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Catégorie : les critiques

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La meute – Enquête sur La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon

Charlotte Belaïch & Olivier Pérou – Flammarion, collection Enquête, 2025.

Ce livre est la première enquête journalistique d’envergure sur ce phénomène politique unique qui se nomme La France insoumise (LFI dans la suite). En tant que tel, il mérite déjà notre intérêt. Surtout lorsqu’on sait quel sort M. Mélenchon réserve à ceux qui osent le remettre en question.

Le travail d’investigation est considérable, car il a demandé d’approcher des dizaines de militants actuels ou défroqués de ce groupement « gazeux » comme le définit son fondateur. En quoi il a parfaitement raison, car LFI n’est pas un parti politique, c’est bien plus que cela. C’est ce qui ressort clairement des nombreux témoignages cités, à charge ou à décharge dudit groupement.

Les auteurs: Olivier Pèrou & Charlotte Belaïch 

Le livre est structuré par un plan chronothématique, où les thèmes l’emportent nettement sur la chronologie, qui est assez malmenée : ce n’est pas un travail d’historiens. Néanmoins, il débute par un petit essai biographique sur l’homme qui est au centre de tout cela : Jean-Luc Mélenchon. On le suit de ses premiers pas chez les trotskistes au Parti Socialiste qui fut sa maison durant plus de trente ans, et dont il fut un apparatchik de second rang. On y apprend son admiration et sa fidélité à François Mitterrand et Lionel Jospin, ainsi que ses amitiés avec certains de ses collègues, comme Julien Dray. Le jeu des courants est bien sûr présent et JLM y participe, mais sans parvenir à prendre la tête de l’un d’entre eux. C’est au moment de la campagne pour le traité constitutionnel européen, en 2005, qu’il bascule en marge du PS et finit ensuite par le quitter. On entre alors dans l’histoire du Jean-Luc Mélenchon que l’on connaît, inamovible candidat à l’élection présidentielle.

Les auteurs montrent bien, tout au long du livre, que seule cette élection et cette fonction le fascinent (le syndrome Mitterrand), et que toutes les autres fonctions ne le passionnent guère. Il fut un député de Marseille absent. Il a donc mis en œuvre une stratégie tout entière tournée vers la victoire pour l’Elysée. C’est la raison d’être de LFI.

La particularité de LFI, c’est de n’exister que par et pour Jean-Luc Mélenchon. C’est ce que démontrent toutes les différentes parties thématiques du livre. Le mouvement est conçu pour être une machine politique à son service. La pensée politique n’existe que parce qu’elle est validée par JLM. Les élus ne sont que des « pions » comme le disent les auteurs. Chacun d’eux à son niveau est utilisé par le maître. Il existe bel et bien un phénomène d’emprise psychologique très fort au sein de LFI. Moi qui ai suffisamment vécu pour avoir de la mémoire et des points de comparaisons, je ne peux que penser immédiatement aux Jeunesses Communistes du PCF de ma jeunesse ou, encore plus caricaturalement, aux trotskistes des années 1970. C’étaient des machines à débiter des « éléments de langage » avant que l’on ait inventé cette expression stupide. Immanquablement, les mêmes arguments, les mêmes exemples, les mêmes formules revenaient au fil des conversations, quel que soit l’interlocuteur. Il en est de même pour LFI, que Mélenchon a organisé sur le modèle des structures qu’il a fréquentées jeune. Seul l’habillage a changé, pour s’adapter au temps. On parle de VIe République pour ne pas effrayer l’électeur avec le mot révolution, mais c’est bien à lui que l’on pense. Cela peut faire illusion auprès des jeunes inexpérimentés et idéalistes, mais ne devrait pas séduire les plus âgés ; or, il est clair que, même eux, se laissent séduire.

Les auteurs montrent avec quel cynisme JLM est capable d’abandonner ou de trahir ses amis pour servir sa cause. Pure stratégie stalinienne. Le mouvement va de l’avant par renouvellement, car il faut remplacer les déçus et les évincés. Evidemment, la question devient rapidement celle de la qualité des recrutements. Il suffit de considérer le lot des députés du groupe LFI à l’Assemblée pour avoir la réponse. Ce sont, pour l’essentiel, des primo-accédants de la politique, choisis pour cela : ils doivent tout à Mélenchon qui a assuré leur élection et peut tout aussi bien les priver de toute possibilité de se représenter. Les exemples de Corbières et Garrido, entre autres, sont éclairants. Dès que se fait entendre une voix dissonante, elle est observée de près, puis sermonnée. Si elle persiste, elle est retirée des boucles d’échanges et des groupes de discussion : elle disparaît, elle devient invisible. La mort numérique est aussi la mort politique. Les exemples cités sont nombreux et détaillés.

