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Catégorie : les critiques

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Balzac et la Petite Tailleuse chinoise – Dai Sijie

Folio 2009 (2000 pour la première édition Gallimard)

Ayant lu L’Evangile selon Yong Sheng récemment, je me suis souvenu avoir trouvé ce roman dans une bouquinerie et l’avoir rangé dans ma bibliothèque sans le lire. Impressionné par le livre cité, j’ai donc décidé de lire ce premier roman qui a rendu son auteur célèbre en France. Et je me suis rendu compte que j’avais fait le chemin à l’envers !

En effet, tous les thèmes qui sont développés dans l’Evangile.. sont présents dans ce roman et ont été repris et amplifiés dans le second. En premier lieu, bien entendu, le contexte historique, celui de la Chine maoïste. Dans ce livre le cadre historique est plus resserré, puisqu’il s’agit de la Révolution Culturelle et de l’envoi en « rééducation «  de tout ce qui était « intellectuel », car potentiellement antirévolutionnaire. D’un point de vue historique, ce livre vous en dira bien plus que n’importe quel livre d’histoire de la chine communiste ; car ici le moment est incarné par deux jeunes gens issus des milieux intellectuels de la ville, l’un fils de chirurgien-dentiste et l’autre de deux médecins spécialisés. Donc des « ennemis du peuple ». L’auteur réussit fort bien à nous faire ressentir à la fois la terreur de cette époque et son absurdité totale. Le pouvoir est alors aux Gardes Rouges, des ignares fanatisés qui prônent l’inculture comme vertu révolutionnaire et font du Petit Livre Rouge le summum de la pensée. Les deux jeunes hommes sont des lycéens ordinaires, pas du tout des intellectuels, mais ils sont nés dans les mauvaises familles. Les voilà donc exilés dans une région montagneuse marginale, la Montagne du « Phénix du Ciel ». Ils sont accueillis et enrôlé dans un village de paysans à la botte d’un chef stupide et soumis aux ordres. Le roman nous raconte leur vie quotidienne, faite de mesquinerie, de bêtise et de moments réjouissants de raillerie. Leur arrivée au village et la scène où le chef découvre le violon d’un des deux jeunes est proprement hilarante. Leur ruse pour aller au chef-lieu voir des films qu’ils doivent ensuite raconter in extenso au chef et aux villageois est un grand moment de burlesque. Mais ce livre n’est pas un énième témoignage romancé sur la Révolution Culturelle.

Il s’agit en réalité d’un livre sur le pouvoir émancipateur et formateur de la littérature. Les héros de ce roman réjouissant s’appellent Balzac, Flaubert, Hugo, Zola ou Romain Rolland et le lieu majeur du livre est une valise où sont cachés ces livres interdits qu’un relégué a amené en douce pour les sauver de la destruction dans la maison parentale. Ce personnage est appelé le Binoclard et propose un réjouissant second rôle littéraire. A côté du Binoclard, le personnage qui donne son titre au livre est une magnifique jeune fille villageoise, fille d’un tailleur et totalement inculte. Toute l’intrigue consiste dans l’évolution des rapports entre les deux jeunes hommes et la jeune fille – il y a bien sûr une histoire d’amour ! – et du rôle que les livres et la valise vont tenir dans ce triangle. Pas question ici de vous raconter l’intrigue. Il suffit de dire que l’éducation littéraire que les deux jeunes hommes donnent à la Petite Tailleuse va réussir au-delà de toute espérance et, finalement, se retourner contre eux.

Voici la dernière phrase du livre, dont je vous laisse le plaisir de découvrir dans quelles circonstances elle a été écrite :

  • « Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose : la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix. » (p. 229).

On ne lit pas ce livre, on le dévore : je l’ai lu en deux nuits et n’ai pas pu le lâcher avant cette dernière phrase. Et maintenant encore, la Petite Tailleuse hante parfois mon esprit : le personnage est sorti des pages du livre et vit sa propre existence dans ma tête, récompense suprême pour l’auteur.

