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Catégorie : les critiques

rassemble tous les écrits critiques

Trouver les mots pour dire l’indicible – La nuit de feu d’E-E SChmitt

Après Emmanuel Carrère et Alexis Jenni, c’est au tour d’Eric-Emmanuel Schmitt de produire un livre sur sa foi. Il affirme que celui-ci vient en ce temps, entre autres raisons, pour affirmer, dans un temps de déliquescence et d‘attaques contre le christianisme, une position spirituelle nette. Mais aussi parce que, vingt-cinq ans après les faits rapportés, il s’autorise enfin à parler de son être le plus intime au travers d’un expérience spirituelle qu’il faut bien nomme :rencontre, révélation ou conversion. Les trois mots peuvent convenir selon la lecture que l’on fait de ce témoignage.

 

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Le récit est construit comme un roman d’aventure, genre que l’écrivain Schmitt maîtrise complètement. Le cadre est suffisamment exotique pour s’y prêter aisément. Il s’agit d’u voyage dans le sud saharien de l’Algérie, afin de préparer la réalisation d’un  documentaire sur Charles de Foucault, grand converti du XXème siècle. Schmitt, alors professeur de philosophie, à l’aube d’une  carrière universitaire comme de nombreux membres de la caste « normaliens », fait aussi œuvre de scénariste. Il se cherche et sait pas vraiment ce qu’il doit choisir comme direction professionnelle pour sa vie. Il a vingt-huit ans et peut, compte tenu de son bagage personnel, choisir plusieurs voies : l’enseignement, l’audio-visuel ou l’écriture. Il compte un peu sur ce voyage pour y voir plus clair.

Tout le début du « roman » est donc le récit de son arrivée et de son approche du terrain, à partir de Tamanrasset. Il doit participer, avec un guide te un petit groupe, à une excursion dans le massif du Hoggar. Leur guide français se fait alors accompagner par un jeune Touareg qui impressionne fortement l’auteur, qui veut gagner son amitié car il sent une force peu commune chez ce jeune homme.

Les onze premiers chapitres sont cette découverte du lieu et des êtres qui participent au voyage. En bon romancier, Schmitt croque fort bien les traits dominants de ces hommes et femmes, qui deviennent parfois de types – il y a ainsi la « catho » charitable et attentionnée. Mais aussi, et surtout, il sème de petits cailloux blancs pour nous amener au point chaud du chapitre , qui ouvre réellement le récit de cette sorte d’hypostase qui va changer sa vie. Mais nous comprenons fort bien que cette manière de raconter est une reconstruction rétroactive. Au moment vécu, les préoccupations spirituelles profondes ne sont pas du tout majeures, elles sont mêmes quasi-absentes. L’auteur a plutôt des interrogations existentielles sur le sens à donner « hic et nunc » à sa vie. La « nuit de feu » – le terme est emprunté à Pascal, autre grand converti – va absolument tout bouleverser.

Les chapitres 12 & 13 sont les seuls qui narrent « l’événement ». Ils sont assez brefs. Le lecteur néophyte en la matière sera sans nul doute touché et emporté par cette expérience très forte. Le lecteur au fait de la mystique et des conversions le sera moins. Qui a lu Saint-Augustin, l’Evangéliste Luc, Charles Péguy, Léon Tolstoï ou d’autres encore (Claudel, Ellul…) est en domaine connu. Aucune conversion ou rencontre avec Dieu n’est exactement semblable à une autre, mais toutes se ressemblent : toutes elles offrent un moment de « décentrage » de l’existence, une ouverture transcendante à l’Autre Parole, un état physique extra-ordinaire. C’est ce qui arrive à Schmitt, perdu dans sa descente du Hoggar et enterré dans le sable pour ne pas souffrir du froid nocturne, dont le corps s’élève hors de lui et vit une extase qu’il tente de décrire le plus précisément possible. Comme très souvent, les termes « lumière », « flamme », « ravissement », « légèreté » sont utilisés. C’est ici que l’auteur toujours, et quel que soit son talent, touche les limites de nos pauvres mots. Tout le charme de l’expérience mystique est à ce point nodal. Nous ne disposons que de termes en nombre limité pour traduire l’illimité. Il faut donc avoir recours à l’image, la métaphore, la poésie. Schmitt s’en sort plutôt pas mal. Mais il a un gros handicap, le même qu’Augustin et Pascal : il est philosophe. Et dès le lendemain matin, son esprit philosophique fait retour. Il doit alors mener une lutte intérieure entre les deux êtres qui le composent. L’expérience est ineffaçable, mais dans l’immédiat de la suite du voyage, elle est inénarrable. Elle l’est demeurée vingt-cinq ans. C4est la raison d’être de ce livre de lever le voile, enfin, sur cette nuit d’exception. Eric-Emmanuel Schmitt a changé. La foi l’a saisi. IL ne peut y échapper. Il s’y est abandonné. Mais il restera très discret jusqu’à sa décision d’écrire ce livre. Il semble qu’il ait été poussé à cela par les attaques violentes contre les croyants et la foi, qui fleurissent partout dans nos médias.

Le livre restera comme un témoignage à ajouter à tous ces récits de rencontre avec Dieu, qui ne prouvent rien, au sens matériel du terme, amis qui interrogent l’honnête homme qui ne saurait se satisfaire de penser que tous ces témoins sont des malades mentaux.

            Ce livre n’est pas exceptionnel, mais il est utile.

Je terminerai par une citation qui n’est pas anodine :

« Sur terre, ce ne sont pas les occasions de s ‘émerveiller qui manquent, mais les émerveillés. » (page63)

 

Jean-Michel Dauriac

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De la recherche du bonheur en économie

à propos de « Il n’y a de richesse que la vie » de John Ruskin

 

 

 

J’avais croisé le nom de Ruskin à plusieurs reprises dans des lectures d’auteurs de la fin du 19e et du début du XXe siècle. Son livre était à chaque fois cité en Anglais sous son nom originel « Unto this last ». Cherchant à le lire en Français, je m’étais aperçu de son n’indisponibilité totale. Je m’étais donc résolu à le charger en version électronique anglaise mais ne m’étais pas lancé dans une lecture que je maîtrise, mais fort lentement. Lisant, je ne sais où, la rubrique « livres » d’un magazine, je prends connaissance de l’existence d’une petite maison d’édition de la « France profonde », comme on dit avec mépris à Paris et de deux de ses publications récentes.

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La maison se nomme joliment « Le pas de côté » et vit à Vierzon, dans la Nièvre. Les deux ouvrages sont des petits livres, libres de tout droit vu leurs auteurs. Une stratégie qui a bien servi la maison Allia et qui s’attire les faveurs d’un public de connaisseurs et de curieux, groupe informel où se recrutent aujourd’hui l’essentiel des vrais lecteurs. Ces deux petits ouvrages sont donc commandés illico. Il s’agit d’un volume de Léon Tolstoï, « L’esclavage moderne », et de cet opuscule de John Ruskin au titre alléchant pour qui cherche sens profond à la vie[1]. C’est en lisant l’avant-propos de l’éditeur que je découvris qu’il s’agissait en réalité d’une nouvelle traduction de « Unto this last ». J’allais enfin pouvoir prendre connaissance de ce texte important dans ma langue vernaculaire. De plus, les éditeurs ont pourvu leur texte des notes de l’édition livresque de 1862, de la plupart des notes de l’abbé Peltier qui produisit la traduction française de 1902 et de quelques notes de l’éditeur, surtout destiné à contextualiser  le propos.

 

Petite histoire de ce texte

 

Initialement, comme le résume très bien l’avant-propos, il s’agit d’une publication d’articles de fond dans une revue anglaise, le Cornhill Magazine, en août, septembre, octobre et novembre 1860. La publication dut être interrompu au quatrième article devant la violence des réactions du lectorat. Deux ans plus tard, Ruskin a publié le tout sous le titre énigmatique de «Unto this last » (que l’on pourrait traduire par « Jusqu’au dernier [homme] »), qui ne s’éclaircit pour le lecteur qu’à l’ultime paragraphe du livre, ici page 142.

Le choix de l’éditeur pour ce titre nouveau se justifie pleinement, car l’expression est mise en majuscules dans le quatrième essai de l’ouvrage, au moment où Ruskin rentre dans le coeur de sa démonstration.

Pourquoi ce petit livre d’un homme de lettres cultivé anglais a-t-il scandalisé au point de devoir interrompre la publication des articles ?

