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Catégorie : les critiques

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Bernanos – Le prophète et le poète

Robert Colonna d’Istria

Editions France-Empire, 1998 – 195 pages

Georges Bernanos (1888-1948) reste bien méconnu aujourd’hui. S’il fut une grande voix, consultée même par De Gaulle après la Libération, il a été recouvert par la masse des publications survenue depuis sa disparition, en 1948. Il serait injuste de dire qu’il est tombé dans l’oubli, mais il n’est vraiment connu que dans certains milieux, comme les catholiques un peu rebelles ou les milieux politiques de la marge (aussi bien les anarchistes que la droite dure – ceci à cause de son monarchisme jamais renié). Il présente le cas, assez rare, d’un écrivain venu tard à la fiction, en 1926, à 38 ans, ce qui est canonique en littérature où il n’est de vrai talent que jeune, selon le petit milieu germanopratin. Et qui n’a écrit qu’une petite dizaine d’œuvre dites « romanesques ». Son premier livre, Sous le soleil de Satan est un véritable coup de tonnerre éditorial, la naissance d’un monolithe de l’écriture. On peut dire, sans forcer la note, qu’il est avec Céline et son Voyage au bout de la nuit, paru en 1932, un des rénovateurs du style du XXe siècle. Style âpre, rugueux, souvent à la limite de la lourdeur, un style de cogneur, illuminé de clairières poétiques, un style imagé qui arrache l’adhésion par sa puissance et sa persévérance au combat. Je renvoie le lecteur à mes critiques sur certains de ses ouvrages, notamment Journal d’un curé de campagne. Mais, à côté d’une œuvre littéraire qui divise, Bernanos est un formidable essayiste et un pamphlétaire inspiré, à la voix souvent prophétique. Ses écrits non-fictionnels sont rassemblés en deux forts volumes de la Pléiade. On y trouve aussi bien ses livres engagés, comme Les grands cimetières sous la lune ou La France contre les robots, que d’innombrables articles de presse. On y entend souvent une voix qui a eu raison trop tôt, ce qui est le propre des prophètes (confer Jacques Ellul ou André Gorz). Ce qui nous ramène au livre présenté ici.

Robert Colonna d’Istria (né en 1956) est, avant tout, un auteur corse qui écrit sur la Corse. Ce Bernanos est donc une sorte d’exception dans sa production. J’y vois, en reprenant la belle expression d’Emil Cioran, un « exercice d’admiration ». Le néophyte y apprendra l’essentiel de ce qu’un honnête homme (cela a-t-il encore un sens d’employer cette expression que bientôt plus personne ne comprendra ?) doit savoir sur ce grand auteur polémiste. Il a choisi le plan chronologique, qui est le plus facile à réaliser et le plus aisé à suivre pour les lecteurs, mais qui manque de profondeur et amène, forcément, à des répétitions ou à des omissions. Mais c’est déjà une critique formaliste d’intellectuel universitaire !

Dès le début, il pose son cadre, l’admiration :

« Je n’oublierai jamais mon émotion à la lecture du Journal d’un curé de campagne. Je me rappelle à quel point ce livre m’a bouleversé. » p. 9

Je serais mal venu de reprocher cela à l’auteur, tant j’ai d’admiration pour ce roman, sans doute le plus grand de Bernanos. C’est donc le point de départ de ce travail sur l’auteur. Qui est-il pour lui ? Il donne un élément de réponse un peu plus loin dans son chapitre introductif :

« Cassandre moustachu ? Ezéchiel ? Ou, respectueusement, Antigone ? Peu importe, le monde moderne a été regardé par un homme qui avait conservé une simplicité enfantine et qui avait une foi absolue. » p. 18.

Cette courte citation contient les trois thèmes qui seront tressés par Colonna d’Istria dans son livre : le prophétisme, l’esprit d’enfance et le monde moderne. Le tout sous-tendu (on devrait d’ailleurs dire ici sur-tendu) par « une foi absolue ».