Jean-Michel Dauriac – Août 2021 –

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Un auteur se révèle : Le fil de l’épée, Charles de Gaulle

Paris, éditions Perrin, collection Tempus, 2015, 146 pages

Il y a quelques années, les Mémoires du Général de Gaulle ont été mises au programme du bac français ; je me souviens que certains enseignants (de gauche évidemment) ont crié au scandale et demandé le retrait de cet auteur qui sentait trop la politique nationale. Querelle stupide et injustifiée, comme ce petit livre pourra le prouver à ceux qui prendront le temps de le lire.

Cet ouvrage paraît en 1932, chez Berger-Levraut . Il reprend le texte de conférences publiées en 1927 par le capitaine de Gaulle dans l’amphithéâtre de l’Ecole Militaire de Paris. L’ouvrage publiée ajoute au texte des trois conférences deux autres articles. Dans la version de poche que je présente ici, il y a une préface de Hervé Gaymard, gaulliste reconnu, qui introduit assez remarquablement le texte.

Le sujet peut sembler très spécialisé et ne concerner que les militaires : nous trouvons un chapitre titré « De l’action de guerre », un autre nommé « Le politique et le soldat », et un troisième appelé « De la doctrine », sous entendu « militaire ». Certes ces chapitres sont d’abord adressés à des officiers, en ce qu’ils traitent du commandement en temps de guerre, du rôle des diverses doctrines d’Ecole Militaire et des rapports entre l’homme d’Etat et le grand soldat. Mais dès que l’on entre dans la lecture de ces chapitres, il est aisé de se rendre compte que le propos est en fait bien plus large que les titres pourraient le laisser croire. L’auteur mène une réflexion a double entrée. Le premier niveau est objectivement militaire et pourrait faire partie d’un cours pour les officiers, dans une académie idoine. Le second niveau est une réflexion de portée philosophique et historique qui ne peut manquer d’intéresser le lecteur curieux et cultivé. La pensée reste certes axée sur la chose militaire, mais elle s’élève suffisamment pour la rendre civique au sens le plus large. Sous la plume de De Gaulle, le métier des armes est décrit comme une vocation et une forme de sacerdoce. Evidemment cela fait frissonner en moi l’anarchiste chrétien. Mais il faut avant de rejeter ces positions au nom du pacifisme ou de la foi, comprendre quel est le moteur de cette vocation.

Pour le capitaine de Gaulle, c’est d’une grande limpidité au fil des pages : c’est la France et l’amour qu’il lui porte qui justifient cette vocation. Dès le début des années 1930, il manifeste un attachement extrêmement profond à son pays. Cet amour n’a rien à voir avec un patriotisme belliqueux ou un nationalisme haineux comme les années 1930 en ont fait naître et en ont usé. Non, l’amour de la France est ici quasiment une mystique. De Gaulle se situe dans le droit fil de Jules Michelet et de Paul Vidal de La Blache, pour lesquels la France était une personne. On se souvient de la phrase qui ouvre le premier volume des Mémoires du Général : « Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France. » Tout est dit : la France n’est pas une abstraction pour l’auteur, elle est une patrie vivante dont l’histoire est la source. En lisant Le fil de l’épée, le lecteur ne pourra pas manquer de remarquer à quel point son auteur est un fin connaisseur de cette Histoire de France, celle de Michelet ou de Mallet-Isaac.  Et sa connaissance ne s’en tient pas à la chose militaire – dont il fait ici une démonstration remarquable -, mais elle embrasse à la fois l’histoire civile et religieuse et s’étend à l’histoire antique, par une connaissance précise des auteurs. Cet aspect justifie déjà à lui seul sa place de littérateur. Il est également évident que cette vaste culture et ces références ne peuvent plus du tout parler aux générations actuelles de lycéens et même d’étudiants, tant leur inculture historique est notoire (à quelques très brillantes exceptions près évidemment). D’où l’intérêt des très nombreuses notes de bas de page que l’auteur a incorporées à son travail. Dès la lecture de ce petit livre, nous savons que ce militaire est aussi un homme de grande culture.

