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Catégorie : les critiques

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Guillaume Benoliel : 11 ans et 10 doigts !

Cet été 2025 restera, musicalement, dans ma mémoire, comme celui où j’ai découvert le pianiste Guillaume Benoliel, en Indre.

Je pratique la musique, en amateur, depuis près de soixante-cinq ans, et j’ai joué dans des groupes ayant livré de nombreux concerts. De plus, j’ai assisté à des représentations de très grands artistes et pu, parfois, jouer avec de très bons musiciens. Ce préambule n’est pas destiné à mon autopromotion, mais simplement à poser le fait que je ne suis pas le plus mal placé pour parler d’un musicien et émettre un jugement sur son travail.

Imaginez maintenant une cour de maison ou un terrain vague, un pré, dans lesquels jouent des enfants, en riant et criant, comme ils le font tous, ce qui est la marque même de la vie. Rien de plus normal : les enfants sont à l’âge où le jeu leur est essentiel et naturel. Les en priver est une punition très sévère, et pas toujours intelligente.

Puis, imaginez la cour de la maison de Georges Sand, à Nohant, un dimanche d’été. Les gens qui attendent pour visiter cette magnifique maison croisent ceux qui en sortent ou ceux qui se promènent tout simplement, venant boire un café ou un verre au petit bar local ou flâner dans la librairie si bien fournie en œuvres de l’ancienne maîtresse de céans, dont l’esprit habite encore un peu les lieux. Soudain, des notes de piano remplissent doucement l’air de la cour, de l’autre côté du grand sapin central. Quelques personnes sont debout dans la petite allée et nous tournent le dos. On aperçoit un piano à queue sur une remorque, objet assez incongru. Les sons de piano viennent de là, mais celui-ci semble jouer tout seul : un piano mécanique à Nohant ?

Guillaume Bénoliel dans la cour de la maison Georges Sand à Nohant (Photo Catherine Dauriac)

En y regardant bien, il semble que quelque chose dépasse un peu de la caisse du piano, quelque chose de noir, qui se révèle être la chevelure d’un enfant, assis derrière le clavier. C’est un être humain qui joue, pas une mécanique, et l’on s’en rend bien vite compte à la valeur des nuances dans les morceaux. Seul l’être humain peut mettre en œuvre ces changements de force et d’intonation, le piano mécanique en est incapable.

Je m’approche donc, comme une vingtaine d’autres personnes. La musique devient plus audible, plus prégnante. Ce sont des pièces de Chopin – à Nohant c’est quasiment naturel ! – que cet enfant interprète. Et j’insiste sur le verbe interpréter. Car ce que j’entends est une musique jouée avec une grande sensibilité, associée à une virtuosité étonnante. Un vrai travail de très bon pianiste de concert. Or, cet enfant n’a que onze ans !

En récital sur la place du hameau de Nohant (Nouvelle République)

Depuis Mozart, l’Europe raffole des enfants prodiges (et prodigieux !). Chaque époque en a vu apparaître, tous qualifiés de « petits » ou de « nouveaux Mozart ». Cette comparaison est facile, elle parle à tout le monde, mais elle est foncièrement stupide et pernicieuse. Elle cantonne les enfants concernés dans le rôle de reproduction à l’identique, de petits singes savants. On les exhibe, un peu comme des bêtes de foire. Puis, beaucoup d’entre eux disparaissent, lessivés par l’entreprise. Il n’y a pas de place pour deux Mozart !

Petite digression analogique. Je me souviens que lorsqu’apparut le très jeune guitariste gitan Birelli Lagrène, on l’affubla aussitôt du surnom de « nouveau Django », par référence à Django Reinhardt. Il jouait en effet tout son répertoire à la note près, ayant tout appris d’oreille, vivement poussé par sa famille. Il s’est d’abord produit dans ce cadre, comme le petit singe tzigane qui jouait Django. Mais heureusement doté d’une vraie personnalité, Birelli a su se défaire de cette encombrante étiquette pour devenir lui-même, c’est-à-dire sans nul doute un des meilleurs guitaristes du monde de son temps, tous styles confondus. C’est tout ce que je souhaite à Guillaume Bénoliel, puisque c’est le nom de ce jeune pianiste surdoué. En réalité, je ne suis pas très inquiet.