Car, nul ne comprendra Bernanos, l’homme et l’œuvre, s’il n’accepte que son moteur soit la foi chrétienne. Les débuts du livre sont consacrés à l’enfance et la jeunesse de Bernanos, années fondatrices qui le construisirent. Elles sont d’une belle qualité synthétique. L’enfance reconnue et gardée, c’est celle de l’Artois, dans le village de Fressin, la connaissance du milieu des paysans et de la nature rude de ce pays. On sait que l’on retrouvera ce décor dans les deux chefs d’œuvre de Bernanos : Sous le soleil de Satan, où la campagne et le climat sont des personnages à part entière de la lutte spirituelle de l’abbé Donissan, et Journal d’un curé de campagne, où les quelques mois de ministère du jeune curé sont vécus dans ce milieu humide et froid, au milieu de paysans à demi païens. La formation spirituelle est celle d’un catholique élevé dans une famille bourgeoise. Il a toujours eu la foi et n’a jamais eu besoin d’une crise existentielle pour la trouver.

« Dire de Georges Bernanos qu’il était un croyant, qu’il avait la foi, qu’il a été profondément chrétien, dire que ces attitudes-là ne l’ont jamais quitté, de son adolescence à la fin de sa vie, c’est, bien évidemment, dire l’essentiel de ce qu’il a été. » p. 40.

Voilà donc posé la plus importante clé pour comprendre la vie et l’œuvre de G. Bernanos.  Mais ce christianisme n’est pas du tout prisonnier d’une religion et de ses dogmes. Il met en avant la vie et sa vérité à l’épreuve du quotidien. Il écrit, par exemple, cette phrase sans appel :

« Je n’éprouve aucune gêne à déclarer qu’un ouvrier communiste de bonne foi, prêt à se sacrifier pour une cause qu’il croit juste, est infiniment plus près du Royaume de Dieu que les bourgeois du siècle dernier qui faisaient travailler douze heures par jour, dans leurs usines, des enfants de Dix ans. » (Nous autres Français) p. 57.

C’est cette honnêteté qui le fera apprécier même par des gens qui ne sont pas de son bord. Oui, Bernanos a été un disciple de Maurras, séduit par ses idées sur la France, comme des millions de jeunes en France. Serait-ce plus infamant que d’avoir idolâtrie Staline comme un phare de la pensée humaine, ou d’avoir fait de Mao Zedong un prophète sans égal ? Pour moi, nullement. D’autant plus qu’il a rompu avec Maurras quand l’Eglise l’a condamné. Mais il est toujours resté monarchiste, par une sorte de fidélité à son histoire. Tout en sachant qu’il n’avait aucune chance de voir la monarchie revenir sur le sol de France. Une autre de ses fondations est son expérience de la guerre de 14. Colonna d’Istria écrit :

« On ne simplifie pas beaucoup en écrivant que la guerre de  14 est à la base de toute l’oeuvre de Bernanos Certes aucun livre n’est, à proprement parler, consacré à cette guerre […], mais la guerre est à la base de l’œuvre de Bernanos en ceci qu’il y a été en contact avec un absolu, dans le malheur, dans la souffrance, dans la misère, le sacrifice et que c’est à l’aune de cet absolu, pendant le reste de  sa vie qu’il va regarder le monde, sans comprendre que la vie puisse continuer comme si cet absolu n’existait pas. » p. 65.

La guerre, donc, vient s’ajouter à l’esprit d’enfance comme matrice de toute la pensée de Bernanos. Ces deux sources l’amènent à sonder le climat spirituel de son temps et en percevoir le vide. Car c’est là son combat principal : la défaite de l’esprit dans ce monde moderne. Il ne cessera de pourfendre cette pauvreté spirituelle, jusqu’à la fin de sa vie. Il attribua d’ailleurs la défaite française et l’arrivée du pétainisme et de la collaboration comme un fruit de ce dessèchement spirituel. Il rejoint là l’analyse de Marc Bloch dans L’étrange défaite.

« Ce qui marque Bernanos, c’est l’incroyable vide de l’après-guerre, vide spirituel, moral et même, en dépit de l’agitation superficielle qu’on pouvait observer, vide intellectuel. » p. 81.

Il ne changera pas d’avis au fil des ans. Les textes écrits au Brésil durant ses années d’exil volontaires ont été regroupés sous un titre évocateur : La révolte de l’esprit – Ecrits de combat (1938-1945). Sa plume aura combattu jusqu’au bout contre la montée de l’insignifiance et du matérialisme consumériste dont il a parfaitement anticipé la venue.