Mais au-delà de ces connaissances très vastes, il faut aussi parler de l’écriture de De Gaulle. Il y a un style gaullien –que ceux qui ont eu la chance d’entendre les discours du Général ont perçu -, qui est très classique, marqué par les humanités qu’il a étudiées. On ne badine pas avec la concordance des temps chez le Général. ! Le lexique est très riche et la syntaxe parfaite. Pour De Gaulle, la langue française est un des aspects de la France : on ne saurait la maltraiter si on prétend l’aimer. J’ose à peine imaginer quelle serait sa réaction, aujourd’hui, en entendant le niveau de langue des journalistes ou des hommes politiques ! Cette langue est-elle de nos jours obsolète ? Si l’on s’en tient aux repères évoqués ci-dessus et à une grande partie des livres publiés, sans aucun doute. Mais elle est obsolète au même titre que la langue de La Fontaine, dont les élèves ne perçoivent plus le sens, ou que celle de Voltaire et de son ironie, sans parler de celles de Molières, Racine ou Corneille, et même Victor Hugo ! En lisant ce livre je mesurais à quel point nous avons sacrifié l’intelligence de notre jeunesse par lâcheté, en leur donnant de plus en plus de bouillie à boire au lieu de les habituer à mastiquer du consistant. Toute une énorme partie de notre patrimoine littéraire et théâtral est hors de portée des enfants de France et notre Président reçoit à l’Elysée des rappeurs et des influenceurs qui sont la quintessence de cet effondrement. Faut-il se résigner ? Certes non, mais le combat est très inégal. Comment faire livre ce petit livre à un élève de terminale ou à un étudiant en histoire moyen ? La tâche n’est pas impossible, mais elle est très ardue et nécessiterait un accompagnement à chaque page. Si l’on aime notre langue (et donc notre pays), on ne peut que déplorer la situation actuelle, fruit de cinquante ans de démissions successives, de droite comme de gauche.

A côté des trois chapitres spécifiquement militaires, il faut retenir deux chapitres beaucoup plus philosophiques et psychologiques, titrés « Du caractère » et « Du prestige ». Certes ils parlent d’abord du rôle des chefs militaires mais le lecteur comprendra très vite que la portée du discours est bien plus générale. Il y a quelque chose de stoïcien dans ces deux textes, par lesquels le capitaine De Gaulle décrit une ascèse et une éthique du commandement. Et que l’on ne dise pas que c’est un traité de management, pour essayer de le banaliser et de le ranger dans des cases pré-formatées. La réflexion que l’officier mène, alors qu’il a 37 ans quand il rédige ces pages, décrit par anticipation ce que sera son comportement dans les heures tragiques de la France, en 1940, en 1944, en 1958 ou 1962, voire même en 1968. Il y a là, déjà parfaitement décrite et analysée, sa conception de l’homme de caractère et la conduite à tenir dans des circonstances exceptionnelles qui abolissent la chaîne de commandement et mettent le chef face à ses seules responsabilités.  Ce que l’auteur énonce est infiniment au-delà de la discipline souvent stupide de l’armée. Le chef est celui qui sait, quand il le faut, ne pas obéir à un ordre inadapté et choisir la solution qui lui semble la plus efficace et juste. Car le prestige du chef est nécessaire dans ces circonstances. Il faut qu’il ait gagné la confiance totale de ses hommes pour pouvoir les faire agir selon un ordre divergent de celui de la hiérarchie. Et ce prestige ne se gagne que dans l’action, nullement dans la théorie et les salons. Ce livre est d‘ailleurs un plaidoyer pour l’action, qui seule révèle le caractère et permet d’acquérir autorité et prestige. C’est parce qu’un chef est juste et au milieu de ses hommes qu’il peut exiger le sacrifice. On comprend bien que cette éthique de l’autorité est aisément transposable au domaine civil. Bien des chefs d’entreprises, notamment dans les start-up, devraient méditer ce texte, s’ils en sont capables. Le prestige et l’autorité ne s’acquièrent pas en donnant des jours de congé et des tables de ping-pong !