Toute l’argumentation de ce livre s’appuie sur des propos sourcés recueillis dans le temps long, qu’il est difficile de réfuter. Il se dégage de ce tableau une impression très désagréable. Celle d’avoir affaire à une grande entreprise de manipulation au service d’une ambition mégalomaniaque. Je dois dire que plus j’avançais dans la lecture du livre et plus j’avais la nausée ; j’ai rarement ressenti cela physiquement en lisant un ouvrage. J’ai pu aisément l’identifier, par rappel de souvenirs de lecture : c’est le malaise face aux ignominies des totalitarismes, nazisme, stalinisme, maoïsme et autres  « -ismes » du XXe siècle. LFI est, pour moi, incontestablement de la même nature. Seul le contexte change et le costume de scène. Mais si l’on donnait malencontreusement le pouvoir à cette nébuleuse, le pays irait immanquablement vers le totalitarisme, car tous  ses constituants sont là, à l’état latent : les discours de haine, la violence verbale ou physique (voir la crise d’hystérie de JLM lors de la perquisition de ses bureaux), les promesses démagogiques, le pacte avec le diable…

Il faut lire ce livre pour mieux saisir ce qu’est LFI et mieux s’en défendre. Surtout ne pas se laisser abuser par le discours de fausse compassion (très sélective chez eux) et voir en eux les défenseurs des petits et des invisibles de France. Leur pitié va uniquement aux Palestiniens de Gaza et aux musulmans de chez nous, victimes de ce nouveau mal qu’ils nomment islamophobie pour masquer leur antisémitisme hérité de l’extrême gauche trotskiste.

Ecrivant cela, je sais que je vais être vomi par certains. J’en prends volontiers le risque, au nom de tout ce que je crois et que JLM déteste : la France et ses modestes habitants, la civilisation chrétienne de l’Europe, les gens qui ont une histoire et en sont fiers, sans en écraser les autres… Tout ce qui sépare la gauche historique de Jaurès et Blum de cet ersatz piteux qu’est LFI.


Jean-Michel Dauriac- Les Bordes – août 2025.

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Guillaume Benoliel : 11 ans et 10 doigts !

Cet été 2025 restera, musicalement, dans ma mémoire, comme celui où j’ai découvert le pianiste Guillaume Benoliel, en Indre.

Je pratique la musique, en amateur, depuis près de soixante-cinq ans, et j’ai joué dans des groupes ayant livré de nombreux concerts. De plus, j’ai assisté à des représentations de très grands artistes et pu, parfois, jouer avec de très bons musiciens. Ce préambule n’est pas destiné à mon autopromotion, mais simplement à poser le fait que je ne suis pas le plus mal placé pour parler d’un musicien et émettre un jugement sur son travail.

Imaginez maintenant une cour de maison ou un terrain vague, un pré, dans lesquels jouent des enfants, en riant et criant, comme ils le font tous, ce qui est la marque même de la vie. Rien de plus normal : les enfants sont à l’âge où le jeu leur est essentiel et naturel. Les en priver est une punition très sévère, et pas toujours intelligente.

Puis, imaginez la cour de la maison de Georges Sand, à Nohant, un dimanche d’été. Les gens qui attendent pour visiter cette magnifique maison croisent ceux qui en sortent ou ceux qui se promènent tout simplement, venant boire un café ou un verre au petit bar local ou flâner dans la librairie si bien fournie en œuvres de l’ancienne maîtresse de céans, dont l’esprit habite encore un peu les lieux. Soudain, des notes de piano remplissent doucement l’air de la cour, de l’autre côté du grand sapin central. Quelques personnes sont debout dans la petite allée et nous tournent le dos. On aperçoit un piano à queue sur une remorque, objet assez incongru. Les sons de piano viennent de là, mais celui-ci semble jouer tout seul : un piano mécanique à Nohant ?

Guillaume Bénoliel dans la cour de la maison Georges Sand à Nohant (Photo Catherine Dauriac)

En y regardant bien, il semble que quelque chose dépasse un peu de la caisse du piano, quelque chose de noir, qui se révèle être la chevelure d’un enfant, assis derrière le clavier. C’est un être humain qui joue, pas une mécanique, et l’on s’en rend bien vite compte à la valeur des nuances dans les morceaux. Seul l’être humain peut mettre en œuvre ces changements de force et d’intonation, le piano mécanique en est incapable.

