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Catégorie : les livres: essais

Sur la souffrance

Pierre Teilhard de Chardin

L’homme ordinaire du XXIe siècle n’imagine pas la notoriété (je préfère ce terme à « popularité » qui ne serait pas vraiment juste) de « Teilhard », comme on l’appelait alors. Ce jésuite (1881-1955) a été un intellectuel de tout premier ordre et un scientifique de renommée mondiale. Il a laissé une œuvre très riche qui associe réflexion philosophique et spirituelle et rigueur scientifique du botaniste et paléontologue qu’il était. Ses idées, extrêmement novatrices pour l’époque, lui ont valu des démêlées avec l’Eglise, qui lui a interdit, dès 1922, de publier des ouvrages religieux ou théologiques, le cantonnant ainsi à un rôle de savant. Ses grands écrits dans leur continuité n’ont pu être publiés qu’après sa mort et forment un corpus d’une grande richesse. Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur de cette note à l’article de Wikipédia sur le personnage (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Teilhard_de_Chardin) , lequel est très bien fait, malgré des répétitions internes. Or, c’est une grave erreur d’oublier qu’il fut d’abord un prêtre et un croyant et qu’il n’a jamais failli à ses vœux, obéissant aux injonctions de l’Eglise et de sa hiérarchie. Le petit recueil que je chronique aujourd’hui peut utilement servir à remettre en avant sa foi et son espérance. Il est tout à fait possible de désapprouver ses choix et affirmations doctrinales et scientifiques[1] et trouver en lui un frère fidèle et qui peut nous encourager.

Ce recueil est une compilation sélective faite dans les divers écrits du père Teilhard. Le titre et le choix ne sont donc pas son œuvre et nul ne sait s’il les aurait approuvés. Mais, pour le lecteur attentif, ce petit livre est une très belle chose. La rédaction de ces écrits s’étale de 1916 à 1950, preuve d’une réflexion constante sur ce thème. La souffrance est un sujet profondément chrétien ; je dirais même, profondément christique. Aucun croyant sincère en peut éviter de le rencontrer et d‘y réfléchir, soit parce qu’il en est atteint dans son propre corps, soit parce des proches souffrent, soit parce qu’il est conscient que le Christ lui a donné une grande place dans sa vie et sa parole.

Levons d’emblée toute ambiguïté : à aucun moment, Teilhard de Chardin ne fait l’apologie de la souffrance et encourage au dolorisme ! Son propos est d’une hauteur spirituelle bien plus grande. Il cherche à travers la souffrance à « penser la mort » en chrétien. Et il y parvient fort bien. La lecture achevée, nous avons été amenés à nous familiariser avec cette réalité ultime et à relier avec elle une manière de vivre la souffrance qui peut la sublimer, faute, bien sûr, de la supprimer.  Je donnerai ci-dessous quelques courts extraits significatifs et éclairants.

« La douleur, le chrétien la sent comme les autres. Comme les autres, il doit s’efforcer de la diminuer et de l’adoucir, non seulement par des prières suppliantes, mais par les efforts d’une Science industrieuse et sûre d’elle-même. Mais, l’heure venue où elle s’impose, il l’utilise. Par une merveilleuse compensation, le mal physique, humblement supporté, consume le mal moral. Suivant des lois psychologiques définissables, il épure l’âme, l’aiguillonne et la détache. Enfin, à la manière d’un sacrement, il opère une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant. » (P. 12.)

Petit texte, mais très riche en contenu et, bien sûr, objet de débat. Pour Teilhard, pas question de laisser croire au chrétien qu’il serait exempté de la souffrance ou qu’elle lui serait amenuisée. C’est bien à un autre niveau qu’il faut la considérer. La médecine a une mission de soulagement ou de délivrance. Quand elle n’y parvient pas, que faire de la douleur ? La maudire, se laisser briser par elle ou l’utiliser ? C’est ce troisième choix que propose le jésuite. Il voit dans le combat contre la douleur physique une arme contre le mal moral. Comprenons bien ce qu’il avance : il ne s’agit pas de gagner des « points de purgatoire » en supportant sa douleur ! Il n’e parle pas d’un retour des Indulgences. Il ne parle pas d’un dolorisme déguisé qui appellerait le souffrant à subir pour plaire à Dieu. Il parle d’un chemin de purification dont le terme est « une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant ». Ceci est tout à fait conforme à la théologie du Nouveau Testament, exprimée à la fois par Paul et Pierre dans leurs épîtres. Je regrette juste la formule « à la manière d’un sacrement », qui vient rappeler la vision catholique du ministère pastoral, à laquelle je ne puis adhérer, Bible à l’appui. Ce que met en avant l’auteur est une application consciente d’une mystique néotestamentaire qui peut utiliser à salut la douleur.

