Skip to content →

Catégorie : les critiques

rassemble tous les écrits critiques

La sincérité suffit-elle à faire les grands livres ?

Le Royaume – Emmanuel Carrère – Editions P.OL. – 630 pages – 2014

 

le-royaume-e-carrere.jpg

 

 

Voici donc le gros livre qui a fait le buzz de la rentrée littéraire française cette année.  Si vous n’êtes ni sourd, ni aveugle, ni analphabète et que vous regardiez un peu la télévision,  lisiez un peu le journal ou écoutiez un peu la radio, il est impossible que vous n’ayez pas entendu ce nom et ce titre. Pourquoi ? Difficile à justifier une fois achevée sa lecture. Par quel concours de circonstances ce pavé a-t-il aguiché les commentateurs et critiques et amené toute la presse nationale à interviewer l’auteur ?

 

Le sujet en lui-même apparaît au départ très peu porteur : un intellectuel écrivain raconte sa phase de catho intégriste et l’enquête qu’il mène vingt ans plus tard sur les évangiles et leurs auteurs-acteurs (ici Luc et Paul). Avouons que ce sujet n’a rien de bien passionnant pour le lecteur moyen de 2014. Des livres sur l’expérience religieuse, il y en a des dizaines, comme sont des dizaines de fort bons livres sur les rédacteurs et acteurs du Nouveau Testament (voir les catalogues des éditions du Cerf et Labor & Fides).

Le genre de ce livre est incertain : est-ce un roman d’autofiction,  une autobiographie déguisée, un livre d’enquête ou un essai ? A vrai dire tout cela à la fois et cependant rien d’abouti vraiment dans aucun des quatre styles. L’auteur parle à la première personne et n’avance pas masqué du tout. Certains passages seraient parfaitement intégrés dans des romans contemporains, d’autres sont des résumés presque bruts de livres savants. Le tout donne une impression de livre hybride qui se révèle bien lorsqu’il s’agit de le ranger dans les rayonnages d’une bibliothèque organisée. C’est une sorte d’OLNI (Objet Livresque Non-Identifié).

Reste l’écriture. Fluide, précise et même élégante souvent, elle est sans nul doute un atout de poids pour Emmanuel Carrère, qui a « du métier » : je me souviens de lui, journaliste débutant écrivant dans les pages de Télérama, l’hebdo culturel catho-bobo toujours en grâce chez les intellos. De ce métier il a sans nul doute gardé la méthodologie de l’enquête. Or, nous dit-il, ce livre devait initialement s’appeler « L’enquête », mais il a changé après avoir testé ce titre sur des amis qui n’en paraissaient nullement enthousiasmé. La lecture de ce pavé est extrêmement aisée, et je l’ai dévoré en quelques séances vespérales et nocturnes. Cette lecture est facilitée par une mise en page aérée et le choix d’une police de taille moyenne.

 

emmanuel-carrere_5710.jpeg

 

Alors, une fois tous les côtés techniques évoqués, qu’en est-il vraiment du livre ?

 

J’avoue encore une fois ma perplexité au moment de figer sur le papier un avis ferme.

A la question : « est-ce un bon livre ? », je répondrai incontestablement « oui », puisque je l’ai dévoré en peu de jours et qu’il me tardait toujours d’en savoir plus.

A la question : « est-ce un grand livre marquant ? », je répondrai, pour l’instant, « non ». Je dirais pour m’en tirer d’une pirouette : « Ce n’est pas un grand livre, mais c’est un gros livre ». Mais je me rends bien compte de ce que cela peut avoir de railleur et, sans doute d’injuste. Car Carrère y a passé vraiment beaucoup de temps. Cela dit, si un écrivain médiocre livre un texte très mauvais au bout de dix années de sueur, faut-il l’apprécier uniquement pour sa longue gestation ? Bien sûr que non. Je vais donc m’efforcer ci-dessous d’expliquer pourquoi je le dis bon livre et non grand livre.

Premièrement, un grand livre est celui que nous avons et aurons envie de relire à coup sûr. Ainsi de « La guerre et la paix », « Crime et châtiment », « Le Grand Meaulnes » ou « Madame Bovary ». Je n’ai pas du tout envie de reprendre un jour « Le Royaume » spontanément, et si j’y reviens, ce sera à coup sûr pour des raisons de nécessité (étude comparative, critique ou autre).