Je m’approche donc, comme une vingtaine d’autres personnes. La musique devient plus audible, plus prégnante. Ce sont des pièces de Chopin – à Nohant c’est quasiment naturel ! – que cet enfant interprète. Et j’insiste sur le verbe interpréter. Car ce que j’entends est une musique jouée avec une grande sensibilité, associée à une virtuosité étonnante. Un vrai travail de très bon pianiste de concert. Or, cet enfant n’a que onze ans !

En récital sur la place du hameau de Nohant (Nouvelle République)

Depuis Mozart, l’Europe raffole des enfants prodiges (et prodigieux !). Chaque époque en a vu apparaître, tous qualifiés de « petits » ou de « nouveaux Mozart ». Cette comparaison est facile, elle parle à tout le monde, mais elle est foncièrement stupide et pernicieuse. Elle cantonne les enfants concernés dans le rôle de reproduction à l’identique, de petits singes savants. On les exhibe, un peu comme des bêtes de foire. Puis, beaucoup d’entre eux disparaissent, lessivés par l’entreprise. Il n’y a pas de place pour deux Mozart !

Petite digression analogique. Je me souviens que lorsqu’apparut le très jeune guitariste gitan Birelli Lagrène, on l’affubla aussitôt du surnom de « nouveau Django », par référence à Django Reinhardt. Il jouait en effet tout son répertoire à la note près, ayant tout appris d’oreille, vivement poussé par sa famille. Il s’est d’abord produit dans ce cadre, comme le petit singe tzigane qui jouait Django. Mais heureusement doté d’une vraie personnalité, Birelli a su se défaire de cette encombrante étiquette pour devenir lui-même, c’est-à-dire sans nul doute un des meilleurs guitaristes du monde de son temps, tous styles confondus. C’est tout ce que je souhaite à Guillaume Bénoliel, puisque c’est le nom de ce jeune pianiste surdoué. En réalité, je ne suis pas très inquiet.

En effet, lorsqu’on entend tout un récital de Guillaume, on comprend bien qu’il a dépassé le stade de l’imitation parfaite. Je suis retourné l’écouter, quelques semaines plus tard, dans l’église de Vaudouan, hameau de Briantes, dans l’Indre. Au menu, du Chopin, et une pièce de Bach en ouverture. Si l’on avait fait jouer l’artiste derrière un rideau, devant une foule qui ignorait qui il est, personne n’aurait pu dire que c’était un enfant gracile de 11 ans qui nous faisait vibrer.

Plusieurs raisons justifieraient cette erreur. D’abord, la difficulté des pièces jouées, qui sont toutes des pièces de concert et pas des morceaux d’apprentis. Même le public non averti sent, intuitivement, que la musique de Frédéric Chopin est exigeante et techniquement très difficile. Ce n’est pas de l’épate ; comme certains pianistes de variété actuels, qui vendent des ersatz de musique classique, truffés de clichés racoleurs. L’exigence musicale chez Chopin est à mille lieues de l’esbroufe. C’est une ascèse assumée, au service de compositions où les pièges se succèdent. Notre jeune pianiste les affronte comme un vieux briscard. Ensuite, il faut parler de sa puissance de jeu. Lorsqu’on voit cet enfant très frêle saluer, il est difficile de faire le lien avec les fortissimo qu’il délivre. Son jeu est très sûr et il dispose d’une très large gamme de nuances, notamment dans les forte. C’était particulièrement net dans l’église où ses passages puissants emplissaient l’espace d’une cataracte de notes. Enfin, il faut également remarquer l’énorme effort de mémorisation que demande un concert. Il joue tout sans partitions. Bien de grands pianistes ont recours aux partitions, tant il est vrai que nous ne sommes pas égaux face à la mémoire. Guillaume dispose, visiblement, d’une excellente mémoire, sans nul doute renforcée par l’énorme travail qu’il a accompli pour maîtriser ce répertoire.

Écouter un récital de ce jeune garçon est un vrai régal. Quand on le voit jouer, il est manifeste qu’il est transporté par ce qu’il fait. Et ce qu’il fait demande de passer des heures chaque jour sur le clavier ! Donc de sacrifier une bonne partie de ce qui est le propre des enfants : le jeu, le sport, la télévision, les jeux vidéo… que sais-je encore ? C’est la seule interrogation un peu pessimiste : ne lui vole-t-on pas son enfance ? Préférerait-il jouer dans la cour avec les enfants ordinaires, évoqués en ouverture ou jouer du piano et jouer avec le piano?  Lui seul pourrait sans doute nous donner la réponse.

