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Catégorie : les critiques

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Un des plus grands disques de chanson française a 50 ans !

J’avais 17 ans, cette année là (ce n’est pas le début d’une chansons, encore que…) et j’étais entre la première et la terminale. J’aimais déjà le rock, mais j’adorais encore plus la chanson française depuis qu’un certain Jacques Brel était entré dans ma vie par les oreilles. Quelques années auparavant (c’était en 1968 je crois), un disque était sorti, avec une couverture en noir et blanc, un visage un peu buriné en gros plan et en haut, écrit, en style manuscrit « Serge Reggiani ».

Une véritable bombe pour moi et pour quelques copains de la même bande. Une voix unique, une diction parfaite, et un choix de chansons impeccables, d’auteurs-compositeurs très divers. Ce jour-là Reggiani est entré dans mon cœur et mes tripes et n’en est jamais sorti. Je l’ai suivi jusqu’à sa mort, et je l’écoute très régulièrement. C’est lors d’une de ces réécoutes récentes que j’ai pris conscience que, si le disque parfait existe, je venais de l’écouter. Ce disque n’a pas de titre, mais depuis, on a pris l’habitude de l’appeler Rupture, du nom de la première chanson de la face A du 33 tours. Car je vous parle d’un temps ou la musique s’écoutait avec des galettes de vinyle de plus ou moins grand diamètre qui tournaient à plus ou moins grande vitesse sur des machines qu’on appelait souvent tourne-disques  – ce qui est bien mieux que l’affreux pick-up que certains employaient ou emploient encore. Les disques s’usaient à force d’être écoutés et s’emplissaient de petits craquements, voire de sauts brutaux selon leur état et les chocs subis. Dans cet album, Reggiani chante, à un moment : « J’écoute Edith sur un phono, Par hasard un disque en mono, La chanson est de Marguerite » (Edith). Pour nous cette phrase était aussi rétro que celles que je viens d’écrire au-dessus, car nous ne savions plus ce qu’était un phonographe et ses lourdes galettes de cire noire. Aujourd’hui je possède ce disque en CD et en version MP3, mais c’est le vinyle que je préfère encore ; d’abord pour l’objet, une vaste pochette ouvrante, à l’intérieur de laquelle on a pu imprimer tous les textes des 10 chansons de l’album, en caractère qui ne demandent pas un microscope pour être lus, comme dans les livrets de CD. On peut donc se régaler de la forme du poème en l’écoutant, puis en le relisant.  Et puis, les photographies ! Celle de la couverture est superbe, elle dit tout de la complexité de cet homme, dans des couleurs assez sombres. Celle de l’intérieur est un magnifique portrait où on devine l’espoir dans les yeux de Serge. Rien à voir avec les miniatures des CD ! (Remarquez que c’était encore plus ridicule dans le cas de la cassette audio, un support encore plus petit !)

Mais la véritable émotion vous saisit quand la pointe de votre diamant aborde le premier morceau, Rupture. Le texte est très long et nous emporte sans retenue. Il est signée Jean Dréjac, un grand parolier de cette époque-reine du texte. Il faudrait le citer en entier, mais je vais donner ce quatrain que je trouve sublime :

Il faut être artiste

Jusqu’au bout des doigts,

Pour sculpter des joies

Quand la chair est triste

Sur ce texte envoutant éminemment triste, Michel Legrand a posé une de ses très grandes musiques, à base de piano, sobre et entêtante. L’alliage du texte et de la musique est parfait, à un point d’incandescence que tout auteur-compositeur rêve un jour d’atteindre. Mais ce qui rend cette chanson encore plus grande, c’est l’interprétation magistrale de Reggiani. Il joue véritablement cette rupture, avec toutes les armes de sa voix et de sa sensibilité. Qui peut dire mieux que cela la fin d’une histoire d’amour :

Avec en secret

L’immense regret

Que cette aventure,

Ce moment parfait,

Soit déjà défait,

Et que rien en dure.

