Skip to content →

Catégorie : les livres: littérature

Terres promises de Milena Agus

Liana Levi, 2018 – 15 €

Voici l’exemple même du livre acheté sans aucune préméditation, l’achat spontané. Le livre était présenté sur le comptoir des nouveautés, le titre me plaisait et la quatrième de couverture était assez attirante dans son propos. Je l’ai donc acquis, puis laissé dormir plus de deux ans sur la pile des bouquins à lire, pile où il avait fini par descendre sous le poids des nouveautés. Pourquoi, à un moment donné, a-t-on envie de lire ce livre jusque alors délaissé ? Sans doute une question étrange de feeling…

Ce court roman italien est écrit dans un style tout à fait simple, qui m’a fait penser à la prose d’Erri de Luca. Il y a d’évidentes parentés. La phrase est courte, jamais frappée d’embonpoint. C’est le récit qui prime. Ici le récit est une histoire familiale dont les personnages principaux sont des femmes. Les hommes sont assez falots et peu à leur avantage. Le cadrage est fait sur une mère et sa fille ; la mère s’appelle Ester et la fille Felicita. Les pages consacrées à Ester (le début du livre) nous montrent une jeune fille de la campagne qui veut absolument fuir son village et, au-delà son île de Sardaigne. Elle est définie par la question qu’elle pose : « Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? » Elle finira par partir de son île après avoir épousé Rafaelle, un garçon du village, parti travailler à Gênes. Tous deux s’installent dans le grand port Ligure. Mais très vite Ester déteste cette vie, car elle doit cohabiter : ils n’ont pas les moyens de louer un appartement. Ce n’est qu’après avoir déménagé à Milan qu’ils accèderont à leur logement personnel. Mais Ester ne se fera jamais à la vie urbaine de la grande ville du nord, car elle a découvert que pou y vivre il faudrait être plus riche. Et elle rumine toujours sa phrase fétiche. Son rayon de soleil est sa fille unique, qu’elle a appelée Felicita en souvenir de son frère trop tôt disparu, Felix. L’auteur commence alors un tuilage entre la vie d’Ester et celle de Felicita, durant leur séjour milanais. Mais Ester veut revenir vivre au village, ce qu’elle finira d’obtenir de son mari, qui n’a pas de volonté propre. Revenue au village, Ester deviendra une parfaite matrone sarde, obsédée par le ménage et les apparences conformes aux meurs de la communauté. Elle disparait alors du cœur du récit pour laisser toute la place à Felicita.

L’écrivain italien Milena Agus

Felicita, c’est d’abord une enfant un peu ronde qui a du mal à se faire des amis à Milan, mais qui y réussit par sa gentillesse. Elle deviendra une adulte pleine d’attention aux autres. Le récit qui la concerne est tout à fait lumineux par rapport à la grisaille de celui consacrée à sa mère. Pourtant Felicia n’est pas épargnée par les malheurs de la vie. Même atteinte d’un cancer elle reste positive et ouverte à autrui. Et c’est ainsi qu’elle finira par trouver un homme qui l’aime vraiment pour ce qu’elle est. Mais l’auteur ne nous délivre de cette inquiétude que dans le dernier paragraphe, pour ne pas dire la dernière phrase.

Ce livre est une belle leçon de bonté, à travers un personnage très attachant. Il se lit avec avidité ; je ne suis pas certain du tout qu’il s’agisse de littérature destinée à passer à la postérité, seul le temps le dira, mais on passe un bon moment à lire ce livre et l’écrivain a incontestablement un style et une maîtrise de son art. Ce n’est déjà pas si mal.

J.M. Dauriac – Août 2021

Leave a Comment

Et moi je vis toujours – Jean d’Ormesson

(Folio) Gallimard, 2020

Jean d’O, comme l’appelaient ses amis, est mort en 2017. On en avait une image médiatique qu’il avait bien voulu aider à forger, celle d’un bel esprit superficiel, d’un séducteur au magnifique regard bleu. Lorsqu’on l’écoutait parler ou répondre à des interviews, c’était un feu d’artifice de mots d’esprit, d’expressions qui claquaient et de citations merveilleuses, qui trahissaient l’homme de haute culture derrière l’image de saltimbanque qui le protégeait de la qualité d’intellectuel. Rien n’est plus faux. Je ne résiste pas au plaisir de vous donner ci-après la notice biographique du site de l’Académie Française, où il fut un des plus jeunes admis.