Après la douleur humaine, la mort est la deuxième grande source de souffrances. La mort d’un proche, d’un conjoint, d’un enfant d’un ami, chaque décès est douleur, plus ou moins violente, forte et durable. Certains d’entre nous ne guérissent jamais d’un deuil. Beaucoup préféreraient souffrir tout le reste de leur vie que de perdre un être aimé. Il est donc légitime de traiter de la mort dans des textes sur la souffrance. Ce thème est d’ailleurs entrelacé avec celui de la souffrance physique (et morale) dans plusieurs extraits du livre.

« S’unir, c’est, dans tous les cas, émigrer et mourir partiellement en ce qu’on aime. Mais si, comme nous en sommes persuadés, cette annihilation en l’Autre doit être d’autant plus complète que l’on s’attache à un plus grand que soi, quel ne doit pas être l’arrachement requis pour notre passage en Dieu ? – Sans doute, la destruction progressive de notre égoïsme par l’élargissement ((automatique » des perspectives humaines, jointe à la spiritualisation graduelle de nos goûts et de nos ambitions sous l’action de certains déboires, – sont des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. Cependant, l’effet de ce premier détachement n’est encore que de porter aux dernières limites de nous-mêmes le centre de notre personnalité. Arrivés en ce point extrême, nous pouvons avoir l’impression de nous posséder au suprême degré – plus libres et plus actifs que jamais. Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. Il faut faire un pas de plus celui qui nous fera perdre pied à tout nous-mêmes – « Ilium oportet crescere, me autem minui ». Nous ne nous sommes pas encore perdus. – Quel va être l’agent de cette définitive transformation ? La Mort, précisément.

En soi, la Mort est une incurable faiblesse des êtres corporels, compliquée, dans notre Monde, par l’influence d’une chute originelle. Elle est le type et le résumé de ces diminutions contre lesquelles il nous faut lutter sans pouvoir attendre du combat une victoire personnelle directe et immédiate. Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. Dieu doit, en quelque manière, afin de pénétrer définitivement en nous, nous creuser, nous évider, se faire une place. Il lui faut, pour nous assimiler en Lui, nous remanier, nous refondre, briser les molécules de notre être. La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. Et ainsi son néfaste pouvoir de décomposer et de dissoudre se trouvera capté pour la plus sublime des opérations de la Vie. Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » (P. 82-85.)

Les deux paragraphes de ce texte établissent une progression face à la mort. Dans le premier, il s’agit de la mort spirituelle. Ce principe est illustré par la citation en latin d’une parole de Jésus :

Jean 3:30 « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Cette mort spirituelle à nous-mêmes est fort bien illustrée par Paul dans ses épîtres, notamment celle aux Colossiens. Les termes qu’emploie Teilhard sont directement ceux de la démarche mystique, car c’est bien de cela qu’il s’agit, « … des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. » Mais ce stade n’est qu’une première étape, même s’il est poussé à l’extrême. Ce que l’auteur exprime ainsi :  « Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. » Il pose donc le principe d’une étape décisive d’entrée dans la communion spirituelle au Christ. Ce pas de plus est sans retour, c’est l’abandon total de soi.

