tout ce que j’avais pressenti en écoutant Sylvain Tesson à la télévision. Le sujet est bien extrêmement étroit et i crise d’inspiration que j’ai ressentie tout au long de la lecture. IL le ressent d‘ailleurs lui-même, puisqu’à plusieurs reprises, il parlera de l’absurdité d’une telle entreprise. Il a pourtant fait tout ce qu’il pouvait pour sortir de l’ornière. Il a fait de grandes sinuosités rédactionnelles pour que le lecteur ne ressente pas la lassitude face à un éternel recommencement. Car ce qu’il fait et raconte est une répétition permanente des mêmes actions : identification et description du stack, approche de la base, escalade des flancs, description du sommet et action éventuelle, puis redescente et retour sur la terre ferme. Et cela des dizaines de fois ! Je dois dire que j’ai vraiment dû me forcer pour aller au bout du livre, pourtant pas très volumineux. Alors, bien sûr, Tesson commence à avoir du métier, donc, il a cherché à noyer le poison selon sa technique habituelle : des digressions culturelles ou philosophiques et avalanches de citations els plus diverses. Sauf que, dans ce cas précis, ça fait flop. C’est laborieux, un exercice scolaire, c’est même parfois un peu pitoyable. Car la ficelle est trop grosse et le lecteur sent cette maladresse tout au long des chapitres. On finit par attendre avec impatience la fin. Car les procédés habituels, qui ravissent les intellos parisiens que Tesson est censé vouloir à tout prix fuir, sont contre-productifs. Les citations finissent par dégager un fumet de cuistrerie et les digressions ressemblent à de pénibles délayages entre deux escalades. Nous avons droit à toutes les métaphores imaginables sur les piliers en question. L’auteur invente même une nouvelle discipline : le stackisme qui, hélas, ne sera jamais sport olympique en course pour le Nobel de littérature. Tout, ou presque, sonne faux, empesé ennuyeux. Quand ça veut pas, ça veut pas. Bref voici un minuscule sujet qui aboutit à un mauvais livre à vite oublier. Il se trouvera sans nul doute des critiques pour s’extasier devant les défauts énumérés ci-dessus, et des lecteurs assez nombreux pour els croire et acheter le bouquin pour permettre à Tesson de vivre.

Le vignoble suisse sur les bords du Léman, aujourd’hui

A l’inverse, Passage du poète est une très belle surprise pour moi. D’abord parce que j’y ai retrouvé cette écriture chargée de poésie naturellement, comme un fleuve se charge de limon. Ensuite parce que j’y ai admiré l’art de l’écrivain. Le style est d’une grande beauté et se met au service d’un art consommé de la composition de l’ouvrage. Dans ces communautés vigneronnes plus vraies que nature, il choisit quelques personnages et consacre à chacun un chapitre, tout en les faisant apparaître dans les chapitres des autres acteurs. L’action est banale : c’est la vie de ces villages asservie à la vigne, durant quelques mois, au travers d’un vannier qui séjourne là pour travailler et vendre ses productions. Le livre se termine par son départ, il va aller s’installer quelques mois ailleurs. On ne peut pas ne pas penser à Jean Giono et à son chef-d’œuvre, Que ma joie demeure. Les deux auteurs sont contemporains et, véritablement, frères de plume et de pensée. Il y a chez Ramuz comme chez le Provençal, un amour de la nature qui confine au panthéisme. L’art de transfigurer une banale brume qui monte sur le Léman ou une scène de bistro. On ne s’ennuie jamais chez Ramuz, on espère toujours que la fin sera repoussée. Il se dégage de ce livre une impression de beauté du travail humain, d’humilité face à la force de la nature et de joie simple. Un livre qui rend heureux, avec si peu d’artifices. On est exactement à l’opposé du livre de Tesson.

Vous l’avez bien compris, il n’y a pas vraiment de match entre les deux livres. Le KO est très rapide. Ce que raconte Ramuz est universel, bien que très localisé et presque insignifiant, alors que le stackisme est une imposture qui ne résiste pas à l’épreuve du livre entier. Donc, n’achetez pas le livre de Tesson, il est mauvais. Par contre, celui de Ramuz est très bon, mais il est épuisé, il faut donc le chiner chez les bouquinistes en ligne, où il est courant et assez abordable.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juillet 2025


[1] A la suite de cette loi, le service public de l’audiovisuel a fait preuve d’une vraie créativité pour retarder le début des vrais programmes : il a inventé le parrainage de microémissions de courtes durées, multipliées dans ce créneau, toutes plus stupide les unes que les autres, financées par l’argent public, a commencé à diffuser des feuilletons quotidiens qui dépassent de plus en plus l’heure réelle de démarrage des émissions programmées en « prime time » et a multiplié la diffusion de spots institutionnels ou de bandes annonces sur les programmes à venir, y compris, preuve la plus grandiose de la crétinerie de ces personnes,  La bande annonce du programme qui suit immédiatement, prenant ainsi le téléspectateur pour un demeuré.