En effet, lorsqu’on entend tout un récital de Guillaume, on comprend bien qu’il a dépassé le stade de l’imitation parfaite. Je suis retourné l’écouter, quelques semaines plus tard, dans l’église de Vaudouan, hameau de Briantes, dans l’Indre. Au menu, du Chopin, et une pièce de Bach en ouverture. Si l’on avait fait jouer l’artiste derrière un rideau, devant une foule qui ignorait qui il est, personne n’aurait pu dire que c’était un enfant gracile de 11 ans qui nous faisait vibrer.

Plusieurs raisons justifieraient cette erreur. D’abord, la difficulté des pièces jouées, qui sont toutes des pièces de concert et pas des morceaux d’apprentis. Même le public non averti sent, intuitivement, que la musique de Frédéric Chopin est exigeante et techniquement très difficile. Ce n’est pas de l’épate ; comme certains pianistes de variété actuels, qui vendent des ersatz de musique classique, truffés de clichés racoleurs. L’exigence musicale chez Chopin est à mille lieues de l’esbroufe. C’est une ascèse assumée, au service de compositions où les pièges se succèdent. Notre jeune pianiste les affronte comme un vieux briscard. Ensuite, il faut parler de sa puissance de jeu. Lorsqu’on voit cet enfant très frêle saluer, il est difficile de faire le lien avec les fortissimo qu’il délivre. Son jeu est très sûr et il dispose d’une très large gamme de nuances, notamment dans les forte. C’était particulièrement net dans l’église où ses passages puissants emplissaient l’espace d’une cataracte de notes. Enfin, il faut également remarquer l’énorme effort de mémorisation que demande un concert. Il joue tout sans partitions. Bien de grands pianistes ont recours aux partitions, tant il est vrai que nous ne sommes pas égaux face à la mémoire. Guillaume dispose, visiblement, d’une excellente mémoire, sans nul doute renforcée par l’énorme travail qu’il a accompli pour maîtriser ce répertoire.

Écouter un récital de ce jeune garçon est un vrai régal. Quand on le voit jouer, il est manifeste qu’il est transporté par ce qu’il fait. Et ce qu’il fait demande de passer des heures chaque jour sur le clavier ! Donc de sacrifier une bonne partie de ce qui est le propre des enfants : le jeu, le sport, la télévision, les jeux vidéo… que sais-je encore ? C’est la seule interrogation un peu pessimiste : ne lui vole-t-on pas son enfance ? Préférerait-il jouer dans la cour avec les enfants ordinaires, évoqués en ouverture ou jouer du piano et jouer avec le piano?  Lui seul pourrait sans doute nous donner la réponse.

Guillaume saluant le public, à Vaudouan, le 3 août. (photo JM Dauriac)

Si l’on considère la maîtrise de son art en ce moment, on ne peut qu’imaginer pour lui une suite glorieuse : conservatoire, concours internationaux, pourquoi pas le grand concours Chopin de Varsovie ? Il a déjà récolté de nombreuses distinctions, y compris dans ce concours Chopin pour jeunes. Bien sûr cette route d’altitude est parsemée d’embûches et demande des renoncements à une vie ordinaire. Tout dépendra de son environnement familial et de son caractère. Pour avoir aperçu ses parents le couvant du regard et le filmant, je ne suis pas trop inquiet du côté du cadre familial.

Guillaume Bénoliel a toutes les cartes en main pour devenir un de nos grands interprètes de demain. Souhaitons-lui que cela se réalise. Et n’oubliez pas ce nom : Guillaume Bénoliel, vous pourriez bien le retrouver en haut de l’affiche dans quelques années.

Jean-Michel Dauriac – Août 2025.

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Préface à la Bible hébraïque – Georges Steiner

Bibliothèque des idées – Albin Michel – Paris , 2001.