La deuxième partie est une analyse des grandes œuvres, de leur contexte, de leur réception et e la vie de l’auteur dans ces moments. Je ne développerai pas cet aspect, qu’il vaut mieux laisser découvrir au lecteur. Colonna d’Istria ne cache pas la difficulté d’accès de certains textes, comme les trois derniers romans publiés. Il souligne également la bataille politique de Bernanos, pour que la France relève la tête après l’humiliante parenthèse des années 1940-44. Mais, au fond, il ne croit guère à un renouveau de ce côté-là, même s’il a de l’estime pour le général de Gaulle et son amour profond de la France. Seule une renaissance spirituelle chrétienne peut rendre à la France son âme. De 1945 à sa mort en 1948 il continue donc à crier dans le désert, souvent incompris et raillé, d’autant plus que le communisme offre une espérance de substitution et que Moscou devient une seconde Rome pour les intellectuels français. Il achève sa vie dans une certaine solitude d’idées.

Ce livre est une bonne introduction à la pensée et à l’œuvre de Bernanos, même si je continue à penser qu’un plan thématique eût mieux servi la cause bernanosienne, même en conservant une première partie biographique et chronologique. Il n’a pas été réédité en collection de poche, mais se trouve encore en neuf et beaucoup en occasion, sur le net. Si vous ne connaissez pas Bernanos, il faut le lire, car sa lecture est aisée et sa démarche synthétique sans être squelettique.

Jean-Michel Dauriac – novembre 2022.

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Un Céline brut de décoffrage : Guerre

Louis-Ferdinand Céline

NRF, Gallimard, 2022 – 183 pages, 19 €

Tout le monde, ou presque, a entendu parler de l’extraordinaire histoire des manuscrits volés dans l’appartement de Céline en 1994 et qui refirent surface il y a quelques années. Très rocambolesque, ces faits sont pourtant avérés et tout à fait conformes à ce qu’avait déclaré l’écrivain à l’époque. Ce surgissement a, bien évidemment, plongé la communauté des fans de Céline dans un état extatique. Vient maintenant le temps de l’épreuve de vérité : celle de la rencontre avec les lecteurs. Guerre est le premier volume exhumé de cet ensemble ; il vient d‘être suivi de Londres, paru peu après.

Après avoir lu Guerre, j’avoue ne pas avoir envie d’acheter Londres. La raison ? Ce que j’ai lu est très loin de valoir la prose du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit, alors que ces écrits datent de la même époque.

Certes, l’aspect général est celui du style célinien. Mais il faut l’aveuglement d‘un inconditionnel pour en pas voir que ces textes sont des premiers jets, qui ne méritaient pas l’honneur de publications autonomes. Ils sont justes bons à paraître dans des oeuvres complètes, en annexes, avec les variantes. Les qualités qui font de Céline un des plus grands écrivains du XXe siècle sont quasiment éclipsées par l’énormité des défauts. Je suis convaincu qu’un éditeur d’aujourd’hui qui recevrait un tel manuscrit le jetterait aussitôt à la poubelle. Il est évident que Céline ne l’aurait jamais publié en cet état ; c’est d’ailleurs pour cette raison que le lot est revenu entre des mains expertes après la mort de sa femme, qui n’aurait pas accepté cette publication. Pour parer aux critiques, les éditeurs ont bétonné en amont et en aval, avec une introduction qui tente de justifier ce forfait éditorial, et des annexes qui augmentent la pagination et proposent un autre texte d’experte et un petit dictionnaire des personnages. Le lecteur sent bien qu’on cherche à le « couillonner », comme on dit dans mon sud-ouest natal ! Et il l’est bel et bien quand il lit ces parafoudres, car il a acheté le livre !

