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Catégorie : les livres: essais

Une vie politique cohérente

Sur Qui veut risquer sa vie la sauvera – Mémoires – Jean-Pierre Chevènement – Ed. Robert Laffont, 2020, 490 p., 22€.

Je lis généralement très peu de livres d’hommes politiques français, à part le Général de Gaulle, tant leur contenu est médiocre, anecdotique et conjoncturel. Mais j’ai acheté celui-ci sans hésiter un instant. En effet, j’ai toujours tenu Chevènement pour un personnage singulier dans le paysage politique français de gauche. Par ailleurs, de ma longue traversée professionnelle dans l’Education nationale, je le tiens pour un des trois ministres valables que j’ai connus en 43 ans de métier, avec Roger Monory et René Haby.

Il faut évidemment poser un fait avant tout développement : je n’ai jamais adhéré à un des partis de Chevènement, pas plus qu’à aucun autre parti politique. Je suis par l’histoire de ma famille ancrée dans le socialisme français (SFIO, PSU et PS) sans y avoir moi-même adhéré, bien que je partage de nombreuses valeurs avec ce courant d’idées. Mais je situe mon engagement au-delà de ces groupes politiciens. Par contre, je me reconnais assez bien, par une décision rationnelle pragmatique[1], dans le terme « républicain », que je préfère à « démocrate », alors que Chevènement affirme à plusieurs reprises que la République est le nom de la Démocratie en France. De même, je ne puis me définir comme « nationaliste » ou même « patriote », à cause de la charge historique ce ces termes. Je rejoins Albert Camus pour dire que « la langue française est ma patrie », sachant que cette langue induit toute une culture, une géographie et une mystique. Le « Ché », comme on l’appelait, au PS, autrefois, se définit comme « patriote », et je respecte sa position, car elle est vraiment cohérente tout au long de sa vie. Il est aussi devenu, par la force des choses, « souverainiste », pour lutter contre la dérive européenne libérale et supranationale. En achetant cet ouvrage, je savais que j’allais donc lire les propos d’un homme qui croit à la France et la veut souveraine, dans une Europe qui serait autre chose qu’un grand marché.

Comme la mention « Mémoires », sous le titre, le laisse attendre, il se raconte tout au long de sa vie. Il y a donc une large part biographique, surtout au début, quand il évoque enfance et jeunesse franc-comtoise. JPC est d’une terre, le Jura, et il y tient beaucoup. Il est aussi d’un milieu où l’éducation et la culture étaient d’importance. Il parle avec beaucoup d’affection de ses deux parents instituteurs et de la place de l’école dans leur vie familiale. Cette hérédité explique d’ailleurs la qualité de son passage au Ministère de l’Education Nationale, où il accompli une véritable oeuvre de retour aux fondamentaux, malheureusement réduite à néant en quelques années, notamment par Lionel Jospin et son âme damnée, Claude Allègre. S’il donne quelques détails sur sa vie personnelle, il ne dévoile que le strict minimum. On comprend vite que la politique a été le centre de sa vie. Il appartient à cette génération d’après-guerre qui a cru au pouvoir de l’action politique, à tous les niveaux territoriaux. Bien évidemment, c’est le récit politique qui occupe la plus grande part de ces pages. C’est parfois un peu longuet, mais j’ai bien compris, car il le dit explicitement, qu’il voulait laisser un témoignage précis pour els génération suivantes.

On peut être lassé par ces longues énumérations de noms d’amis, de collaborateurs ou d’adversaires, qui apparaissent très souvent, selon els thèmes étudiés. Si je comprends bien qu’il est important pour lui de n’oublier personne et de rendre hommage aux camarades, l’ennui pointe souvent son nez et la tentation est forte de sauter ces pages (je ne l’ai pas fait, par respect pour l’auteur). Par ailleurs, Chevènement n’est pas Talleyrand ou De Gaulle, ce n’est pas un écrivain, et le style est correct, mais utilitaire, souvent technique, mais jamais lyrique ou poétique[2]. De plus, il y a, tout au long de ces 500 pages, un certain nombre de répétitions qui finissent par gêner. Je subodore que la rédaction ait été faite par des chapitres indépendants écrits dans le désordre et assemblés ensuite. Cela aurait été le travail de l’éditeur de lisser et homogénéiser le livre, il ne l’a pas fait, ce qui en surprend pas, quand on sait combien les éditeurs ont renoncé à ce travail ingrat de relecture et correction. Ce remarques techniques faites, je dois dire que cette lecture a été fort intéressante et instructive.

