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Catégorie : les critiques

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Voyage aux pays du coton – petit précis de mondialisation – Erik Orsenna – Fayard- 2006

Ce livre sort quasi-simultanément avec un film diffusé sur Arte sous le titre “Les routes du coton??, dont Erik Orsenna est l’auteur, assisté d’un cinéaste pour les prises de vue.

L’idée de ce livre est lumineuse et extrêmement simple, pour ne pas dire évidente Et comme beaucoup d’idées simples , elle est extrêmement efficace. Si j’avais 18 ans, je dirais « méga géniale », mais je ne crois pas que Monsieur Orsenna, de l’Académie Française, apprécierait cette hyperbole galvaudée.

Donc l’idée : pour comprendre la mondialisation et les problèmes qu’elle engendre, rien de tel que de s’attacher à un de ses produits de base et en suivre les sinueux chemins sur un globe maintenant totalement interconnecté à tous les niveaux. Deux élèments importants : bien choisir le produit pour que tout le monde puisse se sentir concerné, et savoir établir un périple démonstratif sans être pesamment didactique (version IUFM, tout à fait par hasard).

Bingo pour les deux choix ! Le coton est une fibre universellement portée dans le monde et depuis des lustres, bien avant l’invention de la « mondialisation ». On ne peut donc accuser l’auteur d’avoir succombé à la tendance moderniste en choisissant Apple ou Mac Donald’s. Un produit utile et vital, une plante qui fait vivre des centaines de millions de paysans dans le monde. Mais aussi un enjeu de pouvoir dans le contexte actuel de domination des marchés par les pays de la Triade.

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Le périple effectué est vraiment mondial, entraînant le lecteur sur tous les continents, l’amenant à côtoyer des gens de toutes conditions, confessions et langues. Pas de hiérarchisation spatiale, pas de jugement européocentriste. Juste un voyageur curieux qui cherche à comprendre. Qui nous amène avec lui et nous aide ainsi aussi à comprendre.

Car ce livre est d’abord un bon représentant de ce que les libraires rangent aux rayons « littéraures de voyage » ; il faut aujourd’hui que votre livre puisse rentrer dans un des rayonnages, sinon, il est immédiatement voué à l’oubli dans les sables mouvants des « divers » où personne n’ira jamais exhumer son corps. Les étapes nous font ainsi découvrir le Mali, les Etats-Unis, le Brésil, l’Egypte, l’Ouzbékistan et la Chine. Pour s’achever dans nos Vosges. Chaque étape permet à l’auteur de brosser un rapide portrait des lieux et des hommes. Rapide, mais pas superficiel. Un angle de vue assumé, en liaison avec le thème traité sur chaque lieu. Mais, à côté du coton, on pourra glaner de belles images. Ainsi va la description de la mer d’Aral par notre enquêteur. Ou celles des campagnes chinoises de l’est emportées dans la surchauffe économique.

L’enquête sur le coton est donc traité thématiquement à chaque pays visité. Toute visite commence par une petite carte de géographie. Merci monsieur Orsenna de rappeler que l’espace n’est pas aboli. Le Mali montre bien le risque très proche d’une privatisation de la filière cotonnière, tout comme l’importance de cette culture pour ceux qui la pratiquent. On mesure aussi dans ce pays que l’apparente exclusion des fruits de la mondialisation ne protège nullement de ses coups. Aux Etats-Unis surgit l’énorme contraste entre une fibre qui est tout sauf naturelle, sans qualité remarquable, et le poids du lobby cotonnier. Nulle part ailleurs dans le monde ne semble être plus appropriée l’expression « guerre économique ». Au Brésil Erik Orsenna est vraiment impressionné par la puissance de l’agriculture du pays, par sa recherche en la matière, par le libéralisme total qui imprègne les acteurs de la filière. L’Egypte, fière de produire le meilleur coton du monde (mais les Maliens disent la même chose !) assiste sans défense à la conquête des terres par la péri-urbanisation. Le passage en Ouzbékistan fait bien prendre conscience de l’enjeu écologique dans cette région du monde. Un pouvoir totalitaire et populiste monopolise les recettes du coton pour faire tourner l’Etat. Pendant ce temps les sols s’appauvrissent, l’eau est gaspillée, mais le jeu politique continue à primer. La Chine permet de pointer cette incongruité que l’auteur nomme « Un capitalisme communiste » et que les gérontes du PPC ont baptisé « Socialisme de marché », avec cet art de l’oxymore qui n’appartient qu’à eux. On sent Orsenna à la fois fasciné et effrayé par l’empire de la chaussette ou les palais commerciaux. Le retour dans les Vosges met en face de la concurrence sans pitié et de ses conséquences à nos portes.