Imaginons quelqu’un qui ne connaisse pas la Bible – ce sera de plus en plus probable à l’avenir ! Il ne saura donc pas que ce gros livre est composé de deux parties, appelées Ancien Testament et Nouveau Testament. Il imaginera sans doute que ce sont des histoires d’héritages, prenant le mot testament en son sens actuel. Il ignorera donc que ce mot signifiait initialement, en ancien français, le témoignage, ce que l’on attestait devant un juge. Comment pourrait-il savoir que ce que l’on appelle Ancien Testament est en fait la Bible des Hébreux, un des plus anciens livres du monde pour un des plus petits peuples du monde ? Il ne saura pas plus que ces textes ont été écrits en hébreu, une langue devenue « morte », selon la terminologie d’hier, que seuls des érudits lisaient encore ? Et qu’il a donc fallu traduire ce livre dans les langues parlées où vivaient les descendants des Hébreux antiques, les Juifs. Le fait qu’un homme appelé Jésus soit venu en Palestine au Ier siècle de cette ère, au milieu des Juifs dont il était, pour annoncer une religion revisitée au nom du Dieu unique, serait également inconnu. Le succès mondial des idées de Jésus ayant donné naissance à une religion inspirée de son nom, Christ (l’envoyé), le christianisme  n’évoquerait rien pour lui. Il ne saurait pas que les chrétiens ont fait leur la Bible des Hébreux, l’ont baptisée Ancien Testament (ancien témoignage du Dieu unique) et l’ont placée avant le recueil de leurs textes reconnus comme inspirés par Dieu, qu’ils ont appelé Nouveau Testament (nouveau témoignage du Dieu unique). L’Ancien Testament est donc la Bible hébraïque, traduite dans toutes les langues du monde.

Imaginons maintenant qu’un lecteur ne connaisse pas Georges Steiner (1929-2020), l’auteur du livre dont je veux vous parler. Il ne saurait donc pas que cet homme a été un des plus beaux exemples de ce que l’Europe Centrale[1] pouvait produire en matière d’intellectuels juifs. Il n’aurait aucune idée de l’érudition phénoménale que ce grand professeur et critique littéraire pouvait déployer. Il ne comprendrait donc pas que l’on ait pu lui demander une préface à la Bible Hébraïque.

George Steiner et son sourire malicieux de celui qui en sait long

Il faudrait donc de toute urgence que ce lecteur quelconque lise ce petit ouvrage, avant, peut-être d’aller plus loin explorer la galaxie Steiner et ses grands astres écrits.

Ce texte était donc initialement destiné à ouvrir une nouvelle édition de la King James Bible Version, la grande version historique de langue anglaise, parue pour la première fois en 1611, et sans cesse rééditée et améliorée depuis[2]. Mais il a, depuis sa rédaction, été intégré à un recueil de textes de l’auteur, car il possède sa propre autonomie.

Steiner consacre son premier chapitre à la linguistique et à la langue de l’original et de la traduction. Pour lui, les traducteurs de la King James Bible ont fait une véritable œuvre de création littéraire, à partir du texte hébreu à traduire. Il donne de nombreux extraits en langue anglaise, suivis de leur traduction en français, tiré de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible). On voit en effet aisément la qualité purement littéraire de cette traduction, avec des trouvailles originales pour traduire certains termes originaux. On peut observer exactement le même phénomène quand on prend la peine d’étudier la traduction de Louis Segond, pour les bibles protestantes de langue française. Ces traductions sont tellement fortes et réussies, elles ont connu une telle diffusion qu’elles ont marqué à jamais le culte, la langue et même les dogmes des Eglises qui les utilisent.

Il revient ensuite sur la spécificité de la langue hébraïque et présente les graves soucis qu’ont rencontrés tous les traducteurs. Notamment en conjugaison, puisque l’hébreu ne connaît que deux temps, et pas le futur.

Le troisième temps de sa démarche est une analyse séquentielle de tous les livres de la bible hébraïque, de la Genèse à Malachie, car il les prend dans l’ordre protestant, et écarte donc les apocryphes qu’ont retenus les catholiques et orthodoxes. Il accorde une importance particulière aux Prophètes, dont il dit :

« C’est des Prophètes que sont nées deux grandes hérésies du judaïsme : le christianisme et le socialisme ou communisme utopique [il écarte ainsi le marxisme]. […] Depuis les anarchistes millénaristes et les esprits libres du Moyen Âge jusqu’à Cromwell et Marx, les « protestants » seront du côté des Prophètes et de leurs impératifs messianiques. » (P. 99.)