Le  du bouquin en lui-même est intéressant, en ce qu’il poursuit ce que Céline avait donné au début du Voyage, sa description de la guerre, qui compte parmi les pages les plus fortes sur ce thème. Mais celles-ci avaient été fort travaillé, ce qui n’est pas le cas ici. Nous suivons donc Ferdinand dans ses péripéties guerrières, du moment de sa blessure à son départ pour l’Angleterre qui annonce Londres. L’essentiel de l’action se passe dans un hôpital de guerre, dans le nord de la France, dans une ville rebaptisée Peurdu-sur-la –Lys. L’idée est bonne et le cadre intéressant : dire la guerre à partir de ses blessés. Malheureusement, le caractère brouillon du texte fatigue assez vite le lecteur le mieux disposé – ce qui était mon cas – par ses défauts à la fois littéraires et thématiques. Nous assistons à un livre quasi-pornographique, dont les « héros » sont une infirmière érotomane, un blessé qui s’est tiré dans le pied pour se planquer, une prostituée parisienne et une serveuse de bar qui voudrait ben mais qui peut point. Sans oublier Ferdinand, blessé authentique et médaillé pour sa bravoure, mais pas très reluisant, c’est le moins que l’on puisse dire ! Tout tourne autour du sexe, mais de manière sordide. Les blessés sont des mythomanes ou des tire-au-flanc, les soldats des marionnettes et l’ensemble des personnages des caricatures. On pourra objecter que c’est la manière de l’auteur, cet argument ne résiste pas à la lecture.

Quant au style, c’est sans doute là que la déception est la plus grande. Ce premier jet est très imparfait, avec des répétitions lourdes, des phrases absurdes ou sans contenu (problèmes de lecture des manuscrits), des incohérences dans la construction. Bref, on s’en lasse très vite, même si on rit parfois, car le talent est là, malgré le lourd plâtrage de ce brouillon.

Bref, Guerre aurait pu être un bon Céline, si son auteur l’avait remis sur le métier et purifié de toutes ses scories initiales. Mais, tel quel, c’est un mauvais livre qui n’aurait jamais dû paraître. Ne le lisez pas, vous ne perdrez rien ; mieux vaut relire le début du Voyage et imaginer ce que Céline ne dit pas. Jean-Michel Dauriac – novembre 2022

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Dans le café de la jeunesse perdue

Patrick Modiano

NRF- Gallimard , 2077

148 pages.

Il faut beaucoup de talent pour écrire un tel livre en si peu de pages. Et pourtant, les mauvaises langues disent que Modiano écrit toujours le même livre… Si c’est le cas, il faut encore plus de talent pour réussir la longévité de son parcours et la fidélisation de son lectorat. Rejetons donc cette critique, tout simplement parce que c’est un fait : chaque artiste ne poursuit, à travers des oeuvres multiples, que la réalisation d’une seule, son oeuvre, celle de sa vie. Van Gogh a toujours peint le même tableau Monet aussi ; Baudelaire écrit toujours le même poème, et il n’est jamais pareil, et ça donne Les fleurs du mal ! Laissons donc là cette fausse accusation : Modiano écrit des romans qui parlent tous de la recherché du passé et de la mémoire, point.

Ce livre est donc une quête, avec un « truc » qu’il utilisera à nouveau, près de quinze ans plus tard, en 2021, avec Encre sympathique : l’enquête du détective privé. Au départ, donc, une recherche de femme qui a disparu du domicile conjugal. Mais que le lecteur ne s’attende pas à voir l’intrigue aller dans cette direction pseudo-policière ; l’auteur nous donne très vite les indices qui prouvent que l’enquêteur ne dira rein de ce qu’il a trouvé au mari abandonné. Non parce qu’il refuse de faire son travail, mais parce qu’il a compris très vite que le mariage dont il est question est un simulacre – sans doute n’a-t-il jamais été consommé – et que la jeune femme a simplement repris sa liberté. Car le roman est avant tout le portrait de celle qu’on découvre sous le surnom de « Louki », dès le début du récit.