La large production sur la mondialisation nous a habitués à des brulôts pro- ou anti-. Ici pas de ça. La méthode « Orsenna » consiste à jouer les faux-naïfs et à poser de temps en temps quelques questions qui dérangent. Quitte à se faire refouler. Pas de jugement moral, pas de grandes bannières agitées. Juste un état des lieux en forme de tour du monde. L’auteur pense que le lecteur est assez intelligent pour se faire lui-même son opinion. A cet égard le chapitre appelé « Le jardin des retours » est fort intéressant. Pour ou contre la mondialisation, Orsenna ? Eh bien vous ne saurez rien de tel à la fin de votre lecture. En fait, sans doute parce que lui-même ne le sait pas. Cette attitude réflexive est à coup sûr la bonne face à la complexité de la mondialisation. Il serait si facile de prendre la défense du Mali contre les méchants ogres américains. Mais aussi tellement réducteur. Car le Mali a besoin que son coton se vende dans le monde, il veut être de cette mondialisation-là. Mais il n’est rien sans les puissants pays du Nord. Son destin a partie liée avec eux. Voici le nœud gordien de la mondialisation : cette machine parfois si monstrueuse est aussi l’objet de tous les désirs.

Ce livre a, de surcroît, une qualité ultime que j’ai gardée pour la bonne bouche. C’est une livre d’écrivain, et non un livre écrit par un monsieur qui écrit des livres. Tout amateur de beau style comprendra très vite de quoi je parle. Obligé de lire, par raison professionnelle, de très nombreux essais, je suis frappé par la médiocre qualité rédactionnelle de la plupart des auteurs. Comme si la pensée analytique n’avait nul besoin d’une esthétique, ou peut-être parce que ces auteurs ne savent pas mieux écrire. Quel vrai plaisir de gourmandise lectrice que ce livre-là ! non que l’on soit emporté dans un lyrisme déplacé. Mais il est manifeste que l’auteur a travaillé ses phrases, sa construction, ne perdant pas son talent d’écrivain parce qu’il écrivait un livre à caractère documentaire. Il est donc possible d’écrire bien dans un essai ! Qu’on se le dise dans les universités et autres EHESS !

« Voyage aux pays du coton » pourrait devenir une référence, créer un nouveau genre, un peu comme « L’usage du monde » de Bouvier a fait date. Demain les essais documentaires seraient scénarisés et bien écrits, visant à parler de faits majeurs et complexes à un vaste public sans lui faire la morale ou l’abreuver de jargon universitaire débile. On peut toujours rêver !

Jean-Michel Dauriac

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C’est beau, un chanteur populaire!

Que les cuistres élitistes et autres ennemis du peuple passent leur chemin, cet article n’est pas pour eux.

Samedi 20 mai 2006, 21 h 10 La Coupole, à Saint Loubés (la plus belle salle de spectacle de la Rive Droite de la Garonne, la rive prolétarienne). Entrée en scène de Michel Delpech, ex-star des seventies française, soixante ans pétant cette année. Dans la salle, la moyenne d’âge est à peu près celle-ci, je suis donc très jeune ce soir.

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Michel Delpech est ce que l’on appelle un « chanteur populaire ». Pour les fins intellectuels français, c’est une forme de maladie incurable qui consiste à vendre beaucoup de disques minables à un populo de crétins qui ne reconnaît même pas le talent quand il le croise. Le chanteur populaire vend de la « soupe », et eux crachent dedans ! Pour moi, et pour des millions de gens avec, un chanteur populaire est un artiste qui a accompagné assez longtemps leur vie de ses refrains pour faire partie de la famille et cela de manière indéfectible. Peu de chanteurs atteignent ce stade qui est la consécration d’un vrai talent qui dure. Brel y est arrivé ; et une fois installé là-haut, il a eu peur de ce que ça signifiait. Et quoi donc ça signifie, mon bon monsieur ?

Etre un chanteur populaire, c’est posséder le rare privilège de transcender les générations. Les grands-parents l’ont refilé à leurs enfants qui l’ont partagé avec leur progéniture. Résultat : on va les voir en famille.

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Etre un chanteur populaire, c’est réussir une alchimie rare que les impuissants du stylo ne peuvent comprendre. Réussir à écrire en trois strophes, deux refrains, quelques accords simples et un langage commun une histoire qui parle à tout le monde de sa vie réelle ou rêvée. Ainsi nous sont venues « Les feuilles mortes », « La mer », « Mon vieux », « Nuit et brouillard » ou « Ne me quitte pas ». Et, pour notre histoire présente j’ajouterais « Les divorcés » « Wight is Wight », «Chez Laurette » ou « Pour un flirt », toutes chantées par Michel Delpech.

Etre un chanteur populaire, c’est soulever une ferveur quasi-religieuse chez ses fans. Et ce que j’ai vu samedi soir dans cette salle de grande banlieue relevait à la fois de la piété et du respect. Et on comprend que Brel ait eu peur de cette vénération ! Toucher la main du chanteur, lui faire une bise, avoir droit à son regard qui croise le vôtre… tout cela fait partie de la cérémonie, du culte inoffensif où communient une heure et demie durant l’artiste et son public. Et on comprend que les vedettes déchues aient du mal à vivre sans cette admiration !

 Etre un chanteur populaire, c’est se permettre de laisser le public chanter une chanson à sa place : Bruel, Cabrel ou Delpech peuvent le faire, ça fait des décennies que les gens chantent leurs chansons en toutes circonstances.

Etre un chanteur populaire, c’est être invité au mariage des gens, orchestrer leurs rencontres, leurs premiers émois, leurs premiers baisers, endormir leurs enfants, chanson chantonnée à mi-voix ; c’est effacer le gros coup de blues dès qu’on est mis sur la platine. C’est mouiller leurs yeux de grosses larmes le soir où l’on ferme les yeux pour de bon. Et pourquoi serait-il plus honteux de verser de chaudes larmes pour la mort de Brel, Nougaro ou Claude François que pour la mort d’un homme d’Etat ? Lequel a le plus aidé l’homme lambda dans sa difficile existence ?

Etre un chanteur populaire, c’est beau ! et peu importe que certains nous abusent et ne soient que des ersatz, que les médias nous fassent croire qu’ en quelques semaines passées dans un château à Dammarie-Les-Lys on le puisse devenir. Le vrai chanteur populaire gagne sa vénération en tournée, sur toutes les scènes de France et d’ailleurs. Il n’existe que par ce travail de longue haleine. Et quand nous regardons en arrière pour mesurer le chemin fait ensemble, nous sommes tout surpris de compter en dizaines d’années ! A cette échelle, on ne peut faire illusion. Bien sûr nous ne pouvons pas aimer tous les chanteurs populaires, nous avons nos goûts et nos haines. Mais cette formidable diversité fait sans doute de la France le pays qui a la chanson la plus vivante et variée. Les chansons bercent notre vie, les révolutions, les guerres, elles nous accompagnent dans notre dernière demeure… Ces petites bricoles, cette sous-poésie portée par des mélodies de quatre sous sont de ces petits bonheurs vraiment démocratiques.

