Dans Le Monde 2 du 17 juin 2006, le grand reportage est consacré à l’ordinateur des pauvres, sous l’accroche provocante de couverture: « Cet ordinateur peut changer le monde ».
L’enquête nous entraîne dans les coulisses d’un projet né il y a quelques années dans la tête de Nicholas Negroponte, un ancien gourou de l’informatique, copain des Bill Gates et autres Steve Jobs. Negroponte a trahi la famille (du moins en apparence) en se faisant le coordinateur d’une ONG baptisée OLPC (One Laptop Per Child) soit « un ordinateur portable par enfant ». Il a réuni une équipe de chercheurs et des partenaires prestigieux pour mener à bien son rêve: rendre accessible à environ 100$ un ordinateur portable basique destiné aux enfants des pays pauvres. Après plusieurs versions, l’appareil est prêt et vient d ‘être présenté au Sommet mondial de l’information de Tunis en novembre 2005. Associées à ce projet, on trouve des entreprises du type AMD (processeurs), Google (moteur de recherche) ou Red Hat (distributions Linux), aussi bien que le PNUD (programme de développement de l’ONU). En face d’une équipe motivée et soudée qui a l’impression d’accomplir une tâche quasi-messianique, les critiques et opposants ne manquent pas, à commencer évidemment par Bill Gates. On comprend mieux quand on sait que ce portable des pauvres fonctionnera avec un système d’exploitation Linux, c’est-à-dire libre de droit et open source (améliorable par tous les gens de bonne volonté et compétents). Le PDG d’Intel, numéro un mondial des processeurs, est lui aussi contre ce projet (la machine fonctionnera avec un processeur AMD, son grand concurrent!). On saisit donc dès l’énoncé de ces camps opposés que la logique du capital et du marché est à l’oeuvre. A noter qu’un certain nombre de personnes éminentes dans les pays du Sud sont également contre ce projet qu’ils qualifient soit d’inessentiel, soit d’impérialiste. Bref l’ordinateur à 100 $ est loin de faire l’unanimité. Ce qui n’a aucune importance et ne doit pas nous surprendre. Au final, et c’est très bien ainsi, ce sont les clients qui choisiront ou non de donner raison à Negroponte.
Mais ceci pourrait rester un simple sujet sur la guerre des grands de l’informatique si Negroponte et ses collaborateurs ne pensaient, en accomplissant cela, changer le destin des jeunes du monde et, par conséquent, le monde. Leur discours est le parfait reflet de la philanthropie américaine, dont on doit toujours se demander si elle est fondée sur l’éthique protestante du capitalisme ou sur un impérialisme paternaliste. Et c’est là que je ne saurais approuver ce projet sur ces motivations. Une machine peut améliorer ou pourrir la vie de nombreux êtres humains: la brouette est une invention géniale qui aidé grandement les travailleurs manuels, mais il serait abusif de dire que la brouette a changé le monde! Le fusil a tué des millions de gens, mais il n’a pas changé le monde au sens philosophique.
Car je suis intimement convaincu que rien ne peut changer le monde si ce n’est l’homme en tant qu’être pensant ou son créateur, si on est déiste. C’est verser dans le matérialisme le plus obtus que de donner à un assemblage électronique la capacité de changer le cosmos. L’ordinateur est maintenant banalisé à outrance dans nos pays occidentaux; il a modifié les métiers, rendu caduques certains d’entre eux, créé de nouveaux emplois; Internet ouvre sur le monde de manière vertigineuse, offrant l’accès au savoir, aux biens et aux tares humaines les plus dégradantes. Mais il n’est que le reflet de l’humain dans son essence, il n’est en aucune manière la cause de l’humaine nature, ce qui est capable de la changer. Confondre des changements opératoires avec des changements d’être, c’est confondre les conséquences avec les causes. Le monde change parce que l’homme pense. Le premier qui a conçu un outil, le premier qui a pensé une organisation sociale, le premier qui a orné une grotte de fresques, le premier qui a inventé l’écriture, celui-là a fait faire de grands pas à son espèce. Par son travail de pensée. Mais l’outil, l’organisation sociale, la fresque ou l’écrit ne sont pas en eux-mêmes les changements du monde. Une civilisation est d’abord un rapport au monde, spirituel et matériel, elle ne saurait se résumer à un objet. Parler de « civilisation automobile » ou de « cyber-civilsation » me semble une formidable réduction mentale. La voiture, quand elle est arrivée dans nos vies, et je me souviens de la première voiture de mon père, une 4CV Renault,, a peu à peu bouleversé nos comportements et nos manières d’être. On allait plus souvent voir les grands-parents à la campagne, car c’était bien plus rapide, souple et moins coûteux! Mais ce qui sous-tendait cela c’était la structure familiale de notre civilisation occidentale du XXème siècle. La voiture est un outil de transport, rien de plus ; l’homme a vécu sans elle fort longtemps, il faut d’ores et déjà qu’il commence à s’habituer à vivre à nouveau sans elle, ou au moins à beaucoup moins l’utiliser, crises énergétique et écologique obligent. L’ordinateur n’est rien d’autre qu’un assemblage plus ou moins ingénieux de composants. Il n’aide en rien à penser. Platon a été un des fondateurs de la pensée occidentale avec pour seul outil la parole et la puissance de son esprit. Bill Gates n’a en rien changé le monde, car il n’y a aucune pensée dans un DOS ou un Windows, seulement des routines de programmation qui exécutent à la demande des tâches de plus en plus complexes et cela de plus en vite. Le traitement de texte n’apprend pas à écrire les livres ou les poèmes, le correcteur orthographique n’enseigne pas les joies subtiles et sadiques de la grammaire. Je pourrais continuer ainsi fort longtemps, mais comme je crois le lecteur intelligent, je pense que c’est assez!
Changer le monde consiste d’abord à le penser, à en prendre la mesure. Vaste tâche qui nous occupe toute notre vie. Ce n’est pas un hasard si la plupart des grands livres essentiels sont écrits au soir d’une vie et si les grands penseurs sont considérés souvent juste avant leur mort ou parfois après! Changer le monde est d’abord se construire face au monde et dans le monde. C’est connaître la richesse des gens qui nous ont précédés et les civilisations qu’ils ont élaborées, qui ont toutes grandi, puis décliné, pour enfin disparaître. L’Histoire sert à comprendre cela, mais aussi à relativiser les apogées. Nous appartenons à une époque qui se pense immortelle dans ce qu’elle construit. Ce sentiment a sans doute habité les hommes de toutes les grandes époques, mais il est omniprésent chez nous et porté au rang de dogme. C’est, entre autres choses, pour cela que nous ne mesurons pas la gravité de la situation écologique. Nous sommes en train de changer le monde en le rendant inhabitable à notre espèce, si nous ne retrouvons pas lucidité et modestie. L’homme doit s’inscrire dans un cadre naturel qui ne lui appartient pas, qui le dépasse; nous ne sommes pas les Maîtres du monde, juste ses locataires. La seule chose que nous pouvons changer c’est notre « être au monde ». Et là, aucune machine, pas plus l’ordinateur à 100$ que n’importe quelle autre ne peut nous aider. Oui, chaque homme peut changer le monde en lui, ce qui le changera, lui, inévitablement. Voilà un beau projet, qu’on peut bien appeler humaniste si l’on veut.
ajout du 22 novembre 2006: http://akosh.pcinpact.com/actu/news/32899-OLPC-usine-chine.htm
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