Si Modiano avait adopté le portrait en écriture romanesque classique, il aurait déroulé une toute petite existence de femme, de l’adolescence à ses 26 ans. Petite vie marquée par la médiocrité d’une existence sans relief et sans beaucoup de mots, car Louki est une taiseuse. Une vie de vagabondages nocturnes, pendant que sa mère travaille nuitamment comme ouvreuse au Moulin Rouge. Une vie sans réussite : la jeune fille a été refusé au lycée Jules Ferry alors que, visiblement, elle aurait aimé poursuivre des études (elle se présente comme étudiante en lagues orientales aux gens qu’elle rencontre dans ses errances). Cela nous renvoie à un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, celui où n’accédaient au lycée que les meilleurs élèves, les autres étant ventilés vers l’apprentissage, les études techniques ou le passage du « Certif », qui clôturait le cycle primaire à quatorze ans, avant l’entrée en vie active. Bref, Louki, dont le vrai nom est Jacqueline Demange, va errer, quittant le domicile de sa mère très jeune et se construisant une (fausse) identité au gré des rencontres, souvent effectuées dans les bars, la nuit, à l’heure des « paumés du petit matin », comme les a si bien chantés le grand Jacques. De cette vie, il y aurait en fait bien peu de choses à dire, ce que le détective a vite compris. Louki-Jacqueline est un peu comme un fantôme, vivant des bouts d’existence avec des êtres de rencontre, puis disparaissant, sans donner plus du tout de signe de vie. De ce point de vue, son départ du domicile marital n’est que la énième fugue sans retour.

Le grand talent de Modiano est, d’abord, d’arriver à donner de la consistance à cette petite vie sans ossature. Mais il y a des limites même au talent le plus grand et c’est la raison de la brièveté du livre. Mêle en usant des procédés les plus inventifs, il ne pouvait enrichir une vie si pauvre. Bien entendu, cette vacuité est elle-même symbolique de toute une époque, celle de l’après-guerre, à partir de 1950. Ce que l’on a célébré sous le vocable d’années existentialistes est, en réalité, une période sombre, que l’euphorie économique des Trente Glorieuses n’a pas pu cacher. Vivre après Auschwitz et Hiroshima devient très problématique et tout le cache-sexe du Baby-Boom et de l’américanisation de notre vie ne pourra supprimer cette angoisse. Louki est un pur produit de cette époque, aggravée par une vie familiale monoparentale, avec une mère aussi taiseuse et perdue qu’elle. Sa fin est annoncée brutalement et elle est tragique. Elle emporte son néant et ses secrets avec elle.

Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature en 2014

La grande habileté de ce livre est le choix de l’auteur de décrire Louki sous différents angles, en donnant à plusieurs protagonistes la parole. Cela finit par dessiner un portrait qui semble plus épais que sa réalité. Mais à ce jeu-là, il faut faire preuve d’une grande rigueur dans l’énoncé des faits, afin de ne pas commettre d’erreurs. C’est une sorte de mécanisme d’horlogerie, dans la science duquel Modiano fait merveille. On en peut qu’admirer son travail extrêmement ciselé, qui rend cette lecture passionnante. Chaque intervenant apporte sa sensibilité et ses souvenirs plus ou moins précis. La part belle est donnée à Roland, son ami de la dernière période. Mais il sera quitté, lui aussi, définitivement. Le dénouement intervient brutalement, mais il ne surprend pas vraiment le lecteur, car Louki était devenue toxicomane et buvait pas mal. Que s’est-il passé exactement ? nous n’en saurons rien, ou pas grand-chose.

Que reste-t-il de ce roman, une fois la dernière phrase lue ? Je dirais qu’au-delà du contenu du récit lui-même, qui s’estompe avec le temps, il demeure impression générale de vie minuscule et gâchée. Jacqueline-Louki n’était pas douée pour la vie, elle l’a traversée en errante. Son cas est-il purement romanesque et fictionnel ? Il y a de nombreuses raisons – à commencer par l’expérience des humains que nous avons acquises durant notre vie – pour penser qu’elle est l’archétype d’une partie de l’humanité occidentale. Une génération « perdue » comme le suggère le titre.  Mais limiter ce cas à la génération de l’immédiat après-guerre serait faire l’autruche. Ce mal de vivre est sans nul doute caractéristique de l’époque post-moderne et subsiste aujourd’hui. Je pourrais citer de nombreuses raisons liées à l’histoire et à la sociologie, mais ce n’est pas le lieu. Louki vient nous rappeler que nous pouvons souvent croiser des êtres en errance, qui tentent de s’inventer une vie pour laquelle ils n’ont pas été bien dotés à l’origine et guère doués. Quand le romancier parvient ainsi à nous interpeller au-delà du livre, il a fait la preuve de son talent et la littérature de sa force.

Jean-Michel Dauriac – 27 octobre 2022.

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