On aura compris qu’ici le terme protestant est bien plus large que celui des religions issues de la Réforme et englobe tous les mouvements contestataires et révolutionnaires à tendance idéaliste. Pourquoi cet attrait chez eux du texte des Prophètes ?

«  De Samuel à Malachie, l’ancien Israël voit surgir des esprits humains immédiatement informés, contraints par le souffle du Tout-Puissant, des moralistes visionnaires, des veilleurs de nuit, des hommes réclamant à hauts cris la justice sociale, et dont les messages dépassent totalement le judaïsme. » (P.98.)

On sait bien le poids considérable des penseurs et meneurs juifs dans les révolutions et mouvements d’idées depuis deux siècles.

Steiner passe donc en revue, à sa façon, chaque livre prophétique. Et c’est vraiment un travail d’introduction qui est ainsi mené : il fait entrer le lecteur dans l’antichambre du texte biblique, avant de le laisser explorer la demeure à sa guise.

Il termine sa préface par une mise en relief de l’importance de cette Bible hébraïque dans tous les domaines de l’art et de la pensée. Sans oublier le délicat problème du « Que faire avec cette Bible ? ». Il présente les deux grandes grilles traditionnelles aujourd’hui : la lecture littéraliste et fondamentaliste et la lecture critique, distanciée. Et là, il dit presque exactement le contraire de ce qu’il disait précédemment sur les Prophètes (cf. citations au-dessus) :

« Des hommes et des femmes – pour certains, sans doute, doués d’une vision morale et de talents littéraires rares – ont produit ces divers écrits de manière totalement naturelle et, en conséquence, pleinement comparable aux méthodes des grands penseurs, poètes, historiens et législateurs de nombreuses cultures et époques. Nous pouvons bien nous pencher sur un matériau dont la date et la provenance ne sont pas élucidées. Mais ce matériau n’en demeure pas moins mondain, au sens propre du mot. Dans son imagination comme dans sa composition, il appartient totalement à notre monde. » (P.120.)

J’ai mis en gras dans ce texte l’expression qui semble contradictoire avec les propos antérieurs. Peut-on dire que la Bible est entièrement naturelle alors qu’on a dit plus haut que la contrainte du souffle du Tout-Puissant est présente ? Je ne tranche pas le débat ; je crois que Steiner ne se contredit qu’en apparence. Il sait que l’aspect naturel est celui des divers auteurs des livres, issus de milieux différents et traduisant les révélations de Dieu avec leurs mots personnels; il sait aussi que la Bible est en effet ancrée profondément dans nos sociétés et nos vies. C’est d’ailleurs cela qui explique la longévité de son succès.

Cet opuscule mérite d’être lu attentivement[3], car il fourmille de renseignements et, même pour ceux qui connaissent la Bible et la théologie, il apporte des angles nouveaux. Petit livre par la taille, grand ouvrage par le contenu.

Jean-Michel Dauriac – Beychac – août 2025.


[1] S’il est né à Neuilly sur Seine, ses parents venaient tous deux d’Europe Centrale, sa mère de Vienne et son père de Tchécoslovaquie.

[2] C’est l’équivalent de la traduction allemande de Martin Luther, qui fait référence, ou de la version Louis Segond en langue française.

[3] Comme beaucoup de livres que je chronique, celui-ci n’est plus édité, il faut donc le chiner chez les bouquinistes.

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IL EST PLUS TARD QUE TU NE PENSES – Gilbert Cesbron (1958)

Je poursuis ici ma lecture critique de l’intégralité de l’œuvre romanesque de l’écrivain Gilbert Cesbron  (1913-1969), auteur prolifique et très connu des années 1950 à sa mort, qui a produit une petite vingtaine de romans et des recueils de nouvelles[1]. Ce roman est le dixième de sa production, publié par Robert Laffont en 1958. C’est donc l’œuvre d’un écrivain confirmé, qui maîtrise bien son métier. Il s’est d‘ailleurs vendu à plus de 1 million d’exemplaires, comme cinq autres de ses livres. Il s’agit donc d’un écrivain populaire, dont les ouvrages ont été largement repris en collection de poche. Rappelons, pour les lecteurs qui n’ont pas lu mes précédents articles, que Cesbron est un romancier catholique qui s’est d’ailleurs exprimé sur sa foi dans un Ce que je crois, collection des années 1970.