« Né à Paris, le 16 juin 1925, d’une famille de conseillers d’État, de contrôleurs généraux des finances, d’ambassadeurs de France et de parlementaires, parmi lesquels un chancelier de France et un député à la Convention nationale.

Ancien élève de l’École normale supérieure. Agrégé de philosophie.

Études, voyages, amours. Essais et erreurs. Travaux et postes divers. Académies et distinctions.

Grand prix du roman de l’Académie française pour La Gloire de l‘Empire, 1971.

Directeur général du Figaro (1974-1977).

Secrétaire général, puis Président du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines à l’UNESCO.

Élu à l‘Académie française, le 18 octobre 1973, au fauteuil de Jules Romains (12e fauteuil).

Mort le 5 décembre 2017 à Neuilly-sur-Seine. »

Comme on peut le voir, le dilettante avait quand même un très beau CV et une carrière de haute volée dans le secteur culturel. Malheureusement pour lui il fut directeur du Figaro au moment de la fin de la guerre du Vietnam et cela lui a valu une chanson assassine de Jean Ferrat, « Un air de liberté », (en réponse à un de ses éditoriaux),  dont voici le texte :

« Les guerres du mensonge les guerres coloniales
C’est vous et vos pareils qui en êtes tuteurs
Quand vous les approuviez à longueur de journal
Votre plume signait trente années de malheur


La terre n’aime pas le sang ni les ordures
Agrippa d’Aubigné le disait en son temps
Votre cause déjà sentait la pourriture
Et c’est ce fumet-là que vous trouvez plaisant

[Refrain]
Ah monsieur d’Ormesson
Vous osez déclarer
Qu’un air de liberté
Flottait sur Saïgon
Avant que cette ville s’appelle Ville Ho-Chi-Minh

Allongés sur les rails nous arrêtions les trains
Pour vous et vos pareils nous étions la vermine
Sur qui vos policiers pouvaient taper sans frein
Mais les rues résonnaient de paix en Indochine

Nous disions que la guerre était perdue d’avance
Et cent mille Français allaient mourir en vain
Contre un peuple luttant pour son indépendance
Oui vous avez un peu de ce sang sur les mains

[Refrain]
Ah monsieur d’Ormesson
Vous osez déclarer
Qu’un air de liberté
Flottait sur Saïgon
Avant que cette ville s’appelle Ville Ho-Chi-Minh

Après trente ans de feu de souffrance et de larmes
Des millions d’hectares de terre défoliés
Un génocide vain perpétré au Viêt-Nam
Quand le canon se tait vous vous continuez

Mais regardez-vous donc un matin dans la glace
Patron du Figaro songez à Beaumarchais
Il saute de sa tombe en faisant la grimace
Les maîtres ont encore une âme de valet .»

Comme on le voit, Ferrat n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Et cela a fait du dégât dans la jeunesse de gauche : D’Ormesson a été catalogué comme un suppôt du fascisme. J’avoue avoir été une des victimes de cette chanson des années durant, jusqu’à ce que je me mette à vraiment écouter ou lire Jean d’O. Entre temps, j’avais évidemment bien compris que Ferrat s’était complètement planté sur ce sujet, comme des millions de communistes ou de compagnons de route du PC. Mais il reste toujours quelque chose de cela dans les gens de la génération Vietnam.

Bref, je suis convaincu qu’il y a eu sur la personne et l’œuvre de d’Ormesson un énorme malentendu. Le livre qu’il a écrit juste avant de mourir et que je chronique ici ne peut que contribuer à dissiper ce malentendu. Cet ouvrage est paru à titre posthume ; le titre pouvait laisser croire que d’Ormesson faisait une énième pirouette sur sa mort. Il n’en est rien.