Tout d’abord, pour quelqu’un de ma génération (je suis né en 1954), il est plaisant de se replonger dans ce que l’on a vécu comme citoyen, en passant de l’autre côté du miroir. Je crois d’ailleurs que son lectorat est beaucoup plus à chercher chez les gens de ma génération que chez les jeunes, auxquels il semble destiner son livre. Je crois qu’il ne sait pas à quel point la jeunesse, à part les élites sursélectionnées, ne lit plus de vrais livres et encore moins des Mémoires. Si des jeunes le lisent un jour, ce seront malheureusement ceux qu’il a critiqués dans ces pages : les technocrates, les étudiants de Science Po, les énarques ou élèves de ce qui remplacera l’ENA… Quant au rôle mémoriel de l’écrit, il est tout aussi fragile, car la massification digitale éloigne de plus en plus de livres d’un tel volume.

Le livre contient une collection de portraits, mais ils sont à peine esquissés, de type impressionniste. Il met surtout en avant les qualités et défauts politiques. C’est particulièrement net pour François Mitterrand ou Lionel Jospin. On aurait aimé un peu plus de chair et de sang. Le personnage principal, c’est la France et sa politique, ainsi que ses hommes et femmes politiques. De ce point de vue, le témoignage est vraiment intéressant car nous avons une vision totale de la politique et de ses champs d’action. JPC fut maire, député, sénateur, président d’intercommunalité, ministre, apparatchik socialiste et chef de parti. Peu d’hommes ou de femmes peuvent en dire autant. Et dans la description de ses diverses tâches, il est complet et précis. Le livre pourra effectivement être très utiles aux professeurs ou étudiants de  sciences politiques, qui y trouveront à la fois des exemples concrets et des réflexions sur le jeu des pouvoirs. Comment créer un hôpital d’agglomération, comment défendre la France au Sénat, que faire quand on veut remettre l’école sur les bons rails, comment négocier les postes et les places sur les listes diverses ? Autant de sujets traités dans ces pages, avec clarté et sincérité.

Chevènement semble avoir une certaine idée assez élevée de son action, partout où il est passé. Il n’hésite pas à souligner l’importance de telle ou telle position, qui devient un fait causal majeur de l’histoire contemporaine. Au lecteur cultivé de faire le tri parmi ces affirmations. Il faut cependant admettre que son travail a été décisif dans certains domaines. Le programme du PS, base du Programme Commun de la Gauche, c’est lui. Les intercommunalités actuelles, c’est lui. La position de refus de la guerre en Irak, c’est lui aussi. La volonté de structurer représentativement les musulmans de France, avec le CFCM, c’est encore lui. La police de proximité, toujours lui[3]. Ce qui fait un bilan très satisfaisant pour un seul homme, quand on pense à l’absence de vraie trace que en laissent pas la plupart de ses collègues.

Au plan de la vision de la France et de sa place dans le monde, il a aussi agi avec conviction. J’ai découvert au fil de ce livre qu’en réalité Chevènement n’était qu’un « gaulliste de gauche » contrarié. Ce n’est évidemment pas une insulte, mais le résultat de l’analyse de ses propos. On retrouve d’ailleurs cela dans son combat européen, conte Maastricht et la constitution européenne. Ce n’est nullement un hasard s’il s’est alors retrouvé avec Philippe Seguin, que je trouve vraiment proche de lui. Pourquoi le « Ché » a-t-il choisi la gauche ? Sans doute en grande partie parce qu’il est arrivé trop tard dans la carrière, à un moment où De Gaulle était vieillissant et tirait sa révérence. Mais à qui lira ce livre lucidement, les similitudes entre De Gaulle et le maire de Belfort sont assez frappantes. Ses positions de ministre de la défense et de l’intérieur sont purement gaullistes, sans parler évidemment de la « certaine idée de la France » qui est la sienne. Même chose pour les rapports avec la Russie.

Ambiguïté encore de la pensée de Chevènement : son attitude face à la religion et à la spiritualité. Le titre de ses Mémoires et un morceau de verset de l’Evangile, une parole de Jésus. Il avoue une enfance avec une éducation religieuse qui ne lui déplaisait pas.  S’il s’est éloigné de cela et a professé un détachement banal au sein de la gauche française, il reste marqué par cette éducation (comme un Jospin ou un Rocard par leur protestantisme juvénile). Lors de son long coma où tout le monde a cru qu’il allait mourir, il a vécu une expérience assez proche des « morts imminentes » documentées. Il évoque ces moments dans un paragraphe de la page 372. Il avoue qu’il n’en a pas parlé à ses amis, sans doute par crainte de se faire moquer par des athées convaincus (ou croyant l’être).