Ce roman au titre ambigu pourrait être une « romance » avant l’heure.  Pourquoi est-il trop tard ? C’est ce que nous allons découvrir au fil de la lecture. Mais les premières pages semblent dessiner une histoire d’amour, entre un homme et une femme qui portent le même prénom, Jean et Jeanne. Et cette piste n’est pas fausse, elle est même essentielle à toute la dramaturgie de l’histoire. Cependant, dès la deuxième page, une lézarde se fait jour dans la romance : la jeune femme souffre « depuis des mois, depuis que ce mal singulier lui endossait à l’improviste un harnais de douleur » (p. 16[2]). L’histoire d’amour, bien réelle, est parasitée par une douleur récurrente au côté que Jeanne garde pour elle. Son silence est dû à la fois à la peur sourde d’une maladie grave et à la région concernée, ses seins. L’auteur nous fait comprendre, par petites touches, que Jeanne a une fort belle poitrine et que Jean en est très épris. Se joue donc ici, dès le début, une histoire d’érotisme et de peur.

Nous sommes en 1958, le roman est contemporain de son édition. C’est la modernisation de la France d’après-guerre, au-delà de la reconstruction. La prospérité est au rendez-vous, même si certains en profitent plus que d’autres. Jean appartient à ceux qui en profitent. Il n’a aucun souci matériel, il gagne très bien sa vie en travaillant dans une grande agence de publicité. Ce temps est en effet favorable à cette activité, puisque ce sont les prémices de la société de consommation et que l’image et le message publicitaire envahissent les murs et les ondes des radios nouvelles, dites périphériques[3]. Nous reconnaîtrons, au passage, tous les signes extérieurs de richesse des gagnants de cette période (résidence secondaire, belle voiture, appartement parisien moderne…). Jeanne n’a pas d’activité professionnelle, ils ont largement assez de ressources pour lui éviter cela. Elle passe donc ses journées à attendre le retour de l’être aimé dans son bel appartement. Ils ont quarante ans tous les deux, ils sont mariés et s’aiment comme des fous depuis dix ans.

C’est, presque, une sorte de chromo caricatural de la société française parisienne à l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir. Jean a sans doute inconsciemment construit sa vie comme une publicité pour le bonheur conjugal. De fait, Cesbron a soigneusement évité toute allusion au contexte politique ou social de cette époque. Le lecteur étranger ne saura pas qu’il y a une guerre en Algérie, qu’on n’ose pas nommer et qui est euphémisée par l’expression « événements d’Algérie[4] ». Il ignorera la grave crise du logement qui a créé le mouvement Emmaüs en 1954, comme il ne saura rien des conditions de vie du peuple français. C’est évidemment un choix d’auteur, car on ne saurait reprocher à Gilbert Cesbron de se désintéresser du fait social et humain, c’est même la pâte dont sont pétris la plupart de ses grands livres. Il voulait que rien ne vienne faire écran ou diversion à son sujet. Il fallait donc que les rares personnages du livre soient comme isolés dans une bulle. Il a parfaitement réussi : on ne vit que pour les trois personnages principaux, et surtout pour le couple Jeanne-Jean. Les autres figures sont soit secondaires, soit très fugitives et destinées à souligner le propos central. Presque tout le livre se passe entre deux personnages, variables selon les chapitres.

Ce n’est pas une fresque humaine, mais bien plutôt un drame qui pourrait assez aisément être transformé en pièce de théâtre. La distribution serait courte : Jean et Jean sont les personnages centraux, Bruno est le troisième de ces personnages, c’est le frère de Jeanne et c’est un jeune prêtre, affecté dans une banlieue pauvre (c’est d’ailleurs à son propos que seront données les seules mentions du peuple, et de manière très rapide). Ensuite quelques personnages secondaires : Maria, la vieille nourrice devenue la bonne du couple, Bernard, l’ami d’enfance de Jean et un médecin parisien, le docteur Louville. Les autres ne sont que des ombres. Ah ! j’allais oublier un personnage capital et muet, le petit Yves-Marie, appelé Yves le plus souvent.