Le second paragraphe traite de la Mort, comme fin physique de l’humain. Elle est, dit l’auteur, la somme des diminutions progressives que font vieillesse et maladie en nous. Et là s’opère le grand retournement mystique que seule la foi peut saisir dans toute sa dimension : « Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. » C’est la reprise du « Oh ! Mort, où est ta victoire » de l’apôtre Paul. La Mort, pour le chrétien, c’est l’entrée dans la vie complète du Christ. Nous touchons le point de basculement du raisonnable humain, le seuil quel’homme naturel ne peut franchir sans l’appel de la Grâce. « La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. » Je comprends bien ce que ces propos ont de scandaleux, d’incongru et de stupide pour l’intellectuel du XXIe siècle (comme pour le grand patricien romain du Ier siècle, hier !). Nous ne pouvons rien démontrer. Nous pouvons seulement montrer nos en exemple quand vient l’heure finale. Il faut bien user ici du mot « mystère », au sens théologique et non magique et sensationnel. L’achèvement du processus est proprement incroyable et, pourtant, c’est ce que nous croyons : « Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » Le coeur de la foi est dans ce mystère que le Christ a éclairé pour nous, par sa mort et sa résurrection.

Il me semble que ces extraits sont à même de prouver que le père Teilhard de Chardin était véritablement un homme de foi et un mystique. L’Eglise a donc bien erré quand elle l’a interdit de toute production théologique. L’homme de science n’avait nullement tué l’homme de foi. Que le caractère novateur de sa démarche ait pu effrayer l’Eglise, on peut le comprendre. Mais la peur n’est pas un sentiment chrétien. Le Christ, s’adressant à ses disciples apeurés lors de la tempête sur le lac de Tibériade, leur dit : « N’ayez pas peur, c’est moi[2] ! » Il nous dit de même en parlant de la Mort.

Vous l’avez bien compris, ce petit livre (petit format et petite pagination) est un petit trésor qui pourra servir de livre-ressource régulièrement. Il est à nouveau édité et disponible chez les libraires (https://www.amazon.fr/Sur-souffrance-Pierre-teilhard-chardin/dp/202023971X) .

Jean-Michel Dauriac – Ascension 2024 – Les Bordes


[1] L’Eglise, à la fin du XXe siècle, par la bouche et l’écrit de Jean-Paul II et Benoît XVI l’a réhabilité ; le pape François le cite dans une de ses encycliques les plus lues, Laudato Si. Comme souvent pour les grands esprits, Teilhard a eu le tort d’avoir raison trop tôt !

[2] Marc 6 :50.

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Comment ça va pas ? Conversation après le 7 octobre

Comment ça va pas ?

Delphine Horvilleur, Paris, Grasset, 2024, 155 pages, 16€.

Je suis les publications de Delphine Horvilleur avec attention, depuis son premier livre, En tenue d’Eve, chroniqué sur mon site, en son temps. Cette jeune femme, deuxième de son sexe à être rabbin en France, possède un réel talent littéraire, en sus de sa qualité de réflexion qui modernise la démarche talmudique sans la renier. Ses livres sont en général assez courts, mais denses par leur contenu[1]. Celui-ci n’échappe pas à cette règle. C’est un livre de circonstance, comme l’indique son sous-titre.

Le 7 octobre 2023 restera pour tous les juifs du monde l’équivalent des attentats du World Trade Center pour les Américains : un traumatisme majeur de la nation. Le Hamas, groupe armé terroriste palestinien attaque par surprise et en usant de drones et de moyens inattendus Israël, dans la zone contigüe à la Bande de Gaza, tuant environ 1200 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards et soldats, sans distinction et avec une sauvagerie bestiale. Un énorme crime contre l’humanité, que rien en saurait ni excuser, ni justifier, ni comprendre. Comme cela était inévitable (et prévu par le Hamas), Israël réplique aussitôt et démarre une véritable guerre conventionnelle contre le Hamas, à Gaza, avec la population civile prise en étau entre les deux forces. Au moment où j’écris ces lignes, la guerre n’est pas achevée, elle a fait au moins 25 000 morts palestiniens. Consécutivement à ces faits, les réactions dans le monde entier ont été de l’indignation et une condamnation quasi unanime du Hamas (et des excès de la réplique israélienne). Mais ce fut aussi, hélas, l’occasion de voir resurgir de sa tanière la bête immonde, l’antisémitisme. C’est, à proprement parler, le sujet unique de ce livre.

Mais Delphine Horvilleur a trop de talent pour écrire un pamphlet qui fustigerait ces racistes particuliers. Son propos, s’il un sujet unique, va prendre des formes très diverses et emprunter des chemins surprenants, parfois. Elle a choisi de faire de chacun des XI chapitres de son livre une conversation. L’interlocuteur (ou les interlocuteurs) changent à chaque fois. Pour corser la chose, ce sont des conversations sans dialogues, ou alors seulement au passage.

Qu’est-ce qu’une conversation ? C’est un échange poli entre deux personnes capables de s’écouter, l’équivalent d’un dialogue, mais qui peut être élargi à plus de deux intervenants. C’est bien ce que nous livre ici Delphine Horvilleur. Avec chacun de ses interlocuteurs, elle échange librement, usant parfois du dialogue direct, le plus souvent dans un style indirect qui permet plus de développement. Bien entendu, ces conversations sont fictives, elles n’ont jamais eu lieu en tant que telle, ce qui paraît évident quand c’est avec ses grands-parents disparus, mais moins avec ses enfants. Le procédé est astucieux, il permet une souplesse de traitement et des chapitres très différents. Mais, comme je l’ai déjà dit, le sujet central reste toujours le retour de l’antisémitisme.

Certaines conversations sont strictement intimes, comme Conversation avec ma douleur ou Conversation avec la paranoïa juive. D’autres se cadrent sur le cercle familial, comme Conversation avec mes grands-parents ou Conversation avec mes enfants. Certaines sont liées à la situation, comme Conversation avec Israël, ou à la religion juive, comme Conversation avec le Messie. Enfin, d’autres sont beaucoup plus surprenantes, telles Conversation avec Claude François, Conversation avec les antiracistes ou Conversation avec Rose. Enfin il y a cette belle Conversation avec ceux qui me font du bien. J’ai fait avec ce livre quelque chose que je ne fais pratiquement jamais : je l’ai lu deux fois à la suite. Pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose d’important. La première lecture m’avait beaucoup plu, mais j’avais l’impression d’avoir lu trop vite, alors j’ai recommencé.

Loin de moi l’idée de vous livrer le contenu du livre, il faut absolument l’acheter et le lire, toutes affaires cessantes. D’abord parce que c’est très bien écrit, ensuite par la richesse et l’humour de son contenu. Il y a de sacrées inégalités dans la vie terrestre. Prenez Delphine Horvilleur. Voici une jeune femme qui est très belle (gardez, comme moi la photographie du bandeau de promotion elle y est magnifique !) – doit-on encore le dire sans être accusé de viol par les tenants malades du wokisme ? -, qui est d’une intelligence évidente, maniant un redoutable humour juif et français à la fois et qui, de surcroît, écrit fort bien. À côté de quoi, beaucoup vont se sentir lésés par le Créateur. Pourquoi ce livre est-il si beau ?

Parce que, comme Vivre avec nos morts, il ne cache pas le réel derrière un écran littéraire. Il va planter la lame au cœur du malaise, ici la haine des juifs. Et l’auteur nous oblige à aller au-delà de notre excuse traditionnelle : « bien sûr en France il y des antisémites, mais c’est une minorité… ». Ces formulations sont effectivement une manière d’éluder par la minorité un problème très gênant.

Son malaise nait de la résurgence quasi immédiate de l’antisémitisme après l’attaque du Hamas, le 7 octobre. En France, on sait que LFI (La France Insoumise) et une partie de la NUPES ont osé qualifier cet acte monstrueux d’acte de résistance. Dès lors, la bête immonde va sortir de son antre , sous le nom substitutif d’antisionisme, qui est devenu le terme chic des antisémites d’aujourd’hui . Du coup, le véritable opposant au sionisme, mais philosémite ne peut plus user de ce terme et se trouve donc en porte-à-faux. Delphine Horvilleur revient à plusieurs reprises sur le choc que ce brutal retour provoque chez les gens de sa génération. Mais elle convoque alors sa grand-mère, qu’elle fait parler avec un impayable accent yiddish, et qui lui explique que cela ne passera jamais. À partir du moment où tout le monde savait qu’Israël allait réagir vigoureusement – le Hamas aussi, qui a choisi délibérément de sacrifier des milliers de Palestiniens innocents pour en faire de martyrs et mettre l’opinion de son côté – et l’ a effectivement fait, le déferlement de haine raciste n’a pas eu besoin de se camoufler. Le diagnostic que fait D. Horvilleur au fil des pages est très lucide : elle montre que l’on peut, au nom de cette passion triste, reprocher tout et son contraire aux Juifs, cela importe peu, puisque la raison n’a rien à voir ici. Je laisse le lecteur découvrir son argumentation, qui est tout sauf didactique. Elle a, sur l’antisémitisme cette formule magnifique de vérité :

« On sait que le judaïsme ça s’attrape par la mère et  l’antisémitisme par l’amer… » (p.59)

Il n’y a pas d’explication logique à la haine séculaire des Juifs, surtout dans notre pays. Nous avons voulu croire, en effet, qu’il n’y avait plus de place pour ce racisme particulier après la Shoah. C’était trop faire confiance à la raison et à l’intelligence et ignorer la force de la haine primale. Depuis des décennies, l’immigration musulmane a transposé chez nous le conflit israélo-palestinien, opposant des Français entre eux et empêchant la cohabitation paisible des nouveaux arrivants avec les anciens. Ce n’est pas l’échec de la République, c’est la défaite de la pensée, de l’éducation de l’intelligence et de la fraternité. L’auteure a cette définition indirecte de l’antisémitisme :

« Reste que sa vraie force, la puissance intemporelle de l’antisémitisme tient, en réalité, à sa capacité mutante, une plasticité fondamentale qui lui permet de s’adapter mieux que personne à ce que chaque temps de l’Histoire propose. » (p.93)

On l’a vu avec le glissement pervers de l’antisémitisme classique à l’antisionisme détourné. Quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas, le juif sera toujours l’ennemi, le responsable de tous les malheurs, le grand manipulateur du monde. Fait insupportable à l’intelligence humaine.

Mais il serait faux de laisser croire que tout l’ouvrage parle directement de l’antisémitisme. En bonne talmudiste, Delphine Horvilleur nous promène de lien en lien dans des domaines qui semblent n’avoir aucun lien entre eux et qui, pourtant, s’avèrent se compléter. Ainsi, quel rapport peut-il y avoir, a priori, entre la théorie du « crochet renversant » en langue hébraïque et Claude François ou Anne Sylvestre ? Eh bien, vous le découvrirez dans les chapitres  IV et VIII. Qui est Rose et que vient-elle faire ici ? Voir au chapitre VI.

Le dernier chapitre est titré Conversation avec le Messie. Cela n’a pas manqué de m’interpeler. Évidemment il s’agit du Messie juif et pas de celui des chrétiens, qui est déjà venu et que nous connaissons sous le nom de Jésus-Christ. Madame le rabbin lève un peu du voile théologique sur la messianité en religion juive. Mais, toujours avec le même humour, elle juxtapose deux propos très différents sur le sujet :

« Je ne sais d’où viendra le Messie et s’il a la moindre raison de venir. Il me semble qu’il ne sera ni ministre, ni général ni stratège, mais peut-être poète ou exégète, un homme ou une femme qui sait écouter les mots, jouer avec eux, et reconstruire ainsi un autre monde. » (p. 149)

Mine de rien, ces paroles sont très provocatrices et pourtant tellement inscrites dans le judaïsme. Bien sûr, que le Messie soit une femme a de quoi faire bouillir un juif traditionnel, mais il est aussi dérangeant qu’il puisse être poète. Mais, comme elle le dit, ce n’est que son sentiment.  Quelques pages avant celle-ci, elle citait Kafka :

« Franz Kafka, dont le nom ne décrit pas trop mal ce que nous vivons aujourd’hui, l’avait bien compris. Il disait : « Le Messie viendra le lendemain du jour de sa venue. » En clair, il était convaincu que le Sauveur n’arriverait que lorsqu’on n’aurait plus besoin de lui. » (p.145)

Alors, ami lecteur, comme dans toute démarche talmudique, tu as là des points de vue divergents. Aucun ne prétend être LA vérité. Il faut oser se faire sa propre opinion, accepter l’inconfort de la pensée libre. Voici un des grands charmes de ce livre, qui a été si difficile à écrire pour son auteure, mais qui est si plaisent à lire pour nous.