Donnons la parole à l’auteur, dans un extrait assez célèbre chez les gaullistes :

«  Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère. Son mouvement est d’imposer à l’action sa marque, de la prendre à son compte, d’en faire son affaire. Et loin de s’abriter sous la hiérarchie, de se cacher dans les textes, de se couvrir des comptes rendus, le voilà qui se dresse, se campe et fait front. Non qu’il veuille ignorer les ordres ou négliger les conseils, mais il a la passion de vouloir, la jalousie de décider. Non qu’il soit inconscient du risque ou dédaigneux des conséquences, mais il les mesure de bonne foi et les accepte sans ruse. Bien mieux, il embrasse l’action avec l’orgueil du maître, car s’il s’en mêle, elle est à lui ; jouissant du succès pourvu qu’il lui soit dû et lors même qu’il n’en tire pas profit, supportant tout le poids du revers non sans quelque amère satisfaction. Bref, lutteur qui trouve au-dedans son son ardeur et son point d’appui, joueur qui cherche moins le gain que la réussite et paie ses dettes de son propre argent, l’homme de caractère confère à l’action la noblesse ; sans lui morne tâche d’esclave, grâce à lui jeu divin du héros. » (p. 60-61).

Outre la beauté du style, on ne peut qu’être saisi par la force de la prise de position. L’homme de caractère est donc celui qui « paie ses dettes avec son propre argent ». Toute la force de l’éthique gaullienne est là : il existe des situations où il faut savoir trouver en soi la ressource qui permet de prendre l’action à son compte, alors même que celle-ci ne vous mettait pas en jeu. C’est ce que fera l’inconnu général de brigade en juin 1940, qui lancera, avec une audace incroyable, cet appel insurrectionnel du 18 juin, face à un régime de Vichy et à une France couchée devant la défaite et les vainqueurs. De cette date, les Français apprendront à connaître la force de caractère de cet homme unique qui avait déjà annoncé sa position dans Le fil de l’épée.

Un peu plus loin dans le même texte, il fustige la société de consommation naissante, avec des accents elluliens assez surprenants :

«  Or, notre siècle, à peine au tiers écoulé, aura vu se succéder deux âges radicalement dissemblables et sans autre transition que la guerre [ de 1914-1918]. Les contemporains doivent faire effort pour se représenter les années d’autrefois : ère de stabilité, d’économie, de prudence ; société des droits acquis, des partis traditionnels, des maisons de confiance ; régime des revenus fixes, des traitements certains, des retraites calculées au plus juste ; époque du trois pour cent de l’échelle mobile, du vieil outillage et de la dot réglementaire. La concurrence, aidée de la technique, a fait fuir cette sagesse et tué cette douceur : groupe allégorique qui symbolise l’âge nouveau. La guerre a grossi en torrent le cours naturel des choses et transformé l’assiette des besoins. Pour satisfaire ceux-ci, tels qu’ils sont, divers, impérieux, changeants, l’activité des hommes se multiplie et se précipite. Plus éphémère que jamais sont le succès, la mode, le gain. Quelle clientèle se conserve, quelle réputation est définitive, combien de temps une machine demeure-t-elle assez moderne ? La chevelure de la Fortune, coupée court, offre peu de prise, et tous la poursuivent à présent, même celui-là qui, naguère, l’attendait dans son lit. » (p. 66-67).

Ainsi l’auteur a-t-il pressenti ce que Bernard Charbonneau appelle la Grande Mue et en rend-il responsable à la fois le marché (la concurrence) et la technique. Rédigé en 1927, ce texte mérite d’être connu pour sa prémonition, laquelle n’est en fait que l’analyse des gens profonds et intelligents ( ce qui surprend toujours les sots et les superficiels).

Dans la conférence « Du prestige », De Gaulle se livre à une analyse des ressorts de l’autorité et de son corollaire, le prestige, forme distinguée du respect. Il fait, là aussi un diagnostic temporel ;

« Notre temps est dur pour l’autorité. Les moeurs la battent en brèche, les lois tendent à l’affaiblir. Au foyer comme à l’atelier, dans l’Etat ou dans la rue, c’est l’impatience et la critique qu’elle suscite plutôt que la confiance et la subordination. » (p.73).