Le ton est donné : ce sera un album irréprochable, un sommet de la chanson à texte, comme on disait alors – en écoutant le tout-venant actuel de la chanson française, je mesure la valeur de cette expression un peu passéiste. Jean Dréjac cosigne avec Michel Legrand trois autres titres : Comme elle est longue à mourir ma jeunesse, Dans ses yeux et Edith .  Legrand compose par ailleurs un autre titre, La putain, qu’écrit Jean-Loup Dabadie. On ne dira jamais assez à quel point Michel Legrand était doué pour la composition et savait s’adapter à tous les styles en gardant le sien. On oublie qu’il a commencé sa carrière de compositeur de chansons avec un jeune auteur toulousain qui ne voulait pas chanter, mais qui a dû s’y résoudre car personne ne voulait de ces titres, Claude Nougaro. Legrand a la qualité très rare de pouvoir passer de la variété au jazz ou au classique en gardant la même inventivité et exigence. Sur cet album il est le compositeur de la moitié des chansons et cela pèse beaucoup dans l’ambiance et la qualité du disque, car il signe les arrangements et dirige les titres qu’il a composés.  On retrouve également Jacques Datin, très célèbre compositeur de chansons à l’époque et fidèle complice de Reggiani jusqu’à sa mort (il meurt en 1973, à seulement 53 ans). Datin a beaucoup fait tandem avec Jean-Loup Dabadie, qui fit d’abord sa réputation en écrivant des chansons, avant de passer au scénario de film avec brio et d’intégrer l’Académie Française. Ici le tandem signe deux titres : L’absence et L’Italien. Autant dire deux chefs-d’œuvre.

 L’Italien est le plus gros succès de Reggiani, celui que l’on entend encore parfois et que l’on retrouve sur les compilations de chansons française des années 1970. Pourquoi Dabadie est-il si fort ? Parce qu’il raconte des histoires, tout simplement. L’écriture de L’Italien est un modèle de composition littéraire. On y trouve déjà tout le sens de l’image de l’auteur : ce pauvre gars qui revient après 18 ans d’absence et a tout raté, nous le voyons vraiment déambuler, passer devant ces fenêtres allumées et ce portail.  L’évocation est très visuelle, c’est déjà un petit scénario. Et sur ce synopsis, Jacques Datin signe une de ses grandes musiques, opposant des couplets assez récitatifs à un refrain à moitié en italien, très chantant, à la mélodie obsédante. Il y a eu bien sûr identification avec l’interprète, qui n’a pas eu besoin de rentrer dans le personnage puisqu’il l’était. L’Italien, c’est un grand rôle de Reggiani, mais un rôle qui dure seulement 4’00.

 L’absence est également une très grande chanson, sur un sujet ici traité de manière abstraite, quasi-philosophique. Ce superbe texte de Dabadie arrive à nous faire ressentir la profondeur de la douleur de l’absence en usant uniquement d’objets ou d’être anonymes : un volet qui bat, un livre oublié, un vase vide, un miroir… La forme n’est pas loin d’évoquer Baudelaire et qui lit ce texte à voix haute comprend très bien que c’est de la haute poésie et qu’on a bien fait d’honorer pareil auteur en l’élisant au quai Conti.

Les vase sont vides

Où l’on mettait des bouquets

Et le miroir prend des rides

Où le passé fait le guet

On est loin de la chansonnette abrutissante des yéyés de l’époque. Lorsqu’on songe que els les deux premiers morceaux sont  Rupture et L’absence, on mesure quel est le niveau auquel se situe ce disque.

La Face A du microsillon se poursuit avec La putain, autre texte de Dabadie. Là encore, l’auditeur-lecteur ne peut qu’être frappé par la charge visuelle du texte et l’art du récit scénarisé. Petit bijou d’humour et de nostalgie, cette chanson douce-amère résonne en nous et nous donne un étrange attachement pour cette anonyme prostituée. Michel Legrand a su créer une musique très mélodique et qui colle à cette nostalgie jamais vulgaire. Voici un autre modèle parfait. La chanson suivante est encore plus nettement orientée vers une tristesse inguérissable, Comme elle est longue à mourir ma jeunesse nous parle d’un mal qui nous atteint tous à un moment ou un autre de notre existence, ce moment où nous comprenons dans notre corps et notre chair que la jeunesse est partie, qu’il faut en faire le deuil et qu’on ne le peut ou ne le veut pas. Jean Dréjac a ici trouvé des accents romantiques qui en sont pas sans rappeler Victor Hugo. La musique est rhapsodique et nous conduit aux derniers mots « qui ne veut pas mourir » inéluctablement où retombe la tension dans la voix de Reggiani qui semble s’éteindre doucement.