« J’ai bien compris depuis des semaines combien cette conversation était difficile : celle que je tente de mener avec le monde, et celle qui a lieu dans ma tête et dont ce livre cherche à témoigner. » (p. 146)

Les chefs-d’œuvre ne naissent jamais aisément ; on en accouche dans la douleur, payant chaque phrase de sa sueur et de sa crainte. Mais, chère Delphine (souffrez qu’un goy use de votre prénom), vous avez réussi à faire passer formidablement cette difficulté et à la rendre palpitante. Ah ! ces Juifs, ils sont quand même forts !

Jean-Michel Dauriac – Avril 2024


[1] Voir aussi https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=695 sur Vivre avec nos morts.

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Génération farniente – Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail

Pascal Perri – L’Archipel éditions – Paris, 2023, 250 pages.

Lors de sa sortie, le titre m’avait accroché, un petit billet critique m’avait dévoilé un peu du sujet ; Bref, ce livre pouvait s’avérer intéressant. Puis un ami m’a proposé de me le prêter, car il voulait savoir ce que j’en pensais. Mission accomplie.

Le sujet est effectivement un vrai sujet social (et économique) que nous avons tous, à un moment ou à un autre, avec nos propres mots, rencontré et discuté. Que se passe-t-il, dans notre pays, entre le peuple français et le travail ? Le titre est un brin provocateur mais, en réalité pas tellement. De l’auteur je ne savais rien et ce qu’en dit la quatrième de couverture ne m’a guère aidé : un chroniqueur économique sur LCI et au journal Les échos. Donc, un auteur acquis à la vulgate libérale, sinon il ne serait pas un collaborateur de ces deux médias, connus pour leurs positions en ce sens. Mais il faut se méfier, car le terme libéral rassemble des individus très divers. Certains sont, en fait, des libertariens, anarchistes de droite, alors que d’autres sont des disciples de Tocqueville et d’autres encore des thuriféraires de Hayek et Friedman,  « papes de la pensée libérale » anglo-saxonne. Sachant qu’en France, longtemps, les libéraux l’étaient plus sur le plan politique que sur le plan économique et que les purs adeptes du modèle Hayek-Friedman sont rares. Donc, je n’avais pas vraiment de préjugés avant d’aborder cette lecture, n’ayant jamais été marxiste et refusant les analyses monolithiques.

Sur le plan factuel, cet ouvrage contient de nombreuses informations sur l’actualité économique, ainsi que des données de culture générale. Mais toutes ces données ne sont constitutives d’une vraie démarche réflexive et analytique. Et nous en venons aux défauts de ce livre, hélas, bien plus nombreux que ses qualités.

Le défaut le plus grave est celui de la structure. S’il y a une logique dans la construction de cet ouvrage, seul Pascal Perry le sait. Je suis très critique des ouvrages écrits par des universitaires, le plus souvent en raison de leur conformisme ou de l’étroitesse de leur sujet, mais j’en suis venu à les regretter en lisant Génération farniente. Il n’y a aucun enchaînement de raisonnement entre les chapitres, qui sont une juxtaposition de thèmes ; exactement ce que l’on reproche aux mauvaises copies de l’IEP. Des thèmes abordés dans les chapitres 2 et 3 font retour dans les chapitres 8 et 9, sans apport réel de point de vue nouveau. Lorsqu’on arrive à la fin de l’ouvrage, il est difficile d’en dégager une démonstration, en raison de ce manque de structure interne forte. DE ce point de vue, il est très représentatif des écrits de journalistes contemporains. C’est bâti comme un journal télévisé, avec une succession de séquences « sans transition », comme le disaient les Guignols de l’info en leur temps.

