La crypte des capucins
Joseph Roth Le Seuil, collection Points – 1983 -184 pages
Lorsqu’on parle de l’écrivain Roth, tout le monde pense immédiatement à l’Américain Phlippe Roth, récemment disparu. Et si l’on parle de Joseph Roth, certains vont même juqu’à corriger le prénom, certains d’une erreur. Et pourtant il y bien un écrivain appelé Joseph Roth et c’est un très grand. Mais il appartient à cette génération sacrifiée de la fin du XIXème et de l’entre-deux guerres mondiales dont on a retenu seulement deux ou trois auteurs pour mieux disqualifier tous les autres dans les générations à venir. Ainsi Proust, Kafka ou Thomas Mann sont-ils, à leur corps défendant, les fossoyeurs d’une magnifique pléiade d’écrivains tombés dans l’oubli des bibliothèques même (ils sont sévèrement traqués lors des désherbages annuels, faute de lecteurs). Quelques-uns sont encore édités, d’autres plus du tout et quelques-uns en dépit du bon sens. Ainsi vont les trompettes de la renommée qui sont, en effet bien mal embouchées, comme le chantait Brassens. Sur Joseph Roth s’est déposée la poussière de l’oubli. Un seul de ses romans est cité et connu, c’est « La marche de Radetski », crépusculaire œuvre sur la décomposition de l’Empire Austro-Hongrois sous le long règne de François-Joseph. Nous n’aimons guère qu’il nous soit rappelé que les civilisation aussi sont mortelles et les empires fragiles. Cela pourrait créer des analogies qu’il faut absolument éviter en ces temps de béat optimisme numérique.
« La crypte des capuçins » est la suite de « La marche de Radetski », tant dans le déroulement du temps que dans l’ambiance générale. Joseph Roth reprend la famille Trotta et choisit un jeune homme oisif de la classe favorisée de Vienne juste avant la première guerre mondiale. Autant La Marche était une œuvre chorale peignant l’ensemble de la société austro-hongroise, autant « La crypte des capucins » est un roman intimiste. C’est la même finalité que le précédent, mais tout est vu, cette fois, à travers un personnage principal qui est narrateur à la première personne et ses proches. Mais Roth réussit, dès les premières pages à imposer la même lumière crépusculaire, il y a continuité totale d’atmosphère. Ici c’est le monde viennois qui est ciblé. Immédiatement le lecteur de La Marche retrouve la même écriture précise comme un scalpel, le détachement du témoin impuissant voire complice de son propre anéantissement. Joseph Roth surnomme son personnage François-Ferdinand, ce qui est évidemment lourd de prémonition historique. Roth ne cache d’ailleurs nullement son but et c’est la chronique d’une mort annoncée. Mort d’abord d’un rêve politique, l’Autriche-Hongrie et de l’Autriche nouvelle sous la conquête des nazis. C’est d’ailleurs au moment de leur prise de pouvoir que le roman s’achève, car les dés sont jetés : les barbares ont pris le contrôle de la ville frivole, gracieuse et heureuse. « Le monde d’hier », comme le décrivait Stefan Zweig dans son grand livre de souvenirs, est bien mort. Comment en est-on arrivé là ?
La thèse romanesque de Joseph Roth est que cette mort est annoncée depuis le milieu du XIXème siècle, avec la montée en puissance de la Prusse et de la Russie et que les Autrichiens n’ont rien vu venir et rien voulu voir surtout ; Le souvenir nostalgique de la puissance leur suffisait et la facticité de la vie viennoise de la Belle Epoque fut le plus formidable des anesthésiants. Les Trotta sont de ce point de vue une remarquable galerie de personnages qui suffisent à suggérer le destin entier de l’empire. François-Ferdinand est jeune, il n’est pas sot – ses remarques sont très fines – mais vit de ses rentes dans une oisiveté cultivée. Or le capitalsime besogneux a partout pris les choses en main et Vienne est comme le dernier village gaulois d’Europe qui ne le saurait pas. Les cafés sont très importants dans ce roman, ils sont lieux de vie, d’échanges, de rendez-vous, d’information… C’est d’aileeurs dans leur café-point de ralliement que les survuvants de la génération de François-Ferdinand apprendront par un jeune nazi la prise du pouvoir par la peste brune. Tous désertent alors, conscients que leur monde vient de voler définitvement en éclat. Au lecteur, doté de sa culture historique ou pas, de deviner leurs destins.