Voici quatre chansons qui ne baignent pas franchement dans la joie. Le choix a donc été fait de terminer sur une chanson plus légère, une sorte de biographie d’anonyme, celle de Thomas, un petit gars du Nord qui tourne le dos à la mine au moment d’entrer au travail et descend faire sa vie dans le midi, chez les cigales, au pays des mandarine et des églantiers. Mais qui, au moment de la vieillesse et à l’approche de la fin, remonte pour finir ses jours dans son pays natal. C’est le cycle de la vie, chanté sur une musique assez légère, sans prétention de Jacques Datin, un petit air sympathique que mes élèves de Cours Moyen aimaient beaucoup chanter, quand je les accompagnais à la guitare, dans leur école de banlieue : Thomas, c’était la vie banale et normale mais heureuse.

La face B du disque commence par une des plus belles chansons qu’ait jamais enregistré Reggiani, Ma fille. Ce texte carrément sublime de vérité est l’œuvre d’Eddy Marnay, l’homme aux 4 000 chansons, un parolier très chevronné, ici associé à un pianiste-compositeur rompu au métier également, Raymond Bernard. Celui-ci fut longtemps le pianiste de Gilbert Bécaud, avant de devenir celui de Reggiani pendant vingt ans. Ma fille est l’histoire d’un père qui voit sa fille prendre son autonomie et lui écrit une sorte de lettre particulièrement émouvante. Tous les pères du monde peuvent se reconnaître dans ce texte qui sonne si vrai et pourtant si poétique. Une chanson qui n’a guère besoin que d’un piano pour trouver sa plénitude.

Une chanson plus légère ensuite, Dans ses yeux, chansons d’amour bien tournée, la plus simple du disque, comme une respiration, une bouffée d’air frais du tandem Dréjac-Legrand, avant de plonger dans la vie de L’Italien, déjà évoquée plus haut. N’oublions pas que l’art d’organiser les titres d’un album n’est pas quelconque, il relève de la recherche d’une alchimie qui ne réussit pas toujours. Tous ceux qui, musiciens, ont fait des programmes de concert comprendront de quoi je parle ! Ici c’est aussi la perfection. Car après cette petite merveille cinématographique qu’est L’Italien, arrive Edith, chanson-hommage à la môme Piaf. Il faudrait, encore une fois citer tout le texte de Dréjac, mais il faut choisir, alors allons vers le dernier couplet :

Heureux sont ceux qui ont brillé

Edith, dans ton rêve éveillé ;

C’est une merveilleuse histoire

Lorsque l’on a rien qu’une fois

Eu le droit de poser le doigt

sur la soie de ta robe noire…

Je vous laisse apprécier les allitérations des deux derniers vers. C’est un des plus beaux hommages rendus à l’artiste, il est d’ailleurs rentré dans le patrimoine de la chanson et brille au panthéon des grands succès de Reggiani, et pourtant ce n’est pas la chanson la plus facile. Symbiose parfaite entre paroles, musique et voix.

Le disque s’achève par La Cinquantaine, une chanson-bilan qui va bien à l’interprète. On y trouve, par anticipation, les rôles qu’il jouera dans els films de Sautet un peu plus tard.

Dix chansons, mois de quarante minutes, mais un pur bijou, où rien n’est à jeter. Pour moi, c’est le plus grand disque de Reggiani, même supérieur à son premier. Je pourrais réécouter sans cesse ce disque sans m’en lasser. Il faut dire aussi que je considère Serge Reggiani comme le plus grand interprète masculin de la chanson française, même avant Montand.

On peut trouver en téléchargement tous les titres de cet album :

https://www.amazon.fr/s?k=serge+R%C3%A9ggiani+Rupture&__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&ref=nb_sb_noss

On peut aussi trouver l’album en CD dans le coffret qui regroupe tous ses albums studio Polydor :

Enfin, en furetant, il est possible de trouver le vinyle d’occasion.