Si ce diagnostic est celui de la fin des années 1920, que dire d’aujourd’hui, où la notion même d’autorité est rejetée par la grande majorité des dirigeants et penseurs, souvent sous des formes détournées, mais bien réellement. Analysant un peu plus loin les constituants du prestige, il peut écrire :

« Mais s’il entre dans le prestige une part qui ne s’acquiert pas, qui vient du fond de l’être et varie avec chacun, on ne laisse pas d’y discerner aussi certains éléments constants et nécessaires. On peut s’assurer de ceux-là ou, du moins, les développer. Au chef, comme à l’artiste, il faut le don façonné par le métier. » (p.76).

Ici De Gaulle mentionne ce que l’on nommera un peu plus tard le charisme et dont les historiens de la fin du XXème siècle feront un grand usage. En termes de marketing pour commerciaux, on dirait que le leader doit posséder les qualités du leadership. Lesquelles sont toujours, quand cela fonctionne, un mélange d’inné et  d’acquis. Mais, comme le souligne notre auteur, les qualités qui peuvent être acquises doivent être cultivées. Elles ne feront jamais le grand chef, tel César, Alexandre ou Napoléon, mais elles peuvent assurer la gloire des seconds couteaux de l’Histoire. De Gaulle aborde donc logiquement ensuite ces qualités à travailler . Et la première est sans nul doute surprenante en notre temps de réseaux sociaux, de paparazzi et de storytelling pour ne prendre que trois thèmes à la mode.

«  Et, tout d’abord, le prestige ne peut aller sans mystère, car on révère peu ce que l’on connaît trop bien. » (p.76).

Nos présidents depuis 2007 devraient méditer ce texte chaque soir, avant de  s’endormir et pas seulement Le Prince de Machiavel. Lorsqu’il fut le héros de la France puis son président durant onze années, le Général a suivi très scrupuleusement ce principe. Il est resté un homme inaccessible au commun, une sorte de héros antique, qui savait prendre des bains de foule pour prouver son incarnation, mais ne laissait rien filtrer de sa vie familiale et de son monde intérieur. L’exemple navrant de MM. Sarkozy, Hollande et Macron nous montre, a posteriori, combien il avait raison. Il énumère ensuite d’autres qualités sur lesquelles je ne vais pas m’étendre, mais qui sont tout aussi importantes : la sobriété du discours, la réserve systématique, l’identification avec de hautes idées… Il est très cruel de remarquer que ceci dépeint exactement le contraire de ce que font nos dirigeants actuels. De ce point de vue, aucun d’eux ne peut raisonnablement se prétendre gaulliste. D’ailleurs l’image du Général est devenue encombrante, il faut donc la ranger dans les livres d’Histoire, aux côtés des Clemenceau, Napoléon et autres caractères.

Je ne désire pas aller plus avant dans le dévoilement de ce grand petit livre, qui inaugure la carrière du plus grand Français du XXème siècle, quoi qu’on en pense par ailleurs. Je crois que le peu que je viens de citer suffit à monter combien stupide fut l’attitude de rejet des professeurs de lettres face à sa mise au programme : réaction de « petits » devant la grandeur, mais plus grave encore, aveuglement de professionnel devant l’écrivain, alors que les mêmes font étudier à leurs élèves des scribouillards qui disparaîtront comme la buée du Qohélet[1].

Le fil de l’épée est un jalon de premier ordre dans la naissance de l’écrivain De Gaulle, qui confirmera par la suite, dans ses Mémoires, tout son talent. Mais il est aussi une anticipation remarquable du destin de celui qui aima la France passionnément et eut assez de caractère et de prestige pour la sauver du déshonneur et l’ancrer dans une république démocratique et stable. Ce n’est pas rien !

Jean-Michel Dauriac – juillet 2021


[1] Dans le livre de l’Ecclésiaste, le mot est traduit par « vanité » : « Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent ». Lire les chapitres 1 et 2 de ce livre de la Bible.

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Vivre avec nos morts – Delphine Horvilleur

Paris, Grasset et Fasquelle, 2021.