A ce défaut de structure s’ajoute une absence de style. La rédaction est plate comme une dépêche de l’AFP. Les seules formules qui accrochent sont des citations. Ce n’est pas mal écrit, au sens grammatical et syntaxique. C’est simplement sans aucune personnalité, transparent. Cela donne une lecture très rapide, mais qui laisse très peu de traces dans la mémoire. On est à cent lieues des grandes signatures du métier, les Albert Londres, Joseph Kessel ou Pierre Péan. Ici se trouve el style banal que ChatGpT pourra aisément contrefaire. On comprend bien que l’absence de structure se conjugue avec le manque de style pour produire un livre lambda que l’on va très vite retrouver dans les bacs des bouquinistes du Quartier Latin à trois euros, voire moins.

Pascal Perri.

Et le fond, me direz-vous ? Fort logiquement, il est à l’unisson de la forme. On cherchera en vain une position originale dans ces deux cent cinquante pages. C’est le déroulé des clichés de la droite libérale qui se veut éclairée. Ce pourrait être signé Eric Ciotti ou Lurent Wauqiez, voire Xavier Bertrand. Le petit credo libéral français est récité par tranche, selon le thème des chapitres. L’ennemi désigné s’appelle le modèle bismarckien de notre Etat social, qui encourage la paresse et gaspille l’argent public. Les anti-patriotes sont tous les partis de la gauche française, complices de tous les crimes qui ont mené la France au bord ou au fond du gouffre, selon les sujets. Très étrangement, l’Europe, en tant qu’Union Européenne est absente. Ne sont cités que des pays européens, et c’est pour bien montrer qu’ils sont peuplés de dirigeants lucides et de peuples travailleurs. Les statistiques habituelles sont exhibées, sur la durée du travail, les congés maladie, les congés, les 35 heures et les RTT. Au milieu du livre, un digest de cours sur le rôle du marxisme dans le monde du travail vient encore plus accabler la gauche, accusée de ne pas avoir su changer de logiciel. On retrouve aussi tout le vocabulaire du management des années 1990, celles où l’auteur a dû fréquenter ce genre d’école ou de cours. Les références citées trahissent le manque de recul et de vraie réflexion : l’essentiel consiste en tribunes et articles de journaux, avec une surreprésentation des Echos ,le journal des patrons et des managers, dans lequel l’auteur écrit. Il nous offre d’ailleurs en annexes quelques-unes de ces chroniques qu’il a abondamment utilisées dans le corps du livre : bis repetita placent. Les rares citations de livres sont celles de journalistes ou d’auteurs anglo-saxons, pour la plupart. Dans ma lecture, j’ai corné la page 222 (sur 250) : c’est celle où sont cités pour la première seule fois des penseurs majeurs du XXe siècle.

« A l’issue de la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, Martin Heidegger, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Ivan Illich avertissent que la technique n’est pas neutre. C’est selon eux un moyen d’asservir les êtres humains. Ils défendent un mode de vie plus doux et plus lent. »

Et c’est tout ! Visiblement, nous avons affaire à la culture superficielle des écoles de journalisme, des IEP ou Ecole de management. On cite, amis on n’a jamais lu autre chose que des résumés ou de courts extraits. En l’occurrence, les auteurs cités auraient pu donner à l’auteur une vraie base de structure, en lieu et place des rengaines lacrimales des Echos.

Car, il faut bien le constater, l’auteur est complètement passé à côté de son sujet, qui est pourtant de premier ordre aujourd’hui. Il le traite par le recours à la leçon de morale, en nous expliquant à maintes reprises que c’est le travail qui fait exister notre modèle social et que, si nous continuons à ne plus aimer le labeur, eh bien, nous serons privés de système social, comme els Américains. Bien sûr, cela est vrai, amis ne répond nullement au titre et sous-titre du livre. J’attendais une étude sérieuse de ce désamour avec le travail et la recherche de ce revirement. Au lieu de quoi j’ai dû subir le discours rabâché des journalistes de grands médias libéraux, toujours superficiel.

Bref, beau sujet, mais livre insignifiant, pour les arisons évoqués ci-dessus. On peut facilement se dispenser de cette lecture et relire les auteurs évoqués page 222, qui introduisent à une vraie réflexion sur la technique et le travail.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Février 2024.

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