Car le vrai personnage central est celui que l’on n’ose pas nommer, pour lequel on use, encore de nos jours, des périphrases qui ne trompent plus personne, comme « longue maladie », maladie incurable », « mal insidieux », etc. Vous avez reconnu le cancer. La douleur sourde et soudaine de Jeanne, c’est lui ! Le « plus tard que tu en penses », c’est lui aussi[5]. Lui partout présent, dans ce livre, à chaque page, même quand il n’est pas évoqué. Ce livre est un livre sur le cancer et sur ce qu’il peut entrainer comme conséquences tragiques. Vous avez bien compris que ce n’est pas un livre drôle et que, pour le lire, il faut accepter la dureté de la vie.

Je ne raconterai évidemment pas l’intrigue détaillée, ce serait vous priver de la belle lecture de ce roman. Disons, pour la compréhension de cet article, les choses suivantes. Jeanne découvre qu’elle a un cancer du sein, le cache à son mari, qui le découvre assez fortuitement et, à son tour ne le lui dit pas. Mais vient un moment où la vérité éclate : opération, rémission, rechute, et très lente agonie, puis mort de Jeanne. À ce moment, nous sommes au milieu du roman et nous comprenons alors que l’auteur avait un projet plus vaste que celui de la description des ravages de cette maladie.

C’est au moment de la mort de Jeanne que tout bascule. Jean lui injecte une surdose massive de morphine, à sa demande, et elle meurt calmement très vite. Aux yeux de la loi française (encore aujourd’hui), Jean a tué Jeanne. Et ici commence donc un second livre, celui de jean face à son geste et à la justice. Passons sur les péripéties qui l’amènent au tribunal (mais elles sont passionnantes au plan moral et Cesbron est maître en ce domaine). Le morceau de roi de cette deuxième partie du roman est le procès, pour lequel l’auteur se mue en chroniqueur judiciaire attentif. Il nous rapporte, entrecoupés de remarques d’observation ou de commentaires, les discours des protagonistes du procès, surtout le procureur et l’avocat de la défense. Le lecteur ne s’y trompe pas : le second nœud central est bien la question de l’euthanasie, posée à partir d’un cas précis dont l’écrivain nous a livré tous les détails.

Si l’on s’en tient aux clichés qui s’attachent au terme romancier catholique, on aurait pu craindre le pire de cette partie. Or, n’oublions pas que ce sont des « clichés », des caricatures qui ne sauraient représenter l’ensemble des fidèles de Rome. Ne vous attendez pas à trouver dans ces pages l’artillerie lourde contre l’aide à mourir. Le procès est fait en termes juridiques, pas moraux, comme il se doit, ou se devrait. D’ailleurs, Jean est acquitté et ressort libre et innocenté officiellement de ce crime par les jurés. L’affaire est donc légalement close.

L’auteur peut alors commencer sa troisième et dernière partie : celle du chemin moral et spirituel de Jean.  C’est là que le romancier catholique refait surface. Il va offrir à Jean une issue à sa crise morale. Car l’acquittement juridique est un fait bien réel : Jean est innocent de tout meurtre sur son épouse Jeanne, mais l’acquittement personnel qu’il peut ou ne pas se donner à lui-même est une autre chose. À l’issue du procès, Jean va rester hanté par une question : ce qu’il a pris pour la demande de Jeanne d’en finir était-ce bien cet appel, ou n’était-ce pas plutôt son désir de mettre un terme à sa propre souffrance de voir l’être aimé souffrir et se transformer en spectre ?