Sortir, au temps du Covid, un livre titré Vivre avec nos morts peut sembler relever de la provocation. D’autant plus que le titre lui-même est un oxymore. Or, quiconque a perdu un être cher sait bien que nous vivons entouré de nos morts. Ils sont plus ou moins discrets, plus ou moins nombreux, mais ils hantent notre vie, sporadiquement pour certains, continûment pour d’autres. En réalité, ce livre tombe plutôt à point nommé, dans un temps où la mort s’est faite bien plus visible et a quitté le paravent des EPAHD pour envahir nos écrans de télévision et nos journaux. Disons de suite que le livre ne traite pas du tout des morts du Covid, mais s’inscrit dans une démarche bien plus large, qui est celle de la manière d’accompagner les familles lors d’un décès. C’est donc, au sens théologique, un ouvrage de pastorale. Mais il n’est évidemment pas réservé aux ministres du culte et il faut en recommander la lecture à tous.

La plupart des chapitres portent des noms des prénoms de personnes décédées que l’auteur a connu et/ou accompagnées. Le choix très large permet de parler aussi bien des hommes que des femmes, des enfants comme des vieillards, des malades comme des bien-portants. Chaque chapitre met très adroitement la lumière sur un thème², à partir des circonstances  du décès. On traitera ainsi successivement de la laïcité,, de la mort des enfants, de la Shoah… Il s’agit donc d’un livre de citoyenneté également, qui peut servir de base pour un dialogue de société.

Mais le lecteur trouvera aussi dans ce texte un art consommé du portrait, qui rappelle que l’auteur est un écrivain. La lecture est donc largement facilitée par la fluidité du style.

Un troisième trait distingue pourtant radicalement ce livre d’un essai ordinaire. C’est avant tout une très belle introduction au judaïsme, par la petite porte des funérailles. Le lecteur qui ignore totalement ce que peut être le judaïsme sera sans doute un peu dépaysé, mais s’il fait l’effort de mémoriser ce qu’il rencontre, il sortira de ce livre avec une certaine idée de la religion juive. Delphine Horvilleur a l’intelligence de distiller à très petites doses les informations religieuses et théologiques, ce qui rend son texte lisible par tous les publics. Et pourtant, le judaïsme est partout ! Ici, une citation du Talmud, là une coutume évoquée, ailleurs une cérémonie décrite. Il s’agit d’une imprégnation homéopathique, pas d’un cours.

On voudrait citer de nombreux passages, tant le livre est riche et réussi. Mais il faut se limiter, pour laisser le futur lecteur faire ses découvertes. Je ne citerai donc que quelques phrases prises au long de la lecture.

Voici une intéressante définition de la laïcité, tiré du  chapitre intitulé « Elsa » :

« La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu’il est mort ou inventé. Elle n’a rien à voir avec cela. Elle n’est fondée ni sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu’il est habité, mais sur la défense d’une terre jamais pleine, la conscience qu’il y reste toujours une place pour une croyance qui n’est pas la nôtre. La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. » (p. 28-29).

Le livre tourne autour du thème de la mort. Le judaïsme, matrice des grands monothéisme, aborde évidemment ce sujet. Mais nous sommes souvent ignorants, nous les chrétiens ou les musulmans, des croyances juives. Voici un autre extrait sur la vie post-mortem.

«  La Thora ne parle pas de vie après la mort. Les personnages, un à un, meurent, et pour certains à un âge très avancé. De Noé à Mathusalem en passant par tous les patriarches et leurs familles, au jour de leur mort, il est simplement dit d’eux qu’ils « rejoignent les leurs » (Genèse 35 :29 ou Genèse 49 :33) ou « dorment avec leurs pères » (1 Rois 2 :10). Leur disparition les inscrit simplement dans la lignée de ceux qui les ont précédés, et ils quittent le monde dorénavant habité par ceux auxquels ils ont donné naissance. » (p.115)

L’homme s’inscrit, pour le judaïsme, dans la suite des générations qui peuplent la terre. D’où la manière d’ensevelir els défunts :

«  Dans le judaïsme, le défunt n’est pas enterré dans une tenue de ville ou dans ses « vêtements du dimanche ». Avant d’être inhumé, il est préparé, lavé puis paré d’une tunique blanche spécifique dans laquelle il sera enterré. Cet habit reproduit symboliquement une autre tenue, à laquelle la Bible fait référence. Il s’agit du vêtement que portait le Grand Prêtre lorsqu’il officiait au Temple de Jérusalem il y a plus de deux mille ans.