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La première histoire – Frédéric Gros –

Albin Michel – 2024 –

Voici un roman que j’ai découvert grâce à l’interview de son auteur, lue dans un journal. J’ignorais qui était Frédéric Gros. J’ai ainsi appris qu’il était universitaire et plutôt du camp progressiste, avec une œuvre sociologique assez importante et deux romans à son actif, avant celui-ci. Le journaliste qui l’interrogeait avait l’air très surpris du sujet de son dernier livre, compte tenu de son parcours antérieur et il lui demandait s’il ne s’agissait pas de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler un « coming back ». A quoi il a répondu que c’était bien le cas.

Ceci m’a intrigué. Que révélait donc cet auteur qui pouvait surprendre son intervieweur ? Et, corollaire de la question précédente, en quoi le sujet du livre était-il aussi surprenant ? Et je l’ai acheté et lu, mû par cette curiosité.

Le coming back n’est pas de ceux que l’on entend ordinairement, mais il est tout aussi choquant dans ce cas que l’aveu d’une passion zoophile : Frédéric Gros a été touché par la grâce et est devenu chrétien ! Ce qui est une preuve évidente de faiblesse d’esprit chez les divers progressistes[1], lesquels sont prêts à croire aux lois du marché, à la main invisible, aux OVNI ou à la mémoire de l’eau, mais qui se gaussent de toute croyance religieuse si elle n’est pas islamique (de ceux-là ils ont peur).

Et ce christianisme a amené F. Gros à se pencher sur une histoire antique méconnue, sauf des spécialistes très pointus de littérature chrétienne des premiers siècles. Celle de l’apôtre Paul et de Théoklia, une jeune fille d’Asie Centrale. J’avoue que je ne connaissais pas cette histoire, qui appartient à l’univers des récits paratestamentaires des premiers siècles. En bon protestant, je me méfie de ces écrits qui n’ont pas retenu l’attention de nos frères de l’Eglise primitive et n’ont même pas été en discussion pour la construction du canon du Nouveau Testament. La plupart de ces écrits apocryphes sont légendaires et relèvent d’affabulations transmises par oral d’abord, puis couchées sur le papier. Le texte antique s’appelle Les actes de Paul et Thécle et a été rédigé par un prêtre qui l’aurait reçu de Paul lui-même en confidence orale. Dès cette affirmation il y a problème, puisque du temps de Paul il n’y a pas de prêtre dans les communautés, mais seulement des anciens ou presbytres (dont on fera plus tard dériver le mot prêtre). C’est donc une reconstruction cléricale. Ensuite, il faut bien signaler le silence total autour de ce récit dans les églises du 1er siècle et même du début du IIe. Mais l’histoire a visiblement passionné F. Gros car il a décidé de la raconter à sa manière sous forme de roman. Il affirme cependant, dans une annexe appelée postface avoir suivi fidèlement la trame d récit primitif. Il donne d’ailleurs ensuite un relevé de sources avec citations empruntées aux Actes de Paul et Thécle. Il a seulement rempli les blancs du récit et donné plus de substance aux personnages principaux qui sont Paul, Barnabé et Theokhlia, plus quelques seconds rôles romains ou asiates.

La trame est assez simple. Une jeune fille, habitant la ville de Konia (Iconium en latin), entend un soir, de son balcon, la prédication enflammée de Paul à un groupe de croyants et de curieux réunis dans un jardin. Elle est saisie par ce message et décide de s’engager auprès de Paul et de répandre l’évangile chez les femmes, car c’étaient surtout les hommes qui bénéficiaient des prédications des apôtres. Mais sa famille, en l’occurrence sa mère, a d’autres projets pour elle, notamment un mariage avec un riche citoyen de la ville. La jeune fille s’enfuit et commence alors une poursuite où sa mère et son fiancé la cherchent, la retrouvent dans une ville voisine, la font arrêter et juger, car elle refuse de revenir à la raison et confesse cette nouvelle foi. Deux fois condamnée à mort, elle sera sauvée successivement par deux interventions surnaturelles. Elle retrouvera Paul, sera baptisée et prêchera avec succès auprès des femmes, jusqu’à ce qu’elle soit retrouvée par son fiancé haineux veut sa mort. Il n’y aura pas de troisième miracle : elle mourra en martyre.

L’auteur raconte tout cela avec un certain talent de conteur. La lecture est aisée et palpitante. Il a su créer une tension entre les trois principaux protagonistes, sur laquelle il joue tout bau long du roman. Barnabé et Paul s’opposent au sujet de cette jeune fille, Théoklia est complètement fasciné par le message de Paul. Paul est bouleversé par cette jeune femme, avec une certaine ambiguïté de sentiments qui l’amènent à la fuir et à remettre son baptême. L’auteur suggère la crise de Paul, mais ne nous en dit rien de concret. Il est un fait qu’il est troublé, mais de quelle manière, l’auteur nous laisse imaginer.

Il faut apprécier le roman en lui-même, en essayant de faire abstraction du fait que les personnages sont réels. Tel quel, le récit fonctionne comme une sorte de western de Cilicie au 1er siècle. On prend bien conscience de la bombe que représente cette prédication du Ressuscité et des effets divers qui en sont le produit : les conversions, les persécutions, les déplacements apostoliques, l’atmosphère d’urgence, car les premiers chrétiens attendent le retour imminent du Christ.

La question qui reste en suspens est celle de la part de vérité dans cette histoire. Les deux miracles qui sauvent la vie de Theoklia appartiennent à ce que la foi chrétienne a pu vivre dans ses débuts. Promise aux lions dans une fosse, elle sera léchée par la lionne qui tuera pour la protéger deux mâles affamés. D’où le surnom de « sainte à la lionne » donné à Thécle, qui a été canonisée. En soi, ce miracle n’est pas plus invraisemblable que la multitude de ceux que Jacques de Voragine conte dans sa Légende dorée. Il faut pour cela franchir le pas de la foi. Selon ses opinions, le lecteur le fera ou pas. Mais qu’il rejette le miraculeux ne l’empêchera pas de lire ce livre avec plaisir, comme on se régale à lire Le Seigneur des anneaux.  On lira avec profit tout ce qui concerne la mission de Paul et Barnabé, car cela est bien rendu et assez documenté.

Un livre de  détente que je conseille pour un voyage ou un week-end de vacances. Agréable, palpitant et éclairant une période exotique pour nous, individus rationnels du XXIe siècle.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, juin 2025.


[1] Un de ces jours il nous faudra bien parler de cette notion de « progressisme » , qui est un des plus beaux mythes de la modernité ;

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Les canons de Navarone – Alistair Mac Lean

Livre de poche – 1963

Comme beaucoup de gens de ma génération (les « baby boomers » !), j’ai vu le film qui porte ce titre plusieurs fois à la télévision. C’est un bon film de guerre avec une belle distribution (Grégory peck, David Niven, Anthony Quinn et Irène Papas enter autres) et une solide histoire, film de 1961, réalisé par un bon artisan d‘Hollywood, Jacques-Lee Thompson. Et j’ai cru que ce film relatait un épisode authentique de la Seconde Guerre Mondiale, comme Le jour le plus long, Un pont trop loin ou Tora, Tora, Tora… Ce conflit a en effet été le réservoir de très nombreux films des années 1950 à 1980, par le nombre de ses champs de bataille et ses nombreux épisodes dramatiques et héroïques. Jusqu’à ce que, il y a quelques jours, dans la boîte à livre du village d’Aigurande, jetant là un coup d’oeil, je ne trouve un ancien livre de poche – dont la couverture est reproduite ci-dessus – portant ce titre. J’avoue que j’ignorais son existence. Mais je connaissais celui de son auteur, Alistair Mac Lean, que j’avais vu à de nombreux génériques de films. Je renvoie mon lecteur à l’article wikipédia qui lui est consacré. D’où il ressort qu’il s’agit d’un auteur assez productif de romans souvent fondés sur son expérience de soldat durant le conflit mondial. Sauf dans le cas de L’ouragan vient de Navarone, qui est une suite au film considéré ici, tous les romans ont précédé les films, qui en sont des adaptations, souvent faites par l’écrivain lui-même. J’ai été intrigué par ce livre et je l’ai dévoré en deux jours, avec un très grand plaisir, celui d’une lecture d’ardeur quasi juvénile, de celles qui sont motivées par le plaisir d’avancer dans une histoire.