Cesbron fait alors revenir en scène Bruno, le petit frère, jusqu’alors mis un peu en retrait. Jean a toujours considéré Bruno comme une énigme, pour le moins un cas spécial d’inadapté au monde moderne. Il le traitait avec une certaine condescendance, celle des gens qui gagnent de l’argent.  Voici que les rôles changent : Bruno devient celui qui a les cartes en main, qui a certaines réponses que Jean ne possède pas. La scène centrale est un beau morceau de littérature, celle où Jean rend visite à Bruno et vient, au bout du rouleau, chercher de l’aide. Il est, pour la première fois, en position de demandeur, il a perdu de sa superbe, c’est un homme brisé. Bruno ne va pas chercher à le rassurer à bon compte, mais lui tenir un langage de vérité sur son geste et sur ce qu’il croit être après la mort. Nous sommes là dans des pages qui font irrémédiablement penser à Georges Bernanos dans ses grands romans spirituels. C’est le combat de la raison raisonnante et de la conscience. Cesbron en donne une issue positive ; Jean s’ouvre à la douleur d’autrui et devient auxiliaire d’hôpital, dans les services de cancérologie terminale. Le mur du néant est tombé, la vie trouve un sens, même dans la mort, et la mort douloureuse.

On pourra ironiser sur cette fin, reprocher à Cesbron cette échappatoire. Mais il n’est ni Albert Camus ni Jean-Paul Sartre, il ne croit pas que le monde et la vie sont absurdes et qu’il faut s’en accommoder ou mourir. Il prend position dans cette délicate question de la vie et de la mort. Et il le fait avec beaucoup de tact et de prudence. Il n’y a jamais, à aucun moment, un jugement ex abrupto du geste de Jean. Tout est dit dans le débat intérieur du personnage et je trouve que c’est superbement dit. La foi retrouvée est une des issues possibles. À travers le personnage de Bruno, le prêtre, Gilbert Cesbron nous montre bien que le doute est toujours là, que seuls les intégristes abrutis peuvent prétendre l’ignorer.  On pourra apprécier son livre même si l’on ne croit en rien, car il sera alors un combat moral, et nul n’échappe à ce type de combat intérieur, quoiqu’il en dise.

Il me faut dire un mot sur le petit enfant, Yves, que j’ai cité dans les personnages secondaires. Cet enfant est présent tout au long du livre, mais comme une ombre. Il est celui que le couple aurait pu adopter et qu’ils ont choisi de laisser à l’orphelinat pour vivre plus égoïstement leur amour fusionnel. Et quand l’enfant fait retour, c’est dans un tout autre contexte que je vous laisse découvrir. Je trouve qu’il y a là une belle invention d’écrivain-moraliste. C’est pour des raisons comme celles-ci que j’aime cet auteur, en sus de ces qualités littéraires et dramaturgiques.

Ce livre n’est, bien sûr, plus édité, mais il est partout disponible en occasion chez les bouquinistes à des prix dérisoires. Il vaut bien plus que ces tarifs modestes. Il faut le lire et le méditer, en ces jours où la loi met en place une « aide à mourir » que le Président de notre République à la dérive appelle un geste fraternel. Le propos de Gilbert Cesbron n’a pas pris une seule ride.

Jean-Michel Dauriac – Beychac – Août 2025


[1] Voir l’article de Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gilbert_Cesbron qui présente la liste de ses œuvres, classées par ordre chronologique.

[2] Toutes les références sont issues de l’édition Rencontre des œuvres romanesques de Gilbert Cesbron, volume VIII.

[3] « Une radio périphérique est une station de radio reçue en France entre les années 1930 et les années 1980, dont l’émetteur ne se situe pas sur le sol français. On peut citer, parmi les plus connues, Europe 1RTLRMC, respectivement basées en Allemagne de l’Ouest, au Luxembourg et à Monaco ainsi que Radio Andorre ou encore Sud Radio. » source : wikipédia.

[4] Sans établir aucun lien politique entre les deux cas, rappelons que Vladimir Poutine et la Russie ne livrent pas une guerre en Ukraine (en 2025) mais s’y livrent à « une opération spéciale », selon le lexique officiel du Kremlin.

[5] La phrase fait directement allusion au retard mis par Jeanne et Jean à identifier ce cancer et donc, à le laisser proliférer au-delà de la limite où on peut le circonscrire, avec les moyens de l’époque.

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