Ce livre fait la preuve d’une immense érudition dans tous les domaines. C’est par ailleurs un objet littéraire non identifié. Ce n’est pas un livre d’histoire, bien qu’il ne parle que de ça, mais ce n’est pas plus un roman, car tout ce qui en fait la trame est attesté, ce n’est pas une chronique ou un pamphlet. C’est avant tout un immense hommage rendu à l’histoire de l’humanité et à son acteur principal, l’être humain. L’idée de base est de donner à vivre les épisodes que l’auteur a sélectionnée dans l’histoire du monde par les yeux d’un acteur du moment. Mais cet acteur s’avère rapidement n’en être pas un car il reste toujours en jeu, tout en changeant de personnage. Le procédé surprend au début, puis il finit par lasser au bout d’une petite centaine de pages. D’Ormesson s’en est rendu compte, car il change alors subrepticement de méthode : il introduit l’idée que son narrateur est l’Histoire elle-même. En réalité, même si le procédé n’est pas vraiment abouti, la magie du récit fonctionne. Car ce qu’il perd en clarté constructive, il le gagne en intensité et en culture. Le livre offre une ballade au fil des siècles, de la plus lointaine préhistoire des peintres rupestres à nos jours. Ce qui est un vrai plaisir réside dans les choix faits par l’auteur – c’est là que l’érudition intervient. Il nous promène de l’Asie à l’Afrique, de l’Amérique à l’Europe, bousculant parfois la chronologie par des sauts en avant et des retours en arrières qui ne relèvent pas de l’arbitraire mais de la logique même de ce qu’il nous présente. Dire quels sont les personnages que l’on croise reviendrait à établir une liste interminable de noms, aussi bien des premiers rôles que des seconds couteaux. Mais l’on sent bien que Jean d’O a ses chouchous dans ce vaste panorama : ils se nomment Alexandre le Grand, Jules César, Thomas d’Aquin, Napoléon ou de Gaulle. On lit ces pages comme des enfants revivant l’histoire de France et du monde. Les chapitres sur les maîtres français du grand XVIIème siècle (1610-1715 selon sa chronologie) sont absolument remarquables. Bien sûr, l’auteur, en romancier chevronné brode un peu ou beaucoup, selon les cas. Mais la trame reste toujours strictement authentique. Le tour de force est réussi, malgré cette petite faiblesse du procédé initial.

Mais il y a une autre dimension à ce livre. Quand on avance dans sa lecture, on comprend qu’il est aussi une sorte de testament littéraire et philosophique. D’Ormesson a choisi de refermer son œuvre par un tableau de tous ceux qu’il a aimés passionnément sa vie durant. Il faut lire les pages consacrés à Saint-Simon ou à Corneille pour comprendre cet amour. La mort ne peut rien contre cette trame humaine qui avance sans cesse. C’est alors que le titre prend tout son sens. La Fontaine, Platon, Hugo ou Rousseau sont morts mais ils vivent encore, tant que vivent les hommes et se poursuit l’histoire. Ce que veut nous dire l’auteur, c’est qu’il sait où est sa place : il mourra aussi, mais l’histoire des hommes continuera de vivre. Il nous épargne les discours métaphysiques ou religieux ; le chapitre le plus court, l’avant dernier, est titré « Seul Dieu, peut-être ?… » et dit en quelques phrases qu’il est impossible de parler de Dieu : c’est ce que disent tous les bons théologiens juifs ou chrétiens. Après quoi ils écrivent des traités entiers pour décrire ce Dieu dont on ne peut ni ne doit parler.

Dans un dernier chapitre très court, l’auteur, confirme que ce qu’il a décrit est tout simplement l’histoire, avec ses noblesses et ses bassesses. Il termine par un petit pied de nez sur sa tentative présente et sur la modestie de son livre. Et il tire sa révérence.

Celui qui a écrit ce livre était un homme du XVIIIème siècle égaré au XXème. Il a toujours su s’abriter derrière un masque superficiel, comme les grands clowns cachaient derrière le fard de l’Auguste leur mélancolie personnelle. Jean d’Ormesson est parti, et pourtant il vit encore par ses œuvres qui ont fini par constituer une œuvre. Celle-ci trouvera-t-elle sa place dans la grande littérature de son siècle ? Beaucoup lui ont refusé par avance cette place. Bien malin en fait qui peut aujourd’hui le dire. D’Ormesson n’est certes ni Aragon ni Céline, mais heureusement pour lui il n’est pas non plus Duras ou Angot. Il y a sans doute place dans le panthéon des écrivain du très noir XXème siècle pour une écriture légère qui dit des choses profondes.