Dans l’article de wikipédia traitant du film, on peut lire ceci concernant l’accueil critique du film :

« C’est de l’image que naissent ici notre émotion, notre angoisse, notre soulagement, et finalement notre plaisir. Le texte n’a qu’une importance secondaire et, à l’extrême rigueur, pourrait être supprimé. Les caractères des personnages sont dessinés en traits simples et clairs : en aucun cas ils ne viennent masquer ou brouiller la ligne générale de l’action. […]

Le film étant américain on pouvait craindre un certain nombre d’épisodes sentimentaux et moralisateurs. Ils sont réduits au strict minimum. Sans rime ni raison David Niven prend bien la peine de nous expliquer pourquoi il n’aime pas la guerre. Personne ne l’écoute, et le speech est de courte durée. […] »

Sous la signature suivante : — Jean de Baroncelli, 18 septembre 1961, Le Monde

Le critique présente donc ce film comme ayant un contenu dialogué indigent et inaudible, un pur film d’action aux personnages rudimentaires. Ce qu’il faut mettre en contraste avec ce que dit le même Wikipédia dans l’article sur l’auteur :

« Si on le compare à d’autres écrivains dans le même genre, par exemple Ian Fleming, il a au moins ceci de particulier : peu de sexe et d’amourettes car selon lui cela ralentit l’action. Mais il ne ressemble pas non plus aux écrivains des récents techno-thrillers, tels Tom Clancy ou Michael DiMercurio. En fait, ce sont ses héros qui sont le point focal de son attention, dans leur lutte contre des événements imprévus qui les poussent au-delà des limites de leur endurance physique ou mentale. Le héros est d’ordinaire plutôt calme, voire flegmatique, dévoué à sa mission et souvent doté d’une compétence particulière ou secrète. Souvent aussi, l’un des proches de ce héros se révèle être un traître. »

Il s’agit donc pratiquement du contraire de ce qui est dit sur le film. Et, sans entrer en polémique sur la valeur des adaptations littéraires par Hollywood en particulier, et par le cinéma en général, il s’agit presque d’un défaut ontologique de l’image animée : le spectateur s’ennuie à subir de longues tirades verbeuses, et il faut du génie pour réussir à allier virtuosité cinématographique et dialogues de valeur. Les canons de Navarone offrent bien cette opposition entre un film efficace visuellement et scénaristiquement et un livre de bien meilleure qualité.

Le parti-pris de l’auteur (qu’il semble avoir fait pour plusieurs de ses livres) est de choisir un groupe humain limité et de focaliser toute l’attention sur ces quelques personnages. Il faut dire que cela correspond bien au sujet choisi : une action de commando pour détruire deux gigantesques canons installés dans une position inaccessible, une sorte de mission-suicide pour sauver la vie de la population entière d’une île qui doit être bombardée par ces canons monstrueux. Le lecteur qui n’aurait jamais eu connaissance du film se douterait quand même que la mission ne peut pas échouer, sinon cela signifierait la mort de tous les héros du livre. On connaît donc, d’une certaine manière, le dénouement dès le début du livre. Et c’est tout le talent d’Alistair Mac Lean de nous passionner totalement malgré ce manque de suspens.

On peut mesurer l’influence du modèle cinématographique sur la construction dramatique de ce récit. En effet, le nombre réduit de personnages correspond aux choix habituels des films de guerre (citons seulement Les douze salopards ou La grande évasion), car il offre la répartition des premiers et seconds rôles. Le commando des Alliés envoyé pour cette mission de l’impossible comprend cinq soldats, aux origines et histoires variées, que nous suivons tout au long de l’histoire. S’y ajoutent deux personnages grecs trouvés sur l’île de Navarone. Ce sont donc sept personnages qui monopolisent notre attention, auxquels il faut ajouter les seconds rôles des officiers allemands. Et dans cette petite dizaine d’hommes – il n’y a aucune femme dans le livre, à la différence du film – se trouvent des types humains rencontrés dans les tragédies classiques : le héros absolu, le râleur héroïque, le couard métamorphosé en véritable héros, les hommes de devoir et, bien sûr, le traître.