La Thora décrit précisément comment le Grand Prêtre se purifiait, procédait à des ablutions et enfilait ses vêtements, tandis qu’il s’apprêtait sur l’autel à faire face au Créateur. Au Temple, le Cohen était l’homme qui pouvait approcher au plus près le divin, le seul qui avait le droit de pénétrer le Saint des Saints, c’est-à-dire le droit de se tenir devant le Dieu invisible. Dans la tradition juive, chaque homme au jour de son inhumation endosse le même rôle sacerdotal. Il est lavé et paré des mêmes attributs, tandis qu’il s’apprêt lui aussi à rencontrer le divin. Son corps est enveloppé dans un linceul qui reproduit tous les éléments de la tenue sacerdotale. Chaque homme qu’on enterre est un Grand Prêtre, au jour de son départ. Il se prépare au même face-à-face. » (p. 49-50)

Le lecteur pourra ainsi mesurer la distance que le christianisme a pris au fil du temps avec la simplicité symbolique des débuts : nos sarcophages et lourds cercueils de bois ou de métal sont bien destinés à nous protéger d’une corruption cependant inévitable et inscrite dans le cycle de la vie. Les Juifs sont, jusque dans la mort le peuple de l’Alliance. Que font, au moment du décès, les chrétiens de la Nouvelle Alliance ? Question abyssale qui dépasse évidemment le cadre de cette recension.

Enfin, évoquons, encore par une citation, le lieu de repos des morts.

«  Où vont les morts ? Le seul lieu auquel la Thora fait explicitement référence est un endroit nommé Shéol où descendraient les disparus (voir Genèse 37 :35, « Je descends au Shéol endeuillé ».) S’agit-il d’un territoire ou d’un monde souterrain ? Le texte n’en dit rien. Mais l’étymologie du terme est éloquente. ²²² vient d’une racine qui signifie littéralement « la question ». On pourrait donc l’énoncer ainsi : après notre mort, chacun de nous tombe dans la question, et laisse les autres sans réponse ; Débrouillez-vous avec cela. » (P. 116)

On est bien loin des certitudes ou pseudo-certitudes que les chrétiens ou les musulmans ont construit autour de la notion  de Paradis. La question (shéol) reste ouverte et nous sommes condamnés à n’avoir que cette non-réponse si l’on est juif ou si l’on prend au sérieux le Premier Testament.

Mais le lecteur aurait tort de croire que ce livre est un ouvrage rébarbatif de théologie. Les quelques extraits que je viens de citer sont presque les seuls de cette nature. Le reste est beaucoup plus narratif. Il faut renvoyer le lecteur au chapitre « Marceline et Simone : au jour du Jugement », qui est un des plus drôle et des plus réussis de ce livre. Delphine Horvilleur y parle des « filles de Ravensbrück », comme se nommaient elles-mêmes Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, deux survivantes de la Shoah. On ne peut imaginer deux personnalités plus différentes, et pourtant elles furent amies à la vie à la mort. Comme ce chapitre, chaque thème recèle des perles que je vous laisse découvrir.

J’avais chroniqué, il y a quelques années, le premier livre d’ D. Horvilleur, En tenue d’Eve. Il faisait déjà preuve des qualités qui se sont épanouies depuis et que ce dernier ouvrage met clairement en lumière. Vivre, c’est accepter que la mort nous attende. Tout déni est porteur de dysfonctionnements, tant personnels que sociétaux. Si cette « pandémie » de Covid19 avait seulement servi à remettre la mort dans la vie et nos morts dans notre vie, alors elle aurait été utile. Bonne lecture et bonne réflexion.

Jean-Michel Dauriac

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