J’espère vous avoir donné envie d’écouter ce petit chef-d’œuvre.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2021

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L’Etre et le Géant de Bernard Fauconnier – La rencontre impossible mais rêvée.

2020, Feedback éditions, Paris, 14,00 €

Si j’en crois la liste des œuvres de l’auteur qui ouvre l’ouvrage, ce roman est la première de ses créations publiées. Alors disons-le de suite, sans entretenir un suspens inutile : pour un coup d’essai c’est un coup de maître ! Rarement, depuis des années, un livre français m’aura autant plu.

L’argument est on ne peut plus simple et relève plus du théâtre que du roman. B. Fauconnier imagine une rencontre secrète entre les deux ennemis jurés de la Vème République : le Général de Gaulle, ancien chef de l’Etat, et le Philosophe Jean-Paul Sartre, contempteur du précédent et gauchiste reconnu, conscience de la jeunesse intellectuelle française. L’auteur situe cette entrevue improbable dans le cadre du voyage en Irlande de Charles et Yvonne de Gaulle, au printemps 1969, peu de temps après le départ brutal du vieux lion blessé, suite à la perte du référendum sur la régionalisation, la participation et la réforme du Sénat. Le référendum a lieu le 27 avril 1969, nous sommes donc environ trois semaines plus tard. On peut imaginer sans peine l’état d’esprit du vieil homme. J.P. Sartre est plus jeune que le Général, né en 1890, de quinze ans son cadet (il est né en 1905). Il a donc 64 ans au moment de cette entrevue imaginaire, quand le général a 79 ans. Ces quinze années ne pèsent pas si lourd, car à cette époque, un homme de soixante ans est un vieil homme, et pour les jeunes générations, Sartre est un vieux gauchiste. Comment une telle idée est-elle venue à un auteur né en 1959, qui avait 9 ans en 1968 et dix ans au moment du départ du Général ?

C’est l’objet des premières pages du livre que l’auteur considère comme sa préface. Nous y apprenons qu’il a un soir osé aborder Sartre vieilli dans un bar, au seuil de la nuit, et discuter avec lui ; Il lui a fait la promesse d’écrire un roman sur lui, où il rencontrerait de Gaulle. Ce projet a bien fait rire le philosophe qui a acquiescé mais a demandé à lire le livre (ou plutôt que l’auteur le lui lise, car il avait de très mauvais yeux). Promesse faite, mais impossible à tenir, la mort ayant frappé Sartre en 1980. Fauconnier a tenu parole et inauguré son travail d’écrivain par ce livre particulier dont nous parlons aujourd’hui. L’histoire est belle, elle donne un sens très particulier à ce livre.

Pourquoi Sartre, pourquoi de Gaulle ? A la fin des années 1980, la question mérite d’être posée, tant cette décennie a marqué un tournant dans le monde politique et culturel français. Autant le choix aurait été indiscutable dans les années 1970, autant il n’apparaît plus évident quinze ans plus tard. La France a changé. C’est d’ailleurs ce que de Gaulle pressent dans ses réflexions telles que les crée l’auteur. Les puissances de l’argent ont triomphé, ce sont les années-fric, celles où les idoles sont Berlusconi et Tapie. Le fossé est abyssal avec les deux protagonistes du roman. Sortir ce livre au milieu du règne de la berlusconnerie est un acte qu’il faut lire à deux niveaux. Au premier degré, c’est un hommage aux deux plus fortes personnalités de la décennie 1960. Au second degré, c’est un affrontement entre la raison d’Etat associée à l’amour de la Patrie et la liberté philosophique et le refus du système politique traditionnel. Certes, Sartre s’est beaucoup trompé en politique et s’il n’y avait que cela pour en mesurer l’oeuvre, il serait totalement à oublier. Dans le champ politique, c’est Aron qui a gagné à long terme. Mais il faut replacer ces erreurs dans leur écrin temporel, non pour les excuser, mais au moins pour les comprendre. Il y avait encore un enjeu réel en politique dans la France gaullienne : c’est le fond de commerce des évènements de mai 1968. Il y avait encore une espérance, qui s’était déplacé d’une URSS devenue peu fréquentable à une Chine Populaire mythifiée. Il y a de quoi halluciner à lire ce qui a pu être dit, pensé et écrit dans cette époque (entre 1968 et 1975) sur Mao et ses idées, sur la mise en œuvre et sa théorisation. C’est le naufrage de l’intelligence face à l’utopie maoïste. Et Sartre n’a pas compté pour rien dans ce jeu ! En face, de Gaulle, l’homme providentiel de 1940 et de 1958 commence à lasser les Français : le discours de rigueur et de patriotisme s’érode lentement et se périme. Le sens de l’honneur, celui du sacrifice pour des idées, le culte du travail, tout cela est consumé par les slogans de 68. De Gaulle ne peut pas comprendre la génération Cohn-Bendit. Il faut dire, quand on en voit l’aboutissement aujourd’hui, on en lui donne plus tort. C’est cette opposition que Fauconnier met en scène, à travers les dialogues de cette soirée, entre deux verres de paddy irlandais. Mais il y a aussi un troisième niveau à ce récit dans le contexte de sa parution : c’est celui de rendre mesurable le fossé qui s’est creusé en 20 ans, et s’il y  a eu un monde d’hier et un monde nouveau, c’est à ce moment-là qu’il s’est déchiré, et non, comme le croit l’enfant-prince de l’Elysée élu en 2017, entre lui et tout ce qui a précédé. Cela prouve d’ailleurs son manque de culture profonde, il n’a que la culture science-po à sa disposition et, très visiblement, le travail qu’il a pu effectuer pour Paul Ricoeur n’en a pas fait un penseur-disciple. Ce livre fait la preuve éclatante de l’avilissement du niveau éthique de notre pays en vingt ans de libéralisme et de consumérisme giscardo-mitterandien. Les deux figures du philosophe et de l’homme d’Etat s’éloignent dans un flou brumeux. Il ne reste plus que des citations dans des dictionnaires et des caricatures partisanes.

Qu’attendre d’une telle rencontre ? Si l’on est dans la logique hollywoodienne du story-telling médiatique actuel, on peut rêver d’une réconciliation sur les grandes valeurs. Ce serait évidemment une tromperie sur la marchandise. Ils se sont parlés, puis ils se sont quittés, et c’est tout. Leurs univers respectifs étaient trop opposés pour espérer même un début de conciliation. Chacun teste l’autre, c’est une partie d’échec verbalisée. Sur la conception politique, Sartre est raide comme un pur stalino-maoïste, vivant dans un monde abstrait et niant la réalité de l’horreur chinoise. L’avantage est ici à de Gaulle, qui sait vraiment ce qu’est la politique au plus haut niveau. Bien sûr, au plan philosophique, Sartre a l’avantage, encore que sa philosophie existentialiste soit en grande partie creuse et surtout terriblement datée, déjà en 1969. Tout cela est connu et les dialogues qu’imagine B. Fauconnier sont très judicieux, ils sonnent presque plus vrais que nature. Et pourtant, il y a un domaine où l’on sent que les deux hommes pourraient s’entendre, celui de la littérature. Là, le lecteur sent fort bien que l’auteur a une nette préférence pour l’écrivain Sartre face à l’écrivain de Gaulle. Mais le résultat est là : tous deux ont une œuvre littéraire importante et appréciable. Certes, Sartre est auréolé, auprès de beaucoup, par son refus du Prix Nobel. Avec le temps, cela s’avère une belle bêtise ! Car les jurés suédois ne s’y étaient pas trompés : Sartre est un écrivain et c’est en tant que tel qu’il passera à la postérité. Sa philosophie est illisible et, tant qu’à se torturer les méninges, autant lire l’original, Martin Heidegger, que la copie, Jean-Paul Sartre. Son action politique est maintenant dans les poubelles de l’histoire et il y a bien peu de chances qu’elle en sorte, sauf pour quelques thèses ésotériques en histoire ou science politique. Combien de temps ont-ils parlé : une bouteille de Paddy, donc sans doute au moins trois heures. La rencontre est là pour l’éternité comme témoignage à la fois d’un désir et d’une incompatibilité ; qu’elle soit imaginaire ne change rien. Nous savons bien que la bonne littérature est plus vraie que le monde réel, car elle le transcende.

Descendant de la chambre où ils ont échangé, nous voyons deux hommes âgés marcher côte à côte dans le parc. Le plus petit raccompagne le plus grand jusqu’à sa chambre d’hôtel. Ils se séparent et la vie continue. Avant de se quitter, le Général demande à son interlocuteur :

« – Que direz-vous à ma mort ? demanda le Général.

  • -Je dirai que je n’avais pas d’estime pour vous.
  • -C’est bien. C’est très bien.

Ils s’enfonçaient dans la nuit, ils disparaissaient dans les profondeurs du parc. Le philosophe, avec son pas rapide et sautillant, semblait danser aux côtés du Général impavide ».

La comedia e finita. Ce très grand livre appelle plusieurs lectures, qui n’en épuiseront pas le sens et la richesse.

Jean-Michel Dauriac – Septembre 2021.

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Nocturnes – cinq nouvelles de musique au crépuscule – Kazuo Ishiguro

Folio Gallimard, 2017 (première édition française 2010)

Farfouillant un jour dans le rayon japonais d’un magasin bordelais à l’excellent choix de livres, j’achetais trois romans d’auteurs au nom nippon et je les laissais reposer. Puis, comme d’habitude, j’y revenais au temps venu. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que cet auteur était en fait un auteur britannique. J’en fus donc pour mon désir d’Orient. Mais ce que j’ai découvert m’a largement comblé.

Il s’agit de fait d’un recueil de nouvelles sur le thème de la musique. Les personnages principaux ont tous une activité de musiciens, à des niveaux très différents. C’est la musique qui sert de fil conducteur et noue les relations des protagonistes dans chaque histoire. Plusieurs de ces héros sont des musiciens qui vivotent difficilement de leur métier. Ils ont en commun le jazz, qui est le style dominant de cette série de nouvelles.

L’auteur nous transporte en des lieux très différents : la première nouvelle, Crooner, se passe à Venise et nous y entendons une sérénade donnée d’une gondole autour de standards de jazz, de ce qui est en fait une rupture. La deuxième histoire est titrée Advienne que pourra et met en jeu trois amis qui  se connaissent depuis l’université. Le couple de deux d’entre eux vacille sérieusement et le mari appelle son ami pour tenter de rétablir la situation. Mais tout tourne de travers et l’auteur nous laisse en plan sans nous donner le résultat de cette pitoyable manipulation. L’action se déroule à Londres. La troisième histoire, Les collines de Malvern, est située dans la campagne anglaise et met en jeu un auteur-compositeur de chansons plutôt folk-rock qui vient faire retraite chez sa sœur pour se consoler d’auditions calamiteuses à Londres. Il y rencontre un couple de chanteurs suisses en vacances et noue avec eux une brève mais intense relation. La quatrième nouvelle est aussi la plus longue, elle se nomme Nocturne et a donné son nom au recueil. L’action se situe entièrement dans un grand hôtel de luxe de la Californie ou un célèbre chirurgien esthétique loue un étage entier pour les suites opératoires de ses clients, souvent des gens du showbiz. Les deux protagonistes sont un saxophoniste très doué mais qui ne parvient pas à émerger et une vedette people. On suit leur étrange relation et leurs incursions dans les salons de l’hôtel, aux étages inférieurs. Pour la dernière histoire, nous revenons à Venise, où nous partageons la vie deux musiciens jouant du même instrument et qui font connaissance en écoutant un orchestre de café sur une place de la ville. Violoncellistes en est le titre.

L’art de la nouvelle est un art très difficile, que peu d’écrivains ont vraiment réussi à maîtriser, bien que beaucoup s’y soient essayés. Le format plus ou moins court oblige à un cadrage très serré des acteurs et de l’action, mais sans sacrifier l’épaisseur des dits-personnages, tout en stylisant tous les éléments narratifs. De ce point de vue, Kazuo Ishiguro est un bon nouvelliste, car ces histoires remplissent bien le cahier des charges. L’unité de thème par la musique crée une certaine cohérence de l’ensemble. Tout cela se lit vraiment aisément. Est- ce la grande littérature ? A mon sens non, mais cela fait passer un très bon moment, c’est une lecture de vacances oiseuses parfaites. Nous autres lecteurs endurcis avons besoin de temps en temps de faire des pauses de ce genre.

Jean-Michel Dauriac, Août 2021

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