L’auteur a du métier et sait comment distiller les détails et tirades touchant chacun des personnages, sans que cela ne soit bavard ou prétentieux. Il nous épargne  les longues considérations psychologiques tout en brossant par touches successives les portraits des protagonistes, à la fois par ce qu’ils disent, pensent et font. Citons simplement deux exemples : le chef du commando, le capitaine Mallory est un alpiniste de renommée mondiale et un chef de commando expérimenté. Il offre peu de prise au doute, mais juste assez quand même pour ne pas être un Schwartzenegger. Il casse la cuirasse à plusieurs reprises, dans des circonstances graves.  Et notamment à propos du Lieutenant Stevens, un autre alpiniste de valeur, mais issu de la high society britannique et qui est, au début de l’aventure, littéralement paralysé par la peur, et surtout la peur d’avoir peur ! Il est celui qui mourra, car il en faut au moins un pour éviter l’invraisemblance trop manifeste. Mais, il mourra en héros, en sacrifiant sa vie (déjà perdue, car il était blessé à mort) pour sauver ses camarades dans leur fuite.  Ces deux personnages, nous pourrions les identifier chez Corneille ou Racine, ils sont très présents aussi au cinéma, ce sont des archétypes. Mais ils fonctionnent parfaitement dans cette histoire. Pour en finir avec les personnages, citons un court extrait, où Andrea, un grec du commando est décrit par l’auteur :

« Andrea ne tuait ni par vengeance, ni par haine, ni par nationalisme, ni en vertu d’aucun des autres « ismes » dont les ambitieux, les imbéciles et les gredins se servent pour attirer sur le champ de bataille et justifier le massacre de millions d’hommes trop jeunes et trop ignorants pour comprendre l’affreuse inutilité de la guerre. Andrea tuait simplement afin que des hommes meilleurs puissent vivre. » p. 81.

Et, quand même, encore cette citation, sur le courage et la peur :

 « Il n’y a pas d’hommes courageux et d’hommes poltrons dans le monde, mon fils. Tous les hommes ont du courage et nous avons tous peur. Celui que le monde déclare courageux connaît lui aussi la peur ; seulement, il est courageux cinq minutes de plus que les autres. Parfois, dix minutes ou vingt, ou le temps qu’il faut à un homme malade, blessé ou effrayé pour escalader une falaise. » p. 153

Ces mots sont encore dans la bouche d’Andrea, l’archétype du héros absolu. On peut discuter ces phrases, mais on ne peu les ignorer ou les rejeter en bloc.

Il serait donc injuste de considérer ce livre d’aventure comme une simple distraction ; il pousse à penser, notamment sur le bien et le mal, sur la peur et le courage, sur la violence et son usage, sur le prix d’une vie, etc.

Mais ces idées sont délicatement distillées au long d’un récit marqué par un suspense haletant dont la pression ne se relâche jamais. C’est pour cela que je l’ai lu aussi vite ; je n’avais pas envie de le lâcher, alors même que je connaissais la fin. Certains ne retiendront que cela de leur lecture, et c’est leur droit absolu : ils auront passé quelques bonnes heures de lecture. D’autres iront plus loin et garderont le souvenir d’un livre qui captive et fait réfléchir en même temps, et je crois qu’ils auront raison. Dans tous les cas, je recommande cette lecture.

Pour clore ce petit compte-rendu, il faut dire que le livre n’est plus édité actuellement, il fait partie de la grande masse des ouvrages que l’on a déclaré obsolètes. Mais il se trouve partout sur le net, en occasion, à des prix très bas. On peut même le trouver gratuitement dans certaines boîtes à livres !

Et si vous allez en vacances en Grèce et « faîtes les îles », comme des millions de touristes chaque année, rappelez-vous que l’île de Navarone n’existe pas !

PS : Avant de clore cette critique, j’ai voulu revoir le film, en ayant lu le livre. Quelle déception ! En effet, ce que j’ai vu est conforme à l’avis de Baroncelli cité plus haut : l’adaptation est une vraie trahison, qui a laissé de côté toute dimension humaine et psychologique. De plus, il y a d’importantes modifications de personnages : le remplacement des deux maquisards grecs de l’île par deux femmes, ce qui laisse la place à des allusions sentimentales totalement absentes du livres, qui est une histoire d’hommes. Quant à l’aventure elle-même, elle a subi des transformations qui lui ôtent une grande part de la vraisemblance du récit écrit. Mon conseil est donc : après avoir lu le livre, visionnez le film (lien ici : https://m.ok.ru/dk;jsessionid=96916fba2a89b81da5f0206fd3de43e6995e137217a3109d.b6bdc890?st.cmd=movieLayer&st.discType=MOVIE&st.mvId=1918193830649&st.dla=on&st.plog=-1%3B-1%3B0%3B&st.frwd=off&st.discId=1918193830649&st.page=1&st.unrd=off&_prevCmd=movieLayer&tkn=364&__dp=y )  et vous pourrez vérifier ce que je dis ; vous n’en apprécierez que plus le roman.

Jean-Michel Dauriac – Mai 2025.

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