Tout simplement parce que Ruskin s’en prend à la pensée unique de son époque. Au milieu du XIXe siècle commence l’âge d’or impérial de l’économie politique qui perdra ensuite son adjectif qualificatif pour s’autoproclamer « Science Économique ». Les papes de cette pensée frappée d’infaillibilité s’appellent Ricardo, Malthus, Smith ou Mill. L’étoile Karl Marx n’a pas encore atteint dans le ciel son zénith ; par ailleurs, Auguste Comte popularise son positivisme, Herbert Spencer et Charles Darwin installent la notion d’évolution dans la pensée scientifique. Le monde bascule dans le scientisme, l’économie en devient un des Évangiles. Or, Ruskin blasphème consciencieusement cette Vulgate et ose démontrer ses erreurs et faiblesses, lui qui n’est même pas économiste de profession.- Déjà, le rempart de la spécialisation permet de repousser doctement toute critique -.

Il faut signaler un fait très perceptible à la lecture : les trois premiers essais sont différents du quatrième. Je l’avais nettement ressenti, c’est en reprenant le livre pour rédiger cet article que je fis cas d’une remarque de l’éditeur : John Ruskin, après la publication du troisième essai, fut averti par l’éditeur du Cornhill Magazine que le quatrième essai serait le dernier. Très visiblement dans le texte, notamment à la fin du troisième essai, il annonce un plan thématique sur plusieurs chapitres à venir. Quand il apprend le terme imminent de la publication, il apprend également qu’il disposera d’un espace plus vaste pour ce dernier essai. Il va donc rassembler le contenu de plusieurs chapitres initialement prévus en un seul. De mon point de vue, ce fut une chance pour Ruskin, car ce dernier essai, « Ad valorem », est bien meilleur que les trois autres. Et il est meilleur parce qu’il va beaucoup plus vite à l’essentiel. Lors des trois premiers essais, et singulièrement dans le premier, j’ai éprouvé un sentiment de longueur, de précautions littéraires qui, finalement, noyaient le sujet. En gros, le métier de l’homme de lettres nuisait grandement à l’oeuvre du polémiste. Dans le quatrième texte, foin de ces ornementations, il faut aller au bout de la démonstration à tout prix. Encore une fois la contrainte éditoriale sert l’efficacité et la qualité finale de l’écrit, effet collatéral tout à fait involontaire dans ce cas d’espèce.

 

 

Un ouvrage à la fois prophétique et dépassé

 

 

Étrange livre en fait pour un lecteur de ce début du XXIe siècle. Il est en effet en même temps prophétique et dépassé. Ruskin ne pouvait imaginer ce qu’un siècle et demi de progrès forcené produirait, et nombre de ses propositions s’en trouvent totalement décalées au premier degré. Quand il écrit à la fin de son dernier essai (page 136) : « Mais le monde ne peut pas devenir une manufacture ni une mine. », nous mesurons quelle limite mentale a été franchie par la mondialisation économique. Ce qui paraissait impossible et inconcevable à un habitant cultivé du pays-usine leader du monde en 1850 est advenu. Le monde est une gigantesque manufacture dispersée entre Europe, Asie et Amériques, un vaste domaine minier en Afrique, Océanie ou Russie… au mépris total de la terre qui nous héberge. Il faut donc admettre ce déphasage pour bien lire Ruskin.