Guillaume saluant le public, à Vaudouan, le 3 août. (photo JM Dauriac)

Si l’on considère la maîtrise de son art en ce moment, on ne peut qu’imaginer pour lui une suite glorieuse : conservatoire, concours internationaux, pourquoi pas le grand concours Chopin de Varsovie ? Il a déjà récolté de nombreuses distinctions, y compris dans ce concours Chopin pour jeunes. Bien sûr cette route d’altitude est parsemée d’embûches et demande des renoncements à une vie ordinaire. Tout dépendra de son environnement familial et de son caractère. Pour avoir aperçu ses parents le couvant du regard et le filmant, je ne suis pas trop inquiet du côté du cadre familial.

Guillaume Bénoliel a toutes les cartes en main pour devenir un de nos grands interprètes de demain. Souhaitons-lui que cela se réalise. Et n’oubliez pas ce nom : Guillaume Bénoliel, vous pourriez bien le retrouver en haut de l’affiche dans quelques années.

Jean-Michel Dauriac – Août 2025.

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Préface à la Bible hébraïque – Georges Steiner

Bibliothèque des idées – Albin Michel – Paris , 2001.

Imaginons quelqu’un qui ne connaisse pas la Bible – ce sera de plus en plus probable à l’avenir ! Il ne saura donc pas que ce gros livre est composé de deux parties, appelées Ancien Testament et Nouveau Testament. Il imaginera sans doute que ce sont des histoires d’héritages, prenant le mot testament en son sens actuel. Il ignorera donc que ce mot signifiait initialement, en ancien français, le témoignage, ce que l’on attestait devant un juge. Comment pourrait-il savoir que ce que l’on appelle Ancien Testament est en fait la Bible des Hébreux, un des plus anciens livres du monde pour un des plus petits peuples du monde ? Il ne saura pas plus que ces textes ont été écrits en hébreu, une langue devenue « morte », selon la terminologie d’hier, que seuls des érudits lisaient encore ? Et qu’il a donc fallu traduire ce livre dans les langues parlées où vivaient les descendants des Hébreux antiques, les Juifs. Le fait qu’un homme appelé Jésus soit venu en Palestine au Ier siècle de cette ère, au milieu des Juifs dont il était, pour annoncer une religion revisitée au nom du Dieu unique, serait également inconnu. Le succès mondial des idées de Jésus ayant donné naissance à une religion inspirée de son nom, Christ (l’envoyé), le christianisme  n’évoquerait rien pour lui. Il ne saurait pas que les chrétiens ont fait leur la Bible des Hébreux, l’ont baptisée Ancien Testament (ancien témoignage du Dieu unique) et l’ont placée avant le recueil de leurs textes reconnus comme inspirés par Dieu, qu’ils ont appelé Nouveau Testament (nouveau témoignage du Dieu unique). L’Ancien Testament est donc la Bible hébraïque, traduite dans toutes les langues du monde.

Imaginons maintenant qu’un lecteur ne connaisse pas Georges Steiner (1929-2020), l’auteur du livre dont je veux vous parler. Il ne saurait donc pas que cet homme a été un des plus beaux exemples de ce que l’Europe Centrale[1] pouvait produire en matière d’intellectuels juifs. Il n’aurait aucune idée de l’érudition phénoménale que ce grand professeur et critique littéraire pouvait déployer. Il ne comprendrait donc pas que l’on ait pu lui demander une préface à la Bible Hébraïque.

George Steiner et son sourire malicieux de celui qui en sait long

Il faudrait donc de toute urgence que ce lecteur quelconque lise ce petit ouvrage, avant, peut-être d’aller plus loin explorer la galaxie Steiner et ses grands astres écrits.

Ce texte était donc initialement destiné à ouvrir une nouvelle édition de la King James Bible Version, la grande version historique de langue anglaise, parue pour la première fois en 1611, et sans cesse rééditée et améliorée depuis[2]. Mais il a, depuis sa rédaction, été intégré à un recueil de textes de l’auteur, car il possède sa propre autonomie.

Steiner consacre son premier chapitre à la linguistique et à la langue de l’original et de la traduction. Pour lui, les traducteurs de la King James Bible ont fait une véritable œuvre de création littéraire, à partir du texte hébreu à traduire. Il donne de nombreux extraits en langue anglaise, suivis de leur traduction en français, tiré de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible). On voit en effet aisément la qualité purement littéraire de cette traduction, avec des trouvailles originales pour traduire certains termes originaux. On peut observer exactement le même phénomène quand on prend la peine d’étudier la traduction de Louis Segond, pour les bibles protestantes de langue française. Ces traductions sont tellement fortes et réussies, elles ont connu une telle diffusion qu’elles ont marqué à jamais le culte, la langue et même les dogmes des Eglises qui les utilisent.

Il revient ensuite sur la spécificité de la langue hébraïque et présente les graves soucis qu’ont rencontrés tous les traducteurs. Notamment en conjugaison, puisque l’hébreu ne connaît que deux temps, et pas le futur.

Le troisième temps de sa démarche est une analyse séquentielle de tous les livres de la bible hébraïque, de la Genèse à Malachie, car il les prend dans l’ordre protestant, et écarte donc les apocryphes qu’ont retenus les catholiques et orthodoxes. Il accorde une importance particulière aux Prophètes, dont il dit :

« C’est des Prophètes que sont nées deux grandes hérésies du judaïsme : le christianisme et le socialisme ou communisme utopique [il écarte ainsi le marxisme]. […] Depuis les anarchistes millénaristes et les esprits libres du Moyen Âge jusqu’à Cromwell et Marx, les « protestants » seront du côté des Prophètes et de leurs impératifs messianiques. » (P. 99.)

On aura compris qu’ici le terme protestant est bien plus large que celui des religions issues de la Réforme et englobe tous les mouvements contestataires et révolutionnaires à tendance idéaliste. Pourquoi cet attrait chez eux du texte des Prophètes ?

«  De Samuel à Malachie, l’ancien Israël voit surgir des esprits humains immédiatement informés, contraints par le souffle du Tout-Puissant, des moralistes visionnaires, des veilleurs de nuit, des hommes réclamant à hauts cris la justice sociale, et dont les messages dépassent totalement le judaïsme. » (P.98.)

On sait bien le poids considérable des penseurs et meneurs juifs dans les révolutions et mouvements d’idées depuis deux siècles.

Steiner passe donc en revue, à sa façon, chaque livre prophétique. Et c’est vraiment un travail d’introduction qui est ainsi mené : il fait entrer le lecteur dans l’antichambre du texte biblique, avant de le laisser explorer la demeure à sa guise.

Il termine sa préface par une mise en relief de l’importance de cette Bible hébraïque dans tous les domaines de l’art et de la pensée. Sans oublier le délicat problème du « Que faire avec cette Bible ? ». Il présente les deux grandes grilles traditionnelles aujourd’hui : la lecture littéraliste et fondamentaliste et la lecture critique, distanciée. Et là, il dit presque exactement le contraire de ce qu’il disait précédemment sur les Prophètes (cf. citations au-dessus) :

« Des hommes et des femmes – pour certains, sans doute, doués d’une vision morale et de talents littéraires rares – ont produit ces divers écrits de manière totalement naturelle et, en conséquence, pleinement comparable aux méthodes des grands penseurs, poètes, historiens et législateurs de nombreuses cultures et époques. Nous pouvons bien nous pencher sur un matériau dont la date et la provenance ne sont pas élucidées. Mais ce matériau n’en demeure pas moins mondain, au sens propre du mot. Dans son imagination comme dans sa composition, il appartient totalement à notre monde. » (P.120.)

J’ai mis en gras dans ce texte l’expression qui semble contradictoire avec les propos antérieurs. Peut-on dire que la Bible est entièrement naturelle alors qu’on a dit plus haut que la contrainte du souffle du Tout-Puissant est présente ? Je ne tranche pas le débat ; je crois que Steiner ne se contredit qu’en apparence. Il sait que l’aspect naturel est celui des divers auteurs des livres, issus de milieux différents et traduisant les révélations de Dieu avec leurs mots personnels; il sait aussi que la Bible est en effet ancrée profondément dans nos sociétés et nos vies. C’est d’ailleurs cela qui explique la longévité de son succès.

Cet opuscule mérite d’être lu attentivement[3], car il fourmille de renseignements et, même pour ceux qui connaissent la Bible et la théologie, il apporte des angles nouveaux. Petit livre par la taille, grand ouvrage par le contenu.

Jean-Michel Dauriac – Beychac – août 2025.


[1] S’il est né à Neuilly sur Seine, ses parents venaient tous deux d’Europe Centrale, sa mère de Vienne et son père de Tchécoslovaquie.

[2] C’est l’équivalent de la traduction allemande de Martin Luther, qui fait référence, ou de la version Louis Segond en langue française.

[3] Comme beaucoup de livres que je chronique, celui-ci n’est plus édité, il faut donc le chiner chez les bouquinistes.

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