[1] Mon idéal politique est clairement libertaire chrétien, mais je ne suis plus assez naïf pour le croire possible à mettre en œuvre à l’échelle d’un pays comme le nôtre. Si ej dois donc m’accommoder d’un système autre, je penche pour la « République ».

[2] Si l’on compare aux livres politiques de Philippe de Villiers, la comparaison n’est pas flatteuse pour Chevènement, qui est plus proche de l’écriture sans grâce de Sarkozy ou Hollande. Le Vicomte sait beaucoup mieux vendre sa marchandise, c’est un vrai styliste.

[3] Je ne parle ici que des réalisations nationales. Il est évident qu’il faudrait y ajouter tout ce qu’il a initié pour Belfort et la communauté d’agglomération Belfort-Montbéliard.

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Belle approche des Psaumes Sur Réflexions sur les Psaumes

C.S. Lewis

Editions Empreintes temps présent 2020

Tout le monde ou presque connaît le livre des Psaumes, au moins par le célébrissime Psaume 23, souvent lu lors des cérémonies de funérailles. (« L’Eternel est mon berger, je ne manquerai de rien… »). Toutes les Eglises chrétiennes en usent abondamment, notamment dans les diverses liturgies et homélies. On les assimile souvent à l’œuvre littéraire du roi hébreu David, car beaucoup lui sont attribués. C’est en réalité une oeuvre collective, écrite par des prêtres le plus souvent, pour des cérémonies au Tabernacle ou au Temple. Il y a 150 Psaumes, c’est le livre le plus volumineux de la Bibliathèque nommée Bible. C’est aussi le plus original, tant il s’agit d’un genre poétique particulier : le Psaume est une prière ou une proclamation à Dieu ou devant Dieu. Mais la lecture complète et attentive de ces Psaumes n’est pas sans surprendre, voir horrifier le lecteur. Dans aucun autre livre de la Bible le vocabulaire n’est aussi agressif contre les ennemis de Dieu. Ils contiennent des appels à la mise à mort, à la destruction, à la ruine… demandés à Dieu par les auteurs. On se trouve aux antipodes du message d’amour des Evangiles. Les Psaumes sont souvent évoqués par les adversaires de Dieu pour montrer la cruauté de la religion et des croyants ; et il est vrai que certains passages ne sont pas inférieurs à ceux du Coran traitant des Infidèles. Alors ? Intolérance contre intolérance ? Haine contre haine ?

C’est à ces questions délicates que répond l’ouvrage de Lewis. Car il a été également choqué par ces formules et n’a pas mis le cadavre dans le placard. Son essai n’est pas œuvre de dogmaticien ou de théologien, et c’est tant mieux, car il est beaucoup plus agréable à lire que les productions de ces spécialistes. C’est l’écrit d’un lecteur assidu doublé d’un écrivain (et accessoirement d’un linguiste). En onze chapitres assez courts, il aborde des thèmes qui traversent tout le recueil. Et il commence par ces questions de diatribes violentes, qui donnent la matière des trois premiers chapitres : Le « jugement dans les psaumes, Les malédiction, La mort dans les psaumes. S’il n’épuise évidemment pas ces sujets, il donne cependant assez d’exemples pour bien situer le débat. Il ramène ainsi dans le contexte historiques ces textes (ils seraient pour ceux de David, du XIème siècle avant JC), ce qui rend tout à fait compréhensible le vocabulaire et les conflits évoqués. Les Psaumes sont en continuité avec le « Dieu jaloux » du Pentateuque, ils correspondent à une époque où le petit peuple monothéiste hébreux devait guerroyer contre tous les autres peuples de Palestine polythéistes ou païens et, en même temps, lutter contre lui-même et la tentation, si souvent montrée dans la Bible, de revenir aux idoles et à leurs rites. C’est une guerre sans merci entre ces deux mondes. Et il faut bien se garder de juger de ces contenus avec notre mentalité de Bisounours du XXIème siècle – Bisounours qui commettent chaque jour des féminicides, des parricides, des infanticides, usent d’armes chimiques, du viol en masse, etc . Lewis reconnaît bien que cette approche de Dieu choque le croyante n Christ, car la révélation par Jésus a établi une autre alliance, ce qui confirme le fait que la révélation n’est pas donnée une fois pour toute, mais est un phénomène continue, du Sinaï au Golgotha. On ne peut reprocher aux hommes qui vivaient il y a trois mille ans de ne pas avoir connaissance de ce qui s’est passé mille ans après eux. Mais il est tout aussi évident qu’il est impossible aujourd’hui de reprendre les termes des Psaumes pour parler des non-croyants et tout aussi impossible de demander le feu de Dieu sur eux après le « Aimez vos ennemis » de Jésus.

Les chapitres suivants de ce livre sont beaucoup plus « légers ». Ils célèbrent ainsi la « beauté du Seigneur » (chapitre 4), sa douceur (5) ou la nature (7). L’auteur s’interroge aussi sur le sens second des Psaumes (11), qui est, pour nous, très important, ou sur la place des Ecritures (10), sans oublier bien sûr ce qui saute aux yeux du lecteur, la louange ((8). Ce livre ne prétend nullement être exhaustif, il est au contraire très lacunaire, et ceci volontairement. Il faut le voir comme pouvant jouer un double rôle : celui d’une introduction, pour le lecteur découvrant les Psaumes, car il oblige celui qui veut l’aborder sérieusement à parcourir l’ensemble du livre pour chercher les références citées ou évoquées ; mais il est aussi une synthèse utile après lecture du livre entier, car il remémore bien des thèmes. Il incombe à chacun de choisir comment en user.

Voici l’exemple parfait d’un ouvrage qui trouvera sa place dans toutes les bibliothèques, qui est à la fois une réflexion sur les psaumes et un témoignage personnel de l’auteur. Ajoutons que sa lecture est très facile car il est écrit dans une langue fluide, selon moi bien rendue par la traduction. Enfin, il n’est pas dénué de pointes d’humour et d’autodérision.

Jean-Michel Dauriac – 28 mai 2021

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Le temps ne fait rien à l’affaire, quand on est mauvais, on est mauvais…

Dans la série « dans la bibliothèque de mon père »

A propos de Initiation Philosophique, par Emile Faguet, de l’Académie Française,

Paris, Hachette et Cie, 1912. 171 pages.

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Le lecteur sera sans doute très surpris en découvrant cette chronique d’un livre inconnu, paru au début du XXème siècle, d’un auteur qui, bien qu’académicien, n’est pas passé à la postérité. J’espère que cette surprise l’amènera à lire entièrement ce texte.

Circonstances de l’événement : mon père étant décédé il y a huit ans, j’ai enfin décidé de faire le tri dans ses affaires, à la demande de ma mère. J’ai, assez logiquement pour un intellectuel, commencé par la bibliothèque. Celle-ci m’était évidemment bien connue, puisque s’y trouvait en assez grand nombre des livres qui étaient miens et que j’avais prêté, de manière emphytéotique à mon père, sachant que je les retrouverai toujours. Ajoutons qu’un bon nombre d’ouvrages étaient à la fois dans sa bibliothèque et la mienne. Mais il faut ici dire un peu de la personnalité de mon père : il avait l’habitude, par foi chrétienne évangélique agissante, de beaucoup prendre soin de son « prochain » et, singulièrement des vieux chrétiens de la communauté protestante. C’est ainsi que tout naturellement, certains d’entre eux lui ont donné une partie ou tout de leur bibliothèque. Cela est confirmé par les noms portés sur les livres, ainsi que les dates les accompagnant parfois. Ainsi se trouvent dans cette bibliothèque un nombre élevé de livres anciens, au sens de non-contemporains directs. Le livre dont je vais parler aujourd’hui relève de cette famille de livres adoptés anciens.

J’ai une passion juvénile pour la philosophie, contrariée par la vie et ses aléas. Je me suis remis à lire de la philosophie vers l’âge de trente-cinq ans, et depuis, je n’ai jamais cessé. Mes études tardives de théologie reposent, en partie sur la possibilité d’étudier universitairement la philosophie, même si c’est sous un angle particulier. Ce volume titré Initiation philosophique m’a donc attiré. C’est un petit livre par le format (12×18.5 cm) et par la pagination (162 pages de texte). L’idée est intéressante : offrir dans ce volume réduit un survol de la philosophie (occidentale, car l’auteur n’en voit apparemment pas d’autre), des origines au début du XXème siècle. Le volume fait partie d’une collection de Hachette appelée « Collection des initiations ». Emile Faguet, l’auteur de notre livre, y a déjà signé une Initiation littéraire. J’émets l’hypothèse que l’ouvrage soit une commande de l’éditeur, ou une proposition formatée de l’auteur. Dans les deux cas, « la fonction crée l’organe ».

Qui est Emile Faguet ? Si vous posez la question à 100 personnes choisies aléatoirement dans la rue, il y a de très fortes chances que la totalité de l’échantillon choisi n’en sache rien. Et pourtant, Emile Faguet (1847-1916) a atteint un certain graal des auteurs, en intégrant l’Académie Française. Je vous invite à vous rendre sur la page qui lui est consacrée sur le site de cette vénérable maison :  (https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/emile-faguet). C’est un obscur normalien devenu professeur de poésie à l’université, donc un destin classique d’élève brillant de la France du XIXème siècle. Il faut que mon lecteur sache que le normalien (quelle que soit l’école considérée) n’est pas chois au concours pour briller par sa faculté créatrice et son talent. Il vaut mieux être un gros travailleur plutôt dans le moule. Sachant que quelques trublions arrivent à passer par le tamis du filet, tels Péguy ou Suarés. Faguet fut un exemple parfait de ces destins qu’on peut prophétiser lorsqu’ils ont vingt ans. Devenu un critique littéraire influent et bien introduit dans le réseau parisien, il fut donc élu en 1900 ( à 53 ans) au fauteuil 3 de l’Académie. La liste de ses œuvres, publiées à partir de 1883, est très longue, riche de dizaines de volumes, sur des sujets littéraires très inégaux. Ce livre sur la philosophie est une de ses dernières œuvres, publiée en 1912. Il meurt en 1916. C’est le livre d’un auteur chevronné et mûr.

Et pourtant ce livre est très mauvais. Non parce qu’il s’attaque à un sujet aussi vaste qu’un survol de la philosophie depuis son origine, mais parce qu’il cumule des défauts qui auraient empêché sans nul doute sa publication s’il n’avait été présenté par un académicien français.

Tout d’abord, pour parler vulgairement, il est « écrit avec les pieds ». Tout au long de sa lecture, combien de fois me suis-je arrêté sur une phrase pour la relire, tant elle était mal construite ou alourdie de répétitions ou de formules peu réussies. Il est inutile de prendre des exemples : il faudrait citer une bonne partie du livre ! Je reste très surpris que l’éditeur ait laissé passé cette rédaction médiocre et j’y vois une preuve de plus du rôle du réseau : quand on est du club, il est permis de publier n’importe quoi, alors que l’on refuse sciemment des auteurs talentueux inconnus.

Ensuite, sur le fond, je doute de l’esprit philosophique de Monsieur Faguet. Il rend compte de la philosophie de l’extérieur. Ses résumés sont dignes d’un élève sérieux de terminale de son époque (évidemment aujourd’hui, un élève de terminale serait bien incapable d’absorber tout cela), avec le manque de vision globale que l’on attendrait d’un tel ouvrage. Bien sûr, il y a des connaissances et des notions nombreuses, mais l’essentiel n’est pas dit ou rarement. M. Faguet n’a pas saisi les concepts qui distinguent les auteurs, de même qu’il est incapable de hiérarchiser les auteurs qu’il présente. A le lire, tous ceux qui sont cités dans ce livre sont des philosophes de même qualité. Or, il consacre des chapitres individualisés à certains penseurs (Socrate, Platon, Aristote ou Kant) alors que certains sont expédiés en quelques lignes (Berkeley, Reid ou Stewart). C’est bien qu’il y a une différence de contenu ! Mais cela n’est jamais abordé. On sent bien que sur certains auteurs son savoir est limité, livresque et incertain. Bref, un lecteur auquel ce livre est réellement destiné, à savoir un autodidacte ou un étudiant, risque fort de construire sur des bases flottantes.

Enfin, il faut parler de la structure du livre ; ou plutôt de la non-structure, tant le plan est éculé. Il aligne toute une série de chapitres chronologiques, des présocratiques à Nietzsche, sans aucun effort de regroupements thématiques. C’est le degré zéro du plan. Là aussi, l’éditeur porte sans nul doute une part de responsabilité, car il n’aurait jamais dû accepter cette organisation sans recherche.

Voilà donc un livre ancien qui atteste que la médiocrité a toujours existé et a eu pignon sur rue. Certes Emile Faguet est tombé dans les oubliettes de l’histoire littéraire. Il a cependant droit à un article dans Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Faguet .

Je trouve l’expérience de lecture des vieux livres oubliés fort intéressante, car elle nous met dans une situation critique dégagée de la pression médiatique de notre temps. Il n’y a  que le livre et nous. Soit il est réussi, soit il est mauvais, et peu importe la renommée de son auteur. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours eu, très tôt dans ma vie d’adulte, une démarche de recul historique sur toutes les productions artistiques. Le temps est un juge impartial et impitoyable : ce qui lui survit a des qualités qui méritent notre attention. Posons-nous la question, prospective et rhétorique, de savoir ce qu’il restera de bon de toute la production éditoriale présente et des livres que nous lisons. Si nous appliquons cette démarche, nous allons gagner un temps précieux pour aller à l’essentiel.

Jean-Michel Dauriac – avril 2021

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