Il en est un autre tout aussi capital. C’est celui qui porte sur le développement du capitalisme. Pour Ruskin, la production avait un lien direct avec la consommation de base, la bonne vie, le logement et la santé. Le travail (sujet du premier essai) et son salaire sont un échange à hauteur d’hommes. L’État joue un rôle de garant de cet échange équitable. Ruskin, quoiqu’il s’en défende, est un utopiste de la même trempe que Cabet, Proudhon ou Tolstoï. Mais il ne le revendique nullement et s’en défend même. Il pourfend le socialisme comme une erreur manifeste qui vient niveler l’humanité en faisant de tous des pauvres. Il se présente comme un partisan du libre-échange, défendu avec une naïveté proche de celle d’Adam Smith. Bref, Ruskin n’est pas un révolutionnaire. Il n’est ni socialiste, ni anarchiste, « Le gouvernement et la coopération sont en toutes choses les Lois de la Vie ; l’Anarchie et la concurrence les Lois de la Mort. » (Page 88). John Ruskin est avant tout pétri d’un idéal évangélique qui traverse tout son texte. Il croit l’homme amendable, le riche comme le pauvre, le paresseux comme le violent. Il ne vise nullement une société égalitaire ; il souhaite une société juste. Son second essai traite prioritairement de la justice et de l’honnêteté, alors que le premier pose la discussion sur ce qu’est le juste  salaire du travail. Mais Ruskin vit dans le cadre d’un capitalisme où le patron est vivant, existe et peut être atteint par ses ouvriers. Tout cela a disparu aujourd’hui. Il faut donc porter le deuil de ses propositions, faute de revenir à ce capitalisme modéré (ce que souhaitait le courant distributiviste au début du XXe siècle en Angleterre, voir par exemple les écrits de Chesterton[2]). Il a d’ailleurs la prémonition d’un autre âge :

« Ne peut-on supposer qu’un jour viendra où la « simple » pensée sera considérée en elle-même comme un excellent objet de production, tandis que la production matérielle sera seulement regardée comme une étape vers cette production immatérielle beaucoup plus précieuse. » (Page 79)

Ce temps est venu. Il suffit aujourd’hui de voir à quelle vitesse Corée du Sud ou

 Japon avancent sur le chemin des sociétés de l’immatériel (même si leur production manufacturière masque encore en partie le phénomène). En fait, la controverse de Ruskin avec Mill, Ricardo ou Malthus est obsolète. Mais il reste le coeur du problème qui fondait cette controverse : À quoi sert l’économie politique et quelle est sa finalité ?

 

 

À quoi sert l’économie ?

 

 

Là, Ruskin tape juste en amenant le débat sur un terrain que les économistes fuient systématiquement. Il veut une économie politique qui soit une science morale. Or, par principe, les économistes, surtout contemporains, refusent toute implication morale. Je me souviens avoir demandé à un économiste réputé et engagé dans les luttes sociales de venir faire une conférence à mes étudiants sur ce sujet du bonheur et de la morale ; il a refusé aussitôt, me disant que ce n’était pas de la compétence de l’économie. L’Économie, pour s’auto-attribuer le titre de « science » doit et a dû absolument couper tout lien avec l’affectif et l’humain, donc avec la morale. Et pourtant, en lisant Malthus, Adam Smith ou John-Stuart Mill, on ne peut manquer, avec nos yeux du XXIe siècle, d’être frappé par la revendication quasi-constante de valeurs morales de la société britannique de l’époque (le Bien, le Mal, la Justice, l’honnêteté…). Mais, en parallèle avec ce discours culturel, plutôt du type de la convention, ils bâtissent un monde où l’algorithme remplace aisément la conscience. Le grand mérite de John Ruskin est de ne vouloir mener que sur ce seul terrain la discussion. Les précautions oratoires prises sur le libre-marché ou la guerre sont avant tout destinées à rassurer un lectorat qui ne se laissera pas amadouer, comme nous l’avons vu plus haut. Car à la différence des Pères Fondateurs de l’Économie Politique, Ruskin est véritablement pétri de cette pensée morale qui n’est pas culturelle pour lui mais existentielle. Peut-être un signal pour nous : une société où les valeurs sont de pure façade ne peut prétendre à bien traiter les hommes. Sur cette base, Ruskin attaque de très nombreux points d’ancrage des économistes.

 

 

Le travail et le salaire sont ses premières cibles. Il n’est pas dans mon intention d’expliquer ses idées dans le détail. Il suffit de préciser que pour lui la nature de la relation employeur/employé est capitale et doit se fonder sur la justice et l’amour.

« Je considère ici l’affection comme une force motrice à part entière. » (Page26)

Il illustre son propos par des exemples concrets, comme le rapport maître-serviteur ou celui de l’officier et du soldat. Il récuse l’idée d’un lien entre demande du travail et salaire. Il prône un salaire fixe en tout temps et sans distinction d’efficacité entre le bon et le mauvais ouvrier (encore un principe évangélique : l’ouvrier de la onzième heure payé comme celui de la première heure[3]). Il propose donc de travailler plutôt sur les variations de la demande. Il faut que l’entrepreneur gère pour gommer les à-coups de la demande, sans faire payer cela au personnel. Il doit pour cela être prêt de vrais sacrifices, comme le soldat, médecin ou le prêtre en sont capables, car sa mission vaut moralement la leur s’il l’exerce comme il convient. Et Ruskin va jusqu’aux conséquences extrêmes possibles de cette responsabilité morale du maître d’industrie et du négociant.

« De même, que le marchand a le devoir de mettre toute son énergie à remplir ces deux fonctions, dont le bon exercice réclame le plus haut degré d’intelligence, de patience, de bonté et de tact, il doit aussi, pour les accomplir avec justice, donner sa vie s’il le faut, lorsque les circonstances l’exigent, comme le doivent un soldat ou un médecin. » (Page 41)

Allons donc demander aux patrons du CAC 40 ce qu’ils pensent d’une telle exigence morale, eux qui se gavent sans vergogne des dépouilles de leurs salariés tombés aux champs d’horreur de la concurrence imbécile. Ruskin va plus loin encore, en disant qu’il y a deux domaines sur lesquels il doit être d’une honnêteté intransigeante : «… Premièrement rester fidèle à ses engagements (cette fidélité rendant seule possible les opérations commerciales)… Et, deuxièmement, maintenir la perfection et la pureté des produits qu’il fournit. » (Page 41). Pensons avec dégoût aux raids boursiers, au dumping, au renversement d’alliance de nos PDG divers, mais aussi à l’obsolescence programmée de nos divers appareils domestiques ou à l’irréprochable qualité et vérité de la pitance prête à consommer qui remplit les linéaires des tristes cathédrales de la consommation populaire.

Pour Ruskin, le patron est comme un capitaine de navire (oh ! Le bel exemple du capitaine du paquebot de croisière Costa Concordia qui quitte un navire bourré de passagers en détresse pour aller se mettre au sec sur l’île toute proche) qui ne saurait fuir ses responsabilités.

« À l’instar du capitaine de navire, qui doit être le dernier à quitter son bateau en cas de naufrage, et qui a l’obligation de partager son dernier morceau de pain avec ses matelots en cas de famine, ainsi l’industriel est tenu dans toute crise ou détresse commerciale de prendre sa part de souffrance avec ses ouvriers, et même d’en prendre la plus grande part[4] ; comme un père se sacrifierait pour son fils en cas de famine de naufrage ou de bataille. » (Page 42-43). Allez donc savoir pourquoi, écrivant ces lignes, je songe au brillant PDG de Renault-Nissan, Carlos Ghosn qui, début 2013, propose à ses salariés de gros sacrifices sur leurs maigres revenus et s’associe bruyamment en déclarant, non renoncer, mais renvoyer à quelques proches années une partie de la part variable de son salaire annuel fixe[5] par ailleurs scandaleusement élevé. C’est sa « part de souffrance », comme il le dit lui-même,  qui a déclenché une indignation réelle mais très inégale dans notre opinion parisienne. Ruskin propose donc des salaires fixes, avec peu d’écart entre les salaires et une valeur fondée sur l’échange de travail. Il renie l’accumulation capitalistique, facteur de pauvreté et d’injustice.

« Ainsi… L’art de devenir « riche », au sens ordinaire, n’est pas seulement d’ accumuler beaucoup d’argent pour nous-mêmes, mais aussi de se débrouiller pour que nos prochains en aient moins » (page 49).

Il ne trouve aucune preuve que ces inégalités de richesse aient été bénéfiques à la nation, mais beaucoup qui établissent la détresse des pauvres. Il récuse également l’argument quasi-raciste des pauvres qui seraient d’une autre nature morale que les riches et qui, de ce fait, ne pourrait être comparés à eux et mériteraient leur condition (remarquez combien cet argument perdure, toujours de manière implicite, au second degré, mais transpire partout dans les médias actuels : le pauvre paresseux, le pauvre délinquant, le pauvre fraudeur…). Herbert Spencer fera de cette opposition un des moteurs de sa pensée, en particulier dans « L’individu contre l’État »[6]. Ruskin ne peut accepter cela et propose la solution de l’éducation et de l’apprentissage.

« Nous ferions mieux de chercher un système qui augmenterait le nombre de gens honnêtes plutôt qu’un système qui traite malicieusement avec les vauriens. Réformons nos écoles et nous aurons moins besoin de réformer nos prisons. » (Page51).

Je laisse le lecteur mettre des noms derrière le terme « vauriens » (j’aurais de nombreuses suggestions !).

 

 

La justice

 

 

Le troisième essai s’interroge sur la justice au plan de l’Économie désirable. Ruskin amorce ce chapitre de manière philosophique par des aphorismes anciens à la résonance orientale. L’angle est théologique, très clairement. Il s’appuie sur recueil de pensées d’un marchand juif de l’Antiquité. Les textes sonnent comme les maximes du Qohélet ou des Proverbes, deux textes que Ruskin connaissait parfaitement. Voici deux extraits qui mettront le lecteur dans le climat de cet essai.

« Ne pille pas le pauvre parce qu’il est pauvre , ni n’opprime l’affligé en faisant du commerce. Car Dieu dépouillera l’âme de ceux qui les auront dépouillés. »

« Le riche et le pauvre se sont rencontrés, Dieu est leur Créateur.

Le riche et le pauvre se sont rencontrés, Dieu est leur lumière. » (Page 66)

Le lecteur doit faire l’effort de cette pensée dont la morale est religieuse carcontient des outils intéressants pour notre propre analyse du temps présent. Ruskin ne s’illusionne d’ailleurs pas lui-même sur la réception de son propos sous cette forme, il l’écrit clairement. Il insiste cependant revenant sur le titre de son essai trois qui est une citation latine des Psaumes (je donne ici en traduction française directement) :

« Vous qui jugez la terre, vouez un amour diligent à la justice. » (Page 72).

« Qui judicatis terram », premier terme de la phrase est donc le titre retenu pour cet essai.

Il établit donc un lien vital entre le pouvoir judiciaire et l’amour de la justice. La justice est le troisième élément qui devrait permettre de donner un juste salaire au travail dans une économie sans pauvreté où le patron d’industrie agirait comme le soldat, médecin ou le prêtre, pour le bien commun de la nation et de chaque individu en tant que son prochain (au sens religieux occidental). Mais Ruskin, s’il est profondément chrétien, n’est ni naïf ni stupide.

« La justice absolue est en fait aussi inatteignable que la vérité absolue […] Et bien que la justice absolue soit inaccessible, tous ceux qui en font leur but peuvent atteindre autant de justice que nous en avons besoin dans notre vie. » (Page 73)

Pas d’idéalisme porteur de totalitarisme mais une recherche volontaire continue de la justice , véritable combat permanent qui suffit à notre vie même si elle est contingente !

De cette justice, il revient alors au juste salaire et à la notion d’équivalence qu’il formule ainsi : «… Le juste paiement du travail consiste en une somme d’argent qui permette d’obtenir un travail à peu près équivalent dans le futur. » (Page 91) cela peut paraître très simpliste à l’heure où tout est virtuel et où moins d’un Français sur cinq produit véritablement de la matière concrète. Mais si le lecteur prend le temps de bien réfléchir à ce que signifie cette définition, il s’apercevra alors qu’elle est porteuse d’une société beaucoup plus juste, et qu’elle va aussi à rebrousse-poils de nombreux préjugés sociaux qui nous habitent, notamment sur la hiérarchie des salaires et des métiers, donc implicitement des personnes.

 

 

Valeur, richesse et bonheur

 

 

Mais l’ensemble de l’édifice repose finalement sur la notion même de valeur et d’utilité. C’est à cette question centrale qu’il consacre logiquement son quatrième essai qui est aussi le plus dense et le plus précis. La réflexion de Ruskin est ici profondément morale. Il y critique sévèrement Stuart Mill et ses définitions de la richesse, de l’utilité et de la valeur. Il revient à l’étymologie pour proposer une définition de la valeur.

« « Avoir de la valeur » signifie donc « servir la vie ». La chose vraiment précieuse ou salutaire est donc celle qui conduit à la vie de toute sa force ;[…] Elle est sans valeur ou malfaisante dans la mesure où elle s’éloigne de la vie. » (Page 100).

Il offre ici un critère qui me semble n’avoir pas pris une ride. À condition, bien sûr, de se mettre d’accord sur « conduire à la vie ». Mais, même sans entrer dans cette discussion-là, il est aisé de voir par la pensée combien de produits peuvent ainsi disparaître de nos magasins et livres de comptes. Il tire donc de cette notion de valeur une belle définition de l’Économie Politique que je vous livre :

«Lla véritable science de l’économie politique […] est celle qui enseigne aux nations à désirer et travailler pour les choses qui conduisent à la vie, et à mépriser et à détruire les choses qui amènent à la destruction. » (Page 101). Ce critérium de la vie et de la mort nous ramène à l’essentiel. Il est aussi celui que Yahvé donne aux Hébreux au sortir du désert dans une très belle exhortation au bon choix.

« Regarde, j’ai placé aujourd’hui devant toi la vie et la mort, la mort et le malheur. […] Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance… » Le livre du Deutéronome, chapitre 30, versets 15 à 20- traduction NBS.

La richesse n’est alors plus que la conséquence de ce choix existentiel, ce choix qui engage hommes et peuples à la vie ou à la mort. Notre drame collectif (et individuel aussi, le plus souvent) est que nous n’avons fait aucun choix.

« La richesse est donc « LA POSSESSION DE L’OBJET DE VALEUR PAR LA PERSONNE VAILLANTE[7] ». » (Page 105)

Seul le travail permet de dégager un profit réel dit Ruskin. Le reste est parasitisme. Même si c’est la source majeure de la richesse de nos capitalistes et élites. Il faut donc revenir à cette notion d’une richesse et d’une valeur dont le travail et le juste échange sont les bases incorruptibles. Il existera de très nombreuses régulations à effectuer. Mais, si ces bases sont maintenues et toujours centrales, alors la société sera juste. John Ruskin termine par sa vision d’une société et d’un homme (ou d’une femme) riche :

«IL N’Y A DE RICHESSE QUE LA VIE. La vie dans toute sa puissance d’amour, de joie et d’admiration. Le pays le plus riche est celui qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains libres et heureux. L’homme le plus riche est celui qui, ayant perfectionné au plus haut point les qualités de sa propre vie, dispense en même temps par sa personne même et ce qu’il possède, la plus large influence au service de la vie des autres. » (Page 129)

Oui, plutôt le Bouthan et son Bonheur National Brut que les États-Unis et leur seuil de pauvreté face aux plus gros PIB de la planète ; plutôt Pierre Rahbi ou Théodore Monod que Barak Obama ou Carlos Ghosn.

Que les incrédules ricanent en vérifiant de leur main droite qu’ils ont toujours leur carte Gold sur le coeur pour satisfaire leur boulimie de consommation ne m’empêchera nullement de dire que cette position est la seule tenable à long terme pour la survie heureuse de notre espèce. Je terminerai avec vous la lecture de ce livre par une maxime de bon sens :

« Ne chercher en aucun cas à faire plus d’argent, mais veillez à faire beaucoup avec l’argent que vous possédez… » (Page 140)

Remplacez certains mots par « croissance » et « richesse nationale » et relisez le tout à haute voix tous les matins. Apprenez-le à vos enfants, petits-enfants, parents ou grands-parents. Et alors…

 

 

Rééditer ce livre est vraiment une bonne action[8] à l’époque qui est la nôtre. Encore faut-il qu’il soit lu attentivement, ce qui demande un peu de temps et de concentration. Tout le but de mon propos était de vous donner envie de le découvrir. Ai-je réussi ?

 

 

Jean-Michel Dauriac

 

 

 



[1] Les deux ouvrages sont thématiquement très proches, traitant tous deux des dérives du pouvoir et de l’économie.

[2] « Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste » –  G.K Chesterton – Editions de l’Homme Nouveau , Paris, 2009.

[3] Evangile de Matthieu, chapitre 20, versets 1 à 16.

[4] C’est moi qui souligne.

[5] soit 430 000 € sur 1 million d’euros, jusqu’au 31 décembre 2016. Salaire annuel de M. Ghosn en 2013, plus de 12 millions d’euros, dont 9 millions viennent de sa direction de Nissan car il cumule les postes de direction. (En 2012:13,3 millions d’euros de salaire)

[6] Herbert Spencer – L’Individu contre l’Etat – Editions Manucius, Paris, 2008, 128 pages.

[7] Les majuscules, comme dans la citation suivante, sont de l’auteur.

[8] Il n’y a de richesse que la vie – John Ruskin – Editions Le pas de côté, Vierzon, 2012, 142 pages

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Femme, juive et rabbin: « En tenue d’Eve » de Delphine Horvilleur

En tenue d’Eve – Féminin, pudeur et judaïsme

Delphine Horvilleur – Grasset, Paris – 2013 – 200 pages

 

Ce livre, qui aurait difficilement pu être écrit par un homme, aborde par l’angle biblique du judaïsme une question très actuelle : celle des rapports du masculin et du féminin ; dans la dimension religieuse principalement. Delphine Horvilleur est rabbin, mais elle est aussi femme. Ce qui donne à son approche une originalité certaine. Le livre porte cette double marque tout au long de son déroulement.

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Delphine Horvilleur, photographiée par Philippe Dobrowolska

 

Livre de rabbin, il l’est du début jusqu’à la dernière page, appuyé sans cesse par des textes bibliques, talmudiques ou cabalistes. Livre de femme, par son attention au féminin, grand sujet de l’ouvrage, et cette capacité à révéler des évidences que les hommes ne voient plus ou ne veulent pas voir.

Mais le lecteur qui cherchera dans ces pages un brulot contre la tradition juive orthodoxe sera déçu. Bien sûr, au détour des pages et des chapitres, Delphine Horvilleur épingle certaines positions historiques de sa religion. Cependant ce n’est pas un livre polémique, amis une contribution de fond à une lecture contemporaine de la Bible et de la tradition juive. L’auteur aborde successivement quelques grands textes fondateurs du judaïsme et les reprend à son compte pour en faire une exégèse dans l’optique de son sujet. Ce sera tour à tour Adam et Eve, Noé, L’arche de l’alliance et le Saint des Saints. Ayant revisité à nouveaux frais ces trois thèmes classiques,e lle aborde une seconde partie plus personnelle, avec des chapitres aux titres originaux et accrocheurs : « L’être orificiel », « L’homme, une femme comme els autres ? », « La bénédiction du féminin », et un court chapitre titré « Subversion ». Tout ceci constitue un ensemble cohérent et très intelligent qui remue beaucoup de choses – et qui, sans doute, scandalisera moults orthodoxes -, mais avec finesse. Car Delphine Horvilleur a des munitions. Elle s’appuie toujours sur des auteurs de la tradition juive. Certes ce sont des auteurs peu étudiés ou volontairement marginalisés. Mais, comme elle dit si bien, ils sont tout autant dans la tradition que els autres. Elle aborde notamment la question du Genre, avec une grande subtilité et je suis convaincu que cette position mériterait d’être connue des milieux chrétiens, car elle me paraît très équilibrée, progressiste mais pas suiviste. Elle admet la validité de la distinction genre/sexe – ce que la bonne exégèse du premier récit de la Genèse I & II valide, quand on prend les termes hébreux et non la traduction -, mais elle reste fondée sur une base biblique solide et ouvre seulement la discussion.

Tout ce livre est d‘ailleurs un appel à une lecture contemporaine et contextuelle des textes de la Torah, du Talmud ou de la Tradition. Ce qui peut et doit tout autant être fait pour les chrétiens et les musulmans.

 

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En commençant cette lecture, j’ai d’abord été déçu par ce que je trouvais très commun, pour ne pas dire banal. J’ai craint un livre pour rien. Puis, peu à peu, Delphine Horvilleur m’a embarqué, par la finesse de ses remarques et la solidité classique de ses références. Au final, ce livre m’a conquis. Je suis certain que je vais le relire, car il nécessite plusieurs lectures pour faire admirer toute sa richesse. Une petite critique : le sous-titre ne me satisfait pas du tout, uen fois la lecture achevée. Le féminin y est central, mais la pudeur est assez peu présente au sens moderne du terme. Avant de le lire, j’attendais autre chose. Je ne suis pas déçu par ce que j’ai découvert, mais ce n’est pas tout à fait ce que suggère ce sous-titre.

 

Un bon livre qui plonge dans l’étude biblique de manière juive, c’est-à-dire loin de la scolastique chrétienne.

 

 

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