J.M. Dauriac – Août 2021

Leave a Comment

Balzac et la Petite Tailleuse chinoise – Dai Sijie

Folio 2009 (2000 pour la première édition Gallimard)

Ayant lu L’Evangile selon Yong Sheng récemment, je me suis souvenu avoir trouvé ce roman dans une bouquinerie et l’avoir rangé dans ma bibliothèque sans le lire. Impressionné par le livre cité, j’ai donc décidé de lire ce premier roman qui a rendu son auteur célèbre en France. Et je me suis rendu compte que j’avais fait le chemin à l’envers !

En effet, tous les thèmes qui sont développés dans l’Evangile.. sont présents dans ce roman et ont été repris et amplifiés dans le second. En premier lieu, bien entendu, le contexte historique, celui de la Chine maoïste. Dans ce livre le cadre historique est plus resserré, puisqu’il s’agit de la Révolution Culturelle et de l’envoi en « rééducation «  de tout ce qui était « intellectuel », car potentiellement antirévolutionnaire. D’un point de vue historique, ce livre vous en dira bien plus que n’importe quel livre d’histoire de la chine communiste ; car ici le moment est incarné par deux jeunes gens issus des milieux intellectuels de la ville, l’un fils de chirurgien-dentiste et l’autre de deux médecins spécialisés. Donc des « ennemis du peuple ». L’auteur réussit fort bien à nous faire ressentir à la fois la terreur de cette époque et son absurdité totale. Le pouvoir est alors aux Gardes Rouges, des ignares fanatisés qui prônent l’inculture comme vertu révolutionnaire et font du Petit Livre Rouge le summum de la pensée. Les deux jeunes hommes sont des lycéens ordinaires, pas du tout des intellectuels, mais ils sont nés dans les mauvaises familles. Les voilà donc exilés dans une région montagneuse marginale, la Montagne du « Phénix du Ciel ». Ils sont accueillis et enrôlé dans un village de paysans à la botte d’un chef stupide et soumis aux ordres. Le roman nous raconte leur vie quotidienne, faite de mesquinerie, de bêtise et de moments réjouissants de raillerie. Leur arrivée au village et la scène où le chef découvre le violon d’un des deux jeunes est proprement hilarante. Leur ruse pour aller au chef-lieu voir des films qu’ils doivent ensuite raconter in extenso au chef et aux villageois est un grand moment de burlesque. Mais ce livre n’est pas un énième témoignage romancé sur la Révolution Culturelle.

Il s’agit en réalité d’un livre sur le pouvoir émancipateur et formateur de la littérature. Les héros de ce roman réjouissant s’appellent Balzac, Flaubert, Hugo, Zola ou Romain Rolland et le lieu majeur du livre est une valise où sont cachés ces livres interdits qu’un relégué a amené en douce pour les sauver de la destruction dans la maison parentale. Ce personnage est appelé le Binoclard et propose un réjouissant second rôle littéraire. A côté du Binoclard, le personnage qui donne son titre au livre est une magnifique jeune fille villageoise, fille d’un tailleur et totalement inculte. Toute l’intrigue consiste dans l’évolution des rapports entre les deux jeunes hommes et la jeune fille – il y a bien sûr une histoire d’amour ! – et du rôle que les livres et la valise vont tenir dans ce triangle. Pas question ici de vous raconter l’intrigue. Il suffit de dire que l’éducation littéraire que les deux jeunes hommes donnent à la Petite Tailleuse va réussir au-delà de toute espérance et, finalement, se retourner contre eux.

Voici la dernière phrase du livre, dont je vous laisse le plaisir de découvrir dans quelles circonstances elle a été écrite :

  • « Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose : la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix. » (p. 229).

On ne lit pas ce livre, on le dévore : je l’ai lu en deux nuits et n’ai pas pu le lâcher avant cette dernière phrase. Et maintenant encore, la Petite Tailleuse hante parfois mon esprit : le personnage est sorti des pages du livre et vit sa propre existence dans ma tête, récompense suprême pour l’auteur.

Jean-Michel Dauriac – Août 2021 –

One Comment