Skip to content →

Dans le café de la jeunesse perdue

Patrick Modiano

NRF- Gallimard , 2077

148 pages.

Il faut beaucoup de talent pour écrire un tel livre en si peu de pages. Et pourtant, les mauvaises langues disent que Modiano écrit toujours le même livre… Si c’est le cas, il faut encore plus de talent pour réussir la longévité de son parcours et la fidélisation de son lectorat. Rejetons donc cette critique, tout simplement parce que c’est un fait : chaque artiste ne poursuit, à travers des oeuvres multiples, que la réalisation d’une seule, son oeuvre, celle de sa vie. Van Gogh a toujours peint le même tableau Monet aussi ; Baudelaire écrit toujours le même poème, et il n’est jamais pareil, et ça donne Les fleurs du mal ! Laissons donc là cette fausse accusation : Modiano écrit des romans qui parlent tous de la recherché du passé et de la mémoire, point.

Ce livre est donc une quête, avec un « truc » qu’il utilisera à nouveau, près de quinze ans plus tard, en 2021, avec Encre sympathique : l’enquête du détective privé. Au départ, donc, une recherche de femme qui a disparu du domicile conjugal. Mais que le lecteur ne s’attende pas à voir l’intrigue aller dans cette direction pseudo-policière ; l’auteur nous donne très vite les indices qui prouvent que l’enquêteur ne dira rein de ce qu’il a trouvé au mari abandonné. Non parce qu’il refuse de faire son travail, mais parce qu’il a compris très vite que le mariage dont il est question est un simulacre – sans doute n’a-t-il jamais été consommé – et que la jeune femme a simplement repris sa liberté. Car le roman est avant tout le portrait de celle qu’on découvre sous le surnom de « Louki », dès le début du récit.

Si Modiano avait adopté le portrait en écriture romanesque classique, il aurait déroulé une toute petite existence de femme, de l’adolescence à ses 26 ans. Petite vie marquée par la médiocrité d’une existence sans relief et sans beaucoup de mots, car Louki est une taiseuse. Une vie de vagabondages nocturnes, pendant que sa mère travaille nuitamment comme ouvreuse au Moulin Rouge. Une vie sans réussite : la jeune fille a été refusé au lycée Jules Ferry alors que, visiblement, elle aurait aimé poursuivre des études (elle se présente comme étudiante en lagues orientales aux gens qu’elle rencontre dans ses errances). Cela nous renvoie à un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, celui où n’accédaient au lycée que les meilleurs élèves, les autres étant ventilés vers l’apprentissage, les études techniques ou le passage du « Certif », qui clôturait le cycle primaire à quatorze ans, avant l’entrée en vie active. Bref, Louki, dont le vrai nom est Jacqueline Demange, va errer, quittant le domicile de sa mère très jeune et se construisant une (fausse) identité au gré des rencontres, souvent effectuées dans les bars, la nuit, à l’heure des « paumés du petit matin », comme les a si bien chantés le grand Jacques. De cette vie, il y aurait en fait bien peu de choses à dire, ce que le détective a vite compris. Louki-Jacqueline est un peu comme un fantôme, vivant des bouts d’existence avec des êtres de rencontre, puis disparaissant, sans donner plus du tout de signe de vie. De ce point de vue, son départ du domicile marital n’est que la énième fugue sans retour.

Le grand talent de Modiano est, d’abord, d’arriver à donner de la consistance à cette petite vie sans ossature. Mais il y a des limites même au talent le plus grand et c’est la raison de la brièveté du livre. Mêle en usant des procédés les plus inventifs, il ne pouvait enrichir une vie si pauvre. Bien entendu, cette vacuité est elle-même symbolique de toute une époque, celle de l’après-guerre, à partir de 1950. Ce que l’on a célébré sous le vocable d’années existentialistes est, en réalité, une période sombre, que l’euphorie économique des Trente Glorieuses n’a pas pu cacher. Vivre après Auschwitz et Hiroshima devient très problématique et tout le cache-sexe du Baby-Boom et de l’américanisation de notre vie ne pourra supprimer cette angoisse. Louki est un pur produit de cette époque, aggravée par une vie familiale monoparentale, avec une mère aussi taiseuse et perdue qu’elle. Sa fin est annoncée brutalement et elle est tragique. Elle emporte son néant et ses secrets avec elle.

Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature en 2014

La grande habileté de ce livre est le choix de l’auteur de décrire Louki sous différents angles, en donnant à plusieurs protagonistes la parole. Cela finit par dessiner un portrait qui semble plus épais que sa réalité. Mais à ce jeu-là, il faut faire preuve d’une grande rigueur dans l’énoncé des faits, afin de ne pas commettre d’erreurs. C’est une sorte de mécanisme d’horlogerie, dans la science duquel Modiano fait merveille. On en peut qu’admirer son travail extrêmement ciselé, qui rend cette lecture passionnante. Chaque intervenant apporte sa sensibilité et ses souvenirs plus ou moins précis. La part belle est donnée à Roland, son ami de la dernière période. Mais il sera quitté, lui aussi, définitivement. Le dénouement intervient brutalement, mais il ne surprend pas vraiment le lecteur, car Louki était devenue toxicomane et buvait pas mal. Que s’est-il passé exactement ? nous n’en saurons rien, ou pas grand-chose.

Que reste-t-il de ce roman, une fois la dernière phrase lue ? Je dirais qu’au-delà du contenu du récit lui-même, qui s’estompe avec le temps, il demeure impression générale de vie minuscule et gâchée. Jacqueline-Louki n’était pas douée pour la vie, elle l’a traversée en errante. Son cas est-il purement romanesque et fictionnel ? Il y a de nombreuses raisons – à commencer par l’expérience des humains que nous avons acquises durant notre vie – pour penser qu’elle est l’archétype d’une partie de l’humanité occidentale. Une génération « perdue » comme le suggère le titre.  Mais limiter ce cas à la génération de l’immédiat après-guerre serait faire l’autruche. Ce mal de vivre est sans nul doute caractéristique de l’époque post-moderne et subsiste aujourd’hui. Je pourrais citer de nombreuses raisons liées à l’histoire et à la sociologie, mais ce n’est pas le lieu. Louki vient nous rappeler que nous pouvons souvent croiser des êtres en errance, qui tentent de s’inventer une vie pour laquelle ils n’ont pas été bien dotés à l’origine et guère doués. Quand le romancier parvient ainsi à nous interpeller au-delà du livre, il a fait la preuve de son talent et la littérature de sa force.

Jean-Michel Dauriac – 27 octobre 2022.

Published in les critiques les livres: littérature

Comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *