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Catégorie : les critiques

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De la bêtise – Robert Musil – Un livre intelligent

Paris, Editions Allia, 2011.

Ecrire un livre intelligent sur la bêtise n’est pas donné à tout le monde. Ça tombe bien, Robert Musil n’est pas n’importe qui. Il est un des grands auteurs du XXe siècle en Europe mais, malheureusement très méconnu. Il mérite pourtant d’être aux côtés de Franz Kafka, Thomas Mann, Stefan Zweig, Joseph Roth  et Ernst Jünger comme très grand prosateur de langue allemande, bien qu’il soit, comme Zweig ou Roth, citoyen autrichien.

Ce petit livre reprend le texte d’une conférence donnée en 1937, à Vienne, à deux reprises. Musil lui-même   a déclaré avoir travaillé sur le sujet depuis des années, mais n’être pas arrivé à un résultat satisfaisant en suivant la voie choisie qui était celle de l’aphorisme. La demande de cette conférence lui a permis de donner un tour autre et plutôt définitif à sa réflexion. Il a choisi de traiter le plus sérieusement possible ce sujet très épineux, en l’abordant comme n’importe quel sujet philosophique. Il n’est pas inutile de rappeler que Musil est philosophe de formation, avant de devenir écrivain. Sa formation complète (il est docteur de l’Université de Berlin) en philosophie marquera toute sa production littéraire : il est un écrivain qui pense par la littérature.

Il aborde donc la bêtise comme un sujet de fond, à l’égal de la liberté ou de l’existence de Dieu. Et sa première découverte est de ne pas arriver à trouver chez d’autres penseurs une définition correcte de la bêtise, pas plus qu’il n’arrivera lui-même à le faire. La bêtise est indéfinissable, alors même que tout le monde sait bien ce que c’est.  En cela, c’est bien une question philosophique. Faute de définition, il faut trouver d’autres moyens de l’approcher. Et là commencent les difficultés.  La première est celle de l’intelligence. Pour disserter sur la bêtise, il faut ne pas être bête ; mais affirmer qu’on ne l’est pas (ou dire que l’on est intelligent) passe souvent aux yeux de certains comme une preuve de bêtise. Cette difficulté de se positionner objectivement explique que la plupart des textes qui abordent la bêtise sont des satires ou des pamphlets. Il est plus facile d’ironiser et de railler les manifestations de la bêtise que de les analyser. Cela, Musil le refuse. Son texte ne se moque jamais de la bêtise et de ceux qu’elle atteint. Il cherche au contraire à comprendre comment elle se manifeste et à en tirer un début d’explication.

La bêtise n’est pas un handicap mental et, d’ailleurs, nombre de déficients mentaux ne sont pas bêtes du tout. Mais elle ne se montre pas toujours de la même façon. C’est en étudiant les comportements que l’auteur va aboutir à une typologie binaire de la bêtise. Il part du principe que « chaque intelligence a sa bêtise ». Il existe donc un couple indissoluble intelligence-bêtise qui peut se déployer à divers niveaux. Pour simplifier la démarche, il va opposer e qu’il nomme « la bêtise honnête » à la « bêtise intelligente ».

« La bêtise honnête est un peu lente à comprendre, elle n’a pas « la comprenette facile », comme on dit. Pauvre en représentations et en vocabulaire, elle ne sait guère s’en servir. » (p.42)

Ceci définit assez bien ce que nous percevons comme la bêtise « ordinaire ». C’est une intelligence limitée, pauvres en moyens. On en a souvent fait l’apanage du petit peuple. Au moins depuis Molière, on sait que la bourgeoisie ou la noblesse n’en sont pas du tout exemptées. Musil cite des exemples pris dans le domaine de la psychiatrie et de la psychologie. C’est plutôt drôle ! Cette bêtise est, il le dit lui-même, assez touchante, et pas bien gênante. Elle donne d’ailleurs aux bourgeois le sentiment de leur supériorité.

Mais ce qui choque beaucoup plus Musil, c’est la « bêtise supérieure, la prétentieuse ». Elle sait user de toutes les ruses intellectuelles ; elle a les outils de compréhension de culture. Musil se cite lui-même, à ce propos :

« Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée[1]. » (P. 46).

 Ainsi donc, la bêtise peut s’immiscer partout où existe l’intelligence. Et c’est dans ce cadre qu’elle est la plus insupportable. Nous avons tous rencontré des individus « bêtes » de cette sorte. Ils peuvent être médecins, avocats, professeurs, généraux… cela ne change rien à l’affaire. Car, pour Musil, cette bêtise-là est une vraie pathologie, une maladie de la pensée, qu’il oppose d’ailleurs à l’esprit sain. IL attire l’attention de ses lecteurs-auditeurs sur la grande attention à soi-même qu’il faut avoir en ce domaine, car nul n’est immunisé contre cette pathologie.

« En revanche, la bêtise « intelligente » a moins pour adversaire l’entendement que l’esprit et – à condition de ne pas entendre par là une simple somme de sentiments- l’affectivité. » P. 49.

La bêtise est donc plutôt à opposer à l’esprit qu’à l’intelligence : on le voit bien quand on évolue dans un milieu intellectuel, où la bêtise est omniprésente chez des gens très instruits.

En arrivant à la conclusion de sa conférence, Musil dit :

« Nous sommes tous bêtes à l’occasion ; à l’occasion aussi, nous sommes contraints d’agir aveuglément ou à demi aveuglément, sans quoi le monde s’arrêterait… » (P. 51)

Nul n’échappe à la bêtise ; elle est là, tapie en nous, prête à surgir à tout moment. Elle surgira, elle a déjà surgi. Le plus important est d’être capable de savoir que l’on a succombé à son culte et quand.

Ce texte de Musil est un véritable petit bijou de rigueur intellectuelle, non dénué d’humour. Il fourmille de formules à conserver. Ajoutons une précision fort utile : le traducteur principal de Musil se nomme Phillipe Jaccottet (1925-2021), qui fut aussi un très estimable poète du siècle passé. La langue est belle et le traducteur connaît parfaitement la pensée et la langue de son auteur.  C’est un bel atout.

Il faut lire et faire lire – à ceux qui le méritent ! – cet opuscule (56 pages), essentiel sur ce vaste sujet, hélas inépuisable. C’est aussi un très bon moyen d’entrer en contact avec cet grand écrivain que fut et demeure Robert Musil.

Pour clore ce texte, je ne résiste pas au plaisir de vous donner un texte d’un autre grand poète du XXe siècle, Jacques Brel :



« L’air de la bêtise »

Extrait du célèbre opéra « La vie quotidienne »
Voici l’air fameux z-entre tous : L’air de la bêtise

Mère des gens sans inquiétude
Mère de ceux que l’on dit forts
Mère des saintes habitudes
Princesse des gens sans remords
Salut à toi, dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis-le moi, comment fais-tu
Pour avoir tant d’amants
Et tant de fiancés
Tant de représentants
Et tant de prisonniers
Pour tisser de tes mains
Tant de malentendus
Et faire croire aux crétins
Que nous sommes vaincus
Pour fleurir notre vie
De basses révérences
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance

Mère de nos femmes fatales
Mère des mariages de raison
Mère des filles à succursales
Princesse pâle du vison
Salut à toi, Dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis moi, comment fais-tu
Pour que point l’on ne voie
Le sourire entendu
Qui fera de vous et moi
De très nobles cocus
Pour nous faire oublier
Que les putains, les vraies
Sont celles qui font payer
Pas avant, mais après
Pour qu’il puisse m’arriver
De croiser certains soirs
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir.

IL dit finalement à peu près la même chose que Musil, mais autrement. On peut écouter cette chanson ici : https://youtu.be/8_xtMXhagf4?t=74  

Jean-Michel Dauriac – avril 2025.


[1] Il cite ici un extrait son chef d’œuvre inachevé, L’homme sans qualités , dont nous reparlerons un de ces jours.

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Deux livres de Lucien Cerfaux sur l’Église primitive

La communauté apostolique – Éditions du Cerf – collection Témoins de Dieu n°2 , 1953 , 1e édition.

L’église des Corinthiens – Éditions du Cerf – collection Témoins de Dieu n°7, 1946, 1ere édition.

« Les éditions du Cerf sont fondées en 1929, à la demande du pape Pie XI, par le dominicain Marie-Vincent Bernadot (1883-1941), proche de la pensée du souverain pontife. Le Cerf fait référence au psaume 41, verset 2 : « Comme un cerf altéré cherche l’eau vive, ainsi mon âme te cherche toi, mon Dieu. [1]». Voici en peu de mots l’origine de cette maison d’édition catholique et dominicaine. Elle a pris, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, soit en quatre-vingts ans, une place éminente dans le domaine des sciences humaines et des questions religieuses, rendant accessibles un grand nombre d’ouvrages théologiques capitaux, notamment de langue allemande. Elle est aussi le lieu de prédilection de la pensée dominicaine et des chercheurs et clercs catholiques universitaires, sans fermer ses portes aux orthodoxes ou protestants. Les deux petits livres que je vais présenter sont des publications des débuts, sortis juste après-guerre. Le Cerf avait alors créé une collection de petits formats et faible pagination, pour diffuser les connaissances de base sur le monde évangélique des débuts du christianisme. Cette collection, nommée Témoins de Dieu présentait à al fois les cadres historiques, que des protagonistes (apôtres, évangélistes) ou des auteurs bibliques de l’Ancien Testament. Des titres de cette collection ont, depuis, été repris dans des collections plus récentes de la maison. Les volumes originaux se trouvent en nombre chez les bouquinistes du net.

L’auteur, Lucien Cerfaux est un prêtre catholique, né en 1883 et mort en 1968, qui fut surtout connu comme théologien et professeur de théologie, spécialisé dans le Nouveau Testament, qu’il enseigna à l’université Catholique de Louvain (Belgique). Il est l’auteur de livres documentés et d’articles assez nombreux.

La communauté apostolique, le premier de ces deux ouvrages est le deuxième titre de la collection, qui a été inaugurée par un Paul, apôtre de Jésus-Christ de E-B Allo.  Le livre fait une centaine de pages et comporte 8 chapitres répartis en deux parties, La vie chrétienne et L’expansion. Disons de suite qu’au lecteur rompu à la lecture biblique du Nouveau Testament, il n’apprendra pas grand-chose sur les faits. L’auteur le dit d’ailleurs, il suit pas à pas Luc l’évangéliste, auteur des Actes des apôtres. Or, sur ces débuts de la religion nouvelle du Christ, il n’y a pas d’autres sources que ce texte, auquel on peut ajouter les détails glanés dans les épîtres de Paul, surtout dans les Galates. Tout ce qui a été écrit depuis des siècles sur ces premières décennies s’appuie sur ces seules sources, donc des témoignages que l’on qualifierait de pro domo. Cependant, le grand apport de Cerfaux est de ne pas se limiter à une paraphrase de talent, mais d’étoffer le récit, à partir des bases historiques du contexte et à donner des interprétations, catholiques bien sûr, ce qui peut être discuté donc.

Un des grands mérites de L. Cerfaux est d’avoir laissé à l’effusion de l’Esprit de la Pentecôte son caractère surnaturel et fondé initialement sur le parler en langues inconnues reçues par les bénéficiaires de cette visitation. On sait que l’Église romaine a été plus que réservée sur toutes les manifestations charismatiques durant sa longue histoire institutionnelle et qu’elle n’a pas hésité à punir sévèrement les « inspirés » qu’elle considérait comme dangereux pour elle. L’auteur reconnaît bien que les débuts furent placés sous une profusion de dons spirituels et un grand rôle de la prophétie, ce que les Actes établissent incontestablement. C’est la grande différence, alors, avec le judaïsme de ce temps, devenu une religion très ritualiste, dont la secte des pharisiens est un bel exemple. Il ne s’étend pas sur tous les faits rapportés, mais met en évidence les plus marquants : le discours et le martyre d’Étienne, les problèmes d’organisation pratique et cultuelle de la nouvelle communauté. Ilo montre bien que le cercle des apôtres (à nouveau douze après le tirage au sort initié par Pierre, pour remplacer Judas) est unique en son genre et un peu à part parmi les croyants. Non par une certaine suffisance, dont souffrira plus tard l’Église par la papauté et ses hiérarques,   mais par la crainte respectueuse qu’ont les nouveaux convertis envers ceux qui ont côtoyé le Christ durant son ministère. Bien sûr, ils n’étaient pas que douze et le récit de Luc le suggère bien, mais ceux-là avaient été appelés nommément et choisis par le Seigneur.

Par contre, il faut signaler l’interprétation particulière de certaines données des textes étudiés. Par exemple, lorsqu’il parle de l’église de Jérusalem, il écrit :

«  Un personnage que nous avons à peine nommé jusqu’ici devint le chef vénéré de la communauté de Jérusalem. C’était Jacques, le frère du Seigneur. D’être le proche parent de Jésus –son cousin germain – lui donnait aux yeux des premiers chrétiens, dignité et autorité. » (p. 91).

Tout lecteur normalement constitué sera choqué par cette citation qui dit deux choses contradictoires : Jacques est le frère du Seigneur et son cousin germain. De quelle branche collatérale ? Rien ne nous est dit sur ce sujet, par contre les Évangiles parlent des frères de Jésus et de leur mère. La dogmatique catholique a inventé un sens élargi du mot grec qui signifierait donc en même temps « cousin » et « frère ». Pourquoi cette contorsion textuelle ? Pour justifier le dogme marial qui affirme que Marie n’a pas eu d’autres enfants, comme il affirme qu’elle a été conçue sans péché, « Immaculée Conception ». Dogmes qui sont des créations pures de l’Église, sans aucun appui biblique, ni même des premiers Pères de l’Église. L’auteur agit de même avec le personnage de l’apôtre Pierre dont le portrait n’est fait que par rapport aux affirmations très postérieures sur la primauté de Pierre et la succession apostolique et la papauté. Du coup, L. Cerfaux est obligé de faire dire aux textes de Luc ce qu’ils ne disent pas. Exemple :

«  De plus en plus, Pierre, évêque universel de par les dispositions même de Jésus, oubliait la ville sainte et voyageait. » (p. 94).

Nous avons là la lecture très rétroactive des propos de Jésus à Pierre, propos interprétés dans le sens de la construction institutionnelle de l’Église catholique romaine, mais que la lecture attentive des textes originaux, dans leurs contextes, n’autorise pas. C’est ainsi toute la vie de Pierre qui a été réinventée ; jusqu’à en faire le créateur de l’Église d’Antioche, ce qui n’est dit absolument nulle part. Il en sera de même pour toute la tradition du martyre pétrinien.

Il faut donc lire ce livre avec ces réserves ; il ne s’agit pas d’un ouvrage historique, mais d’un travail d’édification catholique pour des fidèles de cette Église. On retrouve le même biais dans tous les écrits sur Pierre réalisés par des catholiques.

L’église des Corinthiens ne souffre pas de ce même défaut, car elle ne met pas en jeu la structure de l’institution. Le sujet de cet opuscule est donc la présentation de l’église chrétienne originelle de la ville grecque de Corinthe. Là encore, la seule source disponible est dans le Nouveau Testament, ce sont les Épitres de Paul aux Corinthiens. Mais c’est essentiellement la première qui sert de base à cette étude, car c’est là que se trouvent les renseignements exploitables.

La grande originalité du livre de Lucien Cerfaux est d’être très positif sur cette église. En effet, la plupart du temps la lettre de Paul sert à fustiger une communauté qui dévie, par ses comportements et ses propos du modèle apostolique. Paul est d’ailleurs obligé dans son écrit de rappeler les bonnes attitudes en plusieurs domaines. Les Corinthiens dévient beaucoup. Sur le repas du Seigneur, en particulier, ils sont sévèrement repris. C’est d’ailleurs à ce propos que Paul donne le texte d’introduction si souvent utilisé pour la Cène ou Eucharistie. Mais il apparaît aussi que la conduite dans les réunions laisse à désirer, notamment quand les femmes interpellent leurs maris durant les offices. Paul rappelle alors de manière stricte les limites posées aux femmes dans la tradition naissante. Ses consignes cultuelles sont très proches de celles du judaïsme. Il délivre aussi un enseignement sur les veuves et les vierges, pour remettre sans doute un peu d’ordre dans une vie d’église encore très marquée par les pratiques des cultes païens, très présent dans cette grande cité.

Cependant, et Cerfaux a raison de le dire, il faut d’abord reconnaître la grande richesse de cette communauté, née chez les païens. Ils ont reçu tous les charismes du Saint-Esprit et il y a un tel foisonnement de leurs manifestations que l’apôtre est amené à donner des règles d’usage. Dans aucun autre texte du Nouveau Testament, on ne peut rencontrer une telle richesse spirituelle. Mais cette communauté est jeune et elle a besoin d’être enseignée et cadrée. Paul donne d’ailleurs dans cette longue lettre un enseignement capital sur les dons de l’Esprit, sur l’amour (agapé) et aussi sur la mort et la résurrection.

Ce livre se lit avec un grand plaisir et éclaire la lettre aux Corinthiens et ses destinataires d’un jour nouveau, positif, mais sans cacher aussi ce que l’auteur considère comme des « péchés de jeunesse. Son livre contrebalance ainsi la littérature protestante qui est très sévère avec Corinthe.

Ces deux petits livres constituent une bonne base sur des moments importants de l’histoire de l’Église première. Ils ne s’adressent pas à des théologiens ou des ministres du culte, ils sont à destination du peuple chrétien curieux et constituent donc de bonnes introductions sur ces sujets. On peut regretter qu’ils ne soient pas disponibles dans une édition actuelle. Mais celui qui voudra se les procurer pourra le faire assez facilement sur les grands sites de livres d’occasion, à des prix modestes.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2024.


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ditions_du_Cerf#:~:text=Les%20%C3%A9ditions%20du%20Cerf%20sont%20fond%C3%A9es%20en%201929%2C%20%C3%A0%20la,cherche%20toi%2C%20mon%20Dieu.%20%C2%BB

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Montedidio-  Erri De Luca – Le roman de l’envol

Folio- Gallimard – 2001

Avec ce roman, publié en 2001, Erri De Luca poursuit sa double entreprise romanesque et autobiographique. Ce roman se distingue des précédents en ce qu’il utilise les codes du roman contemporain de manière plus large. L’auteur a pu ou voulu dissimuler les petits cailloux de sa propre histoire au milieu de la vie de personnages romanesques, qu’ils soient totalement inventés ou inspirés de personnes réelles.

Montedidio, c’est d’abord un lieu : le Mont de Dieu, littéralement. Soit une colline de Naples occupée par un quartier populaire et, plus spécifiquement une rue, sans doute montante, puisque par elle on accède aux terrasses qui dominent la ville, sur la hauteur. Chez De Luca « populaire » n’est pas un terme péjoratif, comme chez beaucoup d’écrivains français du XXe siècle. « Populaire » ne veut nullement dire « misérable », mais plutôt « pauvre ». La misère est absolue, elle est manque du nécessaire vital, la pauvreté est relative, elle nait de la comparaison avec les gens plus aisés. Bien sûr, dans certaines circonstances, il est assez facile et rapide de glisser de la pauvreté à la misère : une maladie, un accident du travail, une famille qui éclate… La rue de ce roman est plutôt une rue de gens pauvres, de classes laborieuses qui vivent chichement. Ce qui n’empêche nullement de connaître la joie et le bonheur, contrairement à ce que pensent les bourgeois qui associent argent et état heureux. Il y a de vrais moments de bonheur à Montedidio et De Luca nous les fait partager. Ils ne sont pas spectaculaires, ce sont des petits bonheurs, mais tout bonheur n’est-il pas petit par nature en ce qu’il est fugace et instable. Associé à Montedidio, il est un autre lieu, qui joue un rôle important, c’est le port et ses quais. Ces deux lieux sont reliés entre eux par la rue et les activités des personnages. Le reste de la ville n’existe pas. Ou alors seulement comme superstructure métaphysique. De Luca ne fait pas d’esthétisme descriptif. Il est difficile au lecteur d’avoir une idée de la beauté ou de la laideur des lieux, cela n’a d’ailleurs aucun intérêt. Ce sont les lieux de vie des acteurs du récit et, comme souvent avec les lieux de l’habitude, ils ne sont plus vus ou dépourvus de toute valeur esthétique. Un quartier populaire ne brille pas par l’architecture et l’aménagement. Il est « vécu », diraient les géographes bien plus qu’il n’est regardé. Qui vit donc dans cette rue ?

Une population nombreuse, avec beaucoup d’enfants et de jeunes. On est juste après « l’année zéro » de la fin du second conflit mondial, les Américains sont encore là, le souvenir de la guerre est très présent, mais il ne joue aucun rôle actif dans cette histoire. Tout au plus sent-on qu’il n’est pas facile pour une famille de se nourrir, car il y a encore des pénuries. Mais l’auteur ne joue pas sur la corde du misérabilisme, c’est estimable. Ceux qui ont connu la pauvreté savent bien qu’elle peut être vécue parfois plus sereinement que l’aisance. Dans ce cadre modeste, De Luca fait vivre devant nous une collection de personnages attachants. Il a su en choisir une palette variée et ne pas en mettre un trop en avant, même si, par le choix de la narration à la première personne, il y a une prééminence du conteur.

Erri De Lucca à son bureau

Ce narrateur est un enfant de treize ans, au tournant de l’adolescence, que nous allons voir, au fil du livre, devenir adulte précocement. Quand débute le récit, il vient d‘être placé en apprentissage chez un menuisier de la rue. L’atelier sera un des endroits d’importance dans l’histoire.  Vers la fin du livre, il nous dit :

« Au printemps, j’étais encore un enfant et maintenant le suis en plein dans les choses sérieuses que je ne comprends même pas. Il a raison, don Ciccio, chez nous on doit grandir au pas de course et moi j’obéis, je cours. » p. 386.

Les « choses sérieuses » sont ce qui le fait devenir adulte, sans doute trop vite à son gré. Il va en effet traverser des moments de vie difficiles et certains autres heureux ; il ne sera plus jamais un enfant après ça. Nous ne connaîtrons jamais le prénom du narrateur. Il a un père et une mère, ils vivent à trois dans un modeste intérieur qui est tenu très propre, justement pour garder la dignité humaine malgré la pauvreté. Nous ne connaîtrons pas plus les noms ou prénoms du père et de la mère : ils sont d’abord dans leurs rôles, ils sont le père et la mère du personnage principal. Le père est docker au port et travaille dur pour faire vivre sa famille. La mère reste au foyer et s’occupe des travaux domestiques. On comprend assez vite qu’elle est fragile, sans doute dépressive et de santé fragile. Elle quittera la scène assez vite, étant hospitalisée, pour une tuberculose vraisemblablement. Elle mourra à l’hôpital. Premier des événements qui vont entraîner la mue de l’adolescent. Dès lors la vie familiale est bouleversée. Le père passe beaucoup de temps à l’hôpital et le fils doit veiller au minimum de fonctionnement de la maison ; il ne reverra pas sa mère. L’enfant va se construire sans ses parents, présents-absents.

Le patron menuisier, Mat’Errico, devient un peu une sorte de substitut partiel du père. Il est un repère quotidien, stable. Sa boutique, ouverte sur la rue est un lieu de contact avec la population du quartier. Ce patron a une passion, c’est la pêche en mer. Il y consacre ses loisirs ; visiblement, il n’est pas marié, en tout cas nous n’en saurons rien. Il représente l’apprentissage du métier : le métier, c’est ce qui désigne et identifie l’homme dans les milieux populaires. Avoir un bon métier est l’assurance de gagner son pain. Nous retrouvons ici l’amour du métier et du travail manuel de De Luca. On le sent fraternel avec ces travailleurs. Dans les livres de l’auteur, les métiers et ceux qui les exercent jouent toujours un rôle majeur. Ils sont une composante forte de la personnalité humaine.  Jusqu’à une époque récente, la fierté du métier était l’apanage des classes populaires. Même cela, le capitalisme financier l’a détruit.

Ce menuisier partage gratuitement son atelier avec un cordonnier, dont nous apprendrons au fil du récit qu’il est réfugié politique de la guerre, un juif qui a pu fuir avant la déportation de ses coreligionnaires. Il vient d‘un Shtetel de l’Europe de l’Est, où il était cordonnier, mais sans doute aussi rabbin de la communauté. Il est seul et travaille beaucoup pour les gens du quartier. Il a été surnommé Rafaniello car son prénom était trop difficile à prononcer pour les Napolitains. Rafaniello est un être plein de bonté et il va peu à peu devenir l’ami du narrateur. Malheureusement, il est bossu, affublé d’une énorme excroissance dorsale, et son dos le fait souffrir. Ce personnage est vraiment le chef-d’œuvre de De Luca. Il illumine le récit, il est inoubliable. Le cordonnier travaille très souvent gratuitement pour les pauvres gens. Il a capacité à redonner une seconde vie à toutes les sortes de vieux souliers[1]. Il est ainsi devenu populaire dans la rue. De manière très discrète, il donne des leçons de vie et de philosophie au jeune garçon. Il lui raconte que si son dos le fait souffrir c’est parce que dans sa bosse se trouvent des ailes d’ange et qu’elles travaillent à leur éclosion. Quand elles seront sorties, il s’envolera pour Jérusalem. On sourit en entendant cela, mais l’auteur nous réserve un coup de théâtre final superbe.

Et puis il y a Maria, une jeune fille qui habite l’immeuble voisin de celui de notre garçon. Maria est en train de devenir une belle femme, ce qui ne laisse pas du tout indifférent le propriétaire qui loue à sa mère son appartement. Il la harcèle, la serre de près et, sans doute, a abusé d’elle – De Luca ne nous le dit pas, mais il y a des indices. Maria tombe amoureuse du garçon qui n’osait pas espérer cela. L’auteur brosse avec infiniment de délicatesse la naissance de cet amour et ses manifestations. Maria est une femme-fille forte et, grâce à l’amour trouvé, elle aura la force de briser cette situation et de reprendre sa liberté et sa dignité. Dans cet univers de pauvreté, l’amour de deux jeunes gens est une lumière ; leurs rencontres vespérales au sommet de la rue comptent parmi les plus belles pages de ce beau livre.

Erri De Luca réussit ici un alliage parfait entre les diverses intrigues et personnages. C’est le premier livre de lui et j’avais été subjugué par cet art. Dans ce quartier, le long de cette rue montante (une sorte de rue Lepic à Paris) se côtoient le plus sordide de la vie, en la personne du propriétaire ou de la mère de Maria qui encourage sa fille à se soumettre à lui, et le plus pur de l’existence, avec l’idylle de Maria et du narrateur ou la bonté de Rafaniello. Ainsi est le tissu de nos vies, mélange de beau et de laid, mais où la pauvreté peut jouir du bonheur, où la mort survient quand la vie se dresse pour l’avenir, quand le père, éploré et désemparé, perd son épouse, mais gagne une belle-fille qui prend soin de lui. Et puis, il y toujours l’espoir des ailes d’ange et la splendeur rêvée de Jérusalem pour le rescapé de la shoah. Il finit par communiquer son rêve à ses jeunes amis. La vie n’est pas perdue tant qu’il reste un rêve et un espoir.

Je me rends compte que j’ai oublié un « personnage » important, au moins autant que la bosse et les ailes d’ange de Rafaniello : le boomerang. Cet étrange objet a été offert au narrateur par un ami de son père, qui lui en a raconté l’usage. Durant tout le récit, le jeune homme s’entraîne au geste sûr du lanceur de boomerang. Il muscle ainsi son bras régulièrement et transporte son boomerang avec lui partout, caché sous ses vêtements. De Luca réussit un final époustouflant en associant ailes d’anges et boomerang. Mais au-delà de cette fin romanesque, il reste la symbolique de ces choses. Rafaniello croit dur comme fer à ses ailes et accepte pour cela sa souffrance. Il attend sa rédemption, son envol. Le jeune homme attend le moment où  il saura qu’il peut lancer son boomerang sans risque d’être ridicule. Ces attentes sont des joies. Il y a là un message clair pour les gens de notre époque, toujours pressés d’aboutir. Cela participe de la philosophie de vie de De Luca. Ses livres sont des odes à la lenteur, au temps des événements, de la nature, des étapes de la vie.

Ce roman est un des plus beaux de l’auteur, c’est celui que je citerais si on me demandait d‘en choisir un seul. Je l’ai encore plus apprécié à la seconde lecture, qui ne sera sans doute pas la dernière. De Luca est un écrivain précieux, ses livres sont comme des petits bijoux ciselés qu’on a envie de conserver dans un écrin à portée de main.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2024.


[1] ON trouve un personnage extraordinaire de cordonnier, assez semblable à celui de De Luca, dans un des contes de Léon Tolstoï, Où est l’amour est Dieu, de 1885, malheureusement jamais réédité depuis la parution des œuvres complètes de Stock, au début du XXe siècle.

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