La Grande Guerre est le moment où tout bascule. Mais comme dans la Marche Joseph Roth avait choisi de ne décrire qu’une escarmouche pour tuer son personnage, dans « La crypte des capuçins » il se borne à parler de la déconfiture des armées austro-hongroise en quelques jours et ses personnages sont aussitôt faits prisonniers et ne reviennent à Vienne qu’en 1918. Cette parenthèse de guerre fait François-Ferdinand un autre homme ; il comprend l’inanité de la vie et l’échec de l’Empire. L’homme qui revient et tente de reprendre une vie « normale » n’est plus le même. Mais il s’avère incapable de faire face à la nouvelle situation. Il ne prendra jamais un emploi, incapable de gagner sa vie. Il est obsoléte à vingt-cinq ans. Son mariage est une fiction étrange ; il devient père presque par inadvertance et finit abandonné par sa femme, son fils en pension à Paris et sa mère disparue. Tout s’est effondré autour de lui.
Symboliquement, Joseph Roth situe la dernière scène, celle de l’épilogue, à nouveau à la Crypte des capuçins, qui est le tombeau des empereurs et de François-Joseph en particulier. Les Trotta sont consubstantiellement liés à François-Joseph. Le grand oncle de François-Ferdinand, notre héros, fut surnommé « Le héros de Solférino » pour avoir sauvé la vie de l’Empereur lors de cette bataille. D’où son ennoblissement et les soins que le pouvoir accorda à toute la lignée. Le livre se termine ainsi : « Où aller à présent ? Où aller ? Moi, un Trotta. »
Il n’y a d’issue que la disparition avec le monde englouti ; un Trotta ne peut vivre ailleurs qu’en Autriche-Hongrie. Fin de l’histoire.
Pour nous faire sentir l’inéluctable, la venue de la mort sous différents aspects, Roth a une formule qu’il répète au fil des pages et enrichit : « Au-dessus des verres que nous vidions gaiement, la mort invisible croisait déjà ses mains décharnées. » (p.26), qui devient plus tard : « La mort ne croisait pas seulument ses mains décharnées au-dessus des verres où nous buvions, mais encore au-dessus des lits où nous passions nos nuits avec des femmes. » (p. 73)/ Tout est condamné à la mort, rien ne subsistera de ce qui fut le monde des Trotta. Joseph Roth développe-t-il une philosophie de l’Histoire ? Pas à la manière d’un Tolstoï dans « La guerre et la paix », où il clôt son livre par de longues considérations de ce type. Mais il est certain que Roth a une vision de l’histoire pour l’Empire Austro-hongrois. Il distille tout au long de ce court roman des remarques par personnages interposés. Il est à peu près certain qu’il ne considérait pas cet empire bicéphale comme une prison des peuples, tel qu’on l’a présenté a postériori. Pour lui, il n’y a pas de nation autrichienne entre les deux guerres, mais il y avait une concience nationale austro-hongroise, incarnée dans ce livre par Joseph Branco le slovène et Manès Reisiger le cocher polonais, amis de François-Ferdinand le Viennois. Il y a incontestablement chez Roth (comme chez Zweig) une nostalgie de l’Empire, de la douceur de vivre de Vienne, de cette communauté de peuples reliés par leur Empereur. La lumière du crépuscule final est encore belle, mais c’est la dernière lueur.
Il faut lire les deux romans à la suite si on veut mesurer l’importance de l’entreprise de Joesph Roth. Symphonie pour l’un, orchestre de chambre pour l’autre, ils dressent à eux deux le portrait d’une Europe centrale disparue,celle où on circulait sans passeport d’un pays à l’autre (ce que Zweig rapportait aussi avec insistance). Très symboliquement, à leur retour de camp, les deux « étrangers » à la nouvelle Autriche démembrée, Joesph et Manès ont un passeport qu’il exhibent à leurs amis. Le nouveau monde est celui des frontières, qui seront la cause directe de la Seconde Guerre Mondiale (« franchissement de la frontière et envahissement de la Pologne par l’armée allemande).
Joseph Roth mérite d’être connu, avec son prénom à lui, et d’être lu ; on trouve encore ces romans en poche, profitez-en ça peut ne pas durer.
J.Michel Dauriac. 30 juillet 2018.
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