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Michel Delpech a fait sérieusement son métier d’artisan samedi soir, bien soutenu par trois excellents musiciens de la scène de variété française, dont Gérard Bikialo au clavier et René Lebar à la guitare (j’ai oublié le nom du batteur, ça doit être l’âge.. faut que je pense à mes comprimés.) Il a traité le public à sa dévotion avec gentillesse et respect. Une heure et demie, près de trente chansons et puis s‘en va…

En repartant chercher son automobile endormie non loin de là, chacun fredonnait une chanson, celle qu’il avait préférée, celle qui avait ravivé une jeunesse consumée en même temps que celle du chanteur. La nuit était plus claire et plus douce la séparation. Wight is Wight, Dylan is Dylan, and forever young…

21 mai 2006 ; J.M. Dauriac – Photos C. Dauriac – droits réservés

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Les gens de Chiusa

Les gens de Chiusa – Andreas Maier – traduction de Florence Tenenbaum – 197 pages – Actes Sud – 2006

Une vallée de montagne dans le Tyrol du Sud ou Haut Adige (selon les points de vue, et cela est capital dans ce roman). Une petite ville appelée Chiusa. Une population germanophone très largement dominante mais italienne, dans un espace qui fut l’enjeu de rivalités guerrières entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie. Quelques jours de la vie de cette communauté. Le genre choisi : la farce littéraire.

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Voici comment on pourrait situer rapidement ce roman allemand. De l’intrigue, il est difficile de faire un résumé. Car il ne se passe pratiquement rien de réel. Tout le contenu du livre rapporte des rumeurs, propos insipides de taverne ou supputations d’imbéciles. Les personnages sont des ectoplasmes caricaturaux, des sortes de vignettes de BD. Si l’on veut cependant donner un thème au lecteur, il serait le suivant. Il semble que la vallée soit partagée entre partisans d’une croissance économique moderne destructrice de l’environnement spécifique, dont le symbole serait l’autoroute du Brenner et son viaduc, et adversaires de celle-ci, défenseur d’une virginité montagnarde idéalisée. Le clivage est également ethno-linguistique, puisque les « nostalgiques » sont germanophones et se sentent toujours autrichiens alors que les « progressistes » sont italiens ou collaborateurs de ceux-ci. L’acte suprême de l’action sera une tentative ridicule de faire sauter le viaduc autoroutier. Le toute st raconté sous la forme littéraire de la farce. Il est donc légitime que les traits soient grossis à l’excès et que tout soit caricatural.

Ce qui me gêne vraiment dans ce roman réside dans un double défaut, du moins de mon seul point de vue de lecteur assez chevronné.

D’abord, le parti pris formel. Tout le roman est écrit au style indirect, d’une seule traite, sans aucun chapitre. Ce double choix rend la lecture indigeste, ne permet pas de faire des pauses repérables, comme dans un texte chapitré. Mais comme l’essentiel du livre consiste en des échanges de propos, le procédé devient rapidement insupportable. Andreas Maier n’est pas G. Pérec, capable de maîtriser un procédé aussi contraignant que l’absence des « e » dans « La disparition » ; très vite la lecture est pénible. En plus, le style n’est guère alléchant, assez pauvre, peu varié dans ses ressources. Je ne crois d’ailleurs pas ici que ce soit un défaut de la traduction. Plutôt une marque de fabrique et un choix de l’auteur.

Ensuite le contenu du livre . On a bien vite compris que nous sommes à la croisée des chemins entre « Clochemerle » et « La guerre des boutons », mais en beaucoup moins drôle. La répétition incessante des mêmes portraits ridicules lasse très vite. Et j’avoue n’être allé au bout que pour savoir s’il n’y avait pas une rédemption finale de l’auteur. Eh bien non ! Personnages caricaturaux et absence d’intrigue réelle sont certes des éléments de post-modernité, mais que c’est ennuyeux ! Alors vive Flaubert, Blazac ou Tolstoï. La fascination évidente que Kafka exerce sur Maier est hélas ! improductive. On n’écrit pas « Le procès » comme cela ! L’absurde monde de la vallée de Chiusa ne nous interpelle pas ; il est ridicule, il ne suscite aucune peur, aucune réminiscence en nous. On peut légitimement être vite indisposé par ce mépris affiché des discussions banales qui font le quotidien des gens ordinaires. On ne peut pas passer sa vie à disserter au café sur « l’ontologie d’Heidegger », comme aurait pu le faire Zanetti, un des protagonistes italiens du roman.

Au total, si je devais résumer trivialement mon opinion sur ce livre : un roman chiant ! Un bon reflet de la diarrhée éditoriale française. On peut éviter ce roman sans aucun remords.

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