Deuxièmement, un grand livre est un ouvrage où il n’y a rien à jeter. Ce n’est pas le cas de ce livre-ci. Certains éléments biographiques sont non seulement décalés et inutiles, mais parfois un peu laborieux. Ainsi des pages où Carrère décrit dans le menu le film pornographique déniché sur internet et argue de la sincérité de la jeune femme qui s’exhibe pour nous expliquer la sincérité de Luc l’évangéliste telle qu’il la ressent. Cela ne me choque nullement, ne m’amuse pas plus : je trouve la démarche tout bonnement ratée. De même, la première partie, « Une crise », de 130 pages environ, qui narre la vie de Carrère Emmanuel devenu bigot par le choc d’une parole évangélique reçue en Savoie, ne m’a pas convaincu dans sa durée. Quelques pages eussent suffi à nous faire comprendre où était l’origine de cette enquête qui est le cœur du livre. Enfin, je trouve que les deux grosses parties centrales « Paul » et « l’enquête » sont redondantes assez souvent, bien que le point de vue ait changé. Le livre aurait gagné en solidité à être plus concis. De mon point de vue, il y a au moins deux cents pages de trop.

Troisièmement, un grand essai est un livre qui fouille un champ et apporte du solide. C’est sur ce point que je serais le plus sévère avec Carrère. On a comparé son travail avec celui d’Ernest Renan et sa « Vie de Jésus ». J’ose croire que ceux qui ont écrit cela – et ils sont nombreux – n’ont pas vraiment lu Renan (dont le livre est très dense et long). S’ils l’ont fait, je doute de leur compétence critique ! Certes Carrère nous dit bien qu’il avait Renan à portée de main durant toute sa création, mais cela ne suffit pas à établir une sorte d’égalité entre les deux œuvres. En son temps, le travail de Renan fut un choc pour le public français auquel on offrait pour la première fois une synthèse critique de la théologie libérale allemande en train de se construire. Le sujet était absolument neuf et Renan le traite absolument en historien. Chez Emmanuel Carrère, il n’y a plus aucune nouveauté et la rigueur historique est passée en grande partie à la trappe, car ce n’est pas le vrai but du livre. Le contenu savant ainsi vulgarisé ne dépasse pas les connaissance exigées d’un bon étudiant de deuxième année en théologie protestante de la faculté de Strasbourg (et j’en parle en toute connaissance de cause). Ce qui nous est présenté est digne d’une bonne introduction au Nouveau testament et d’une histoire de l’Eglise simplifiée. Et Carrère a beau reformuler cela un peu comme un roman, l’affaire ne s’en arrange pas pour autant. C’est long, parfois simplet, et pas toujours digéré. Pourtant l’enthousiasme des critiques sur ce livre laisserait entendre que ce récit est à la fois original et très riche. Ce qui ne sert qu’à prouver l’ignorance des dit-critiques pour tout ce qui touche au domaine des « sciences de la religion », pour reprendre une appellation universitaire. Leur manque de connaissance leur a permis d’être abusés par un travail de synthèse moyen seulement. Ce qui n’enlève rien au talent d’écrivain d’Emmanuel Carrère ; mais j’aurais largement préféré lire « les aventures de Luc et Paul » que ce livre-ci.

 

Au final, le lecteur de cette critique comprendra mon embarras à finir par un jugement bien tranché comme on en attend un d’un texte de ce type. Ben non, je ne sais trop que dire. Ce n’est ni un mauvais livre, ni un grand livre, juste un livre correct qui me semble un peu raté car trop long et composite. Seul le temps peut rendre justice aux livres et les panthéoniser ou les enfouir. Je dois dire pour être complet que jusqu’à plus de la moitié du livre, j’étais très déçu et disposé à étriller ce « Royaume ». puis, en quelques lignes d’une sincérité émouvante, Carrère m’a totalement retourné. Allez lire ceci dans le chapitre 17 de « L’enquête », la troisième partie.  Retenons aussi le tout dernier paragraphe u livre, qui complète l’extrait évoqué juste ci-dessus :

«  Ce livre que j’achève là, je l’ai écrit de bonne foi, mais ce qu’il tente d’approcher est tellement plus grand que moi que cette bonne foi, je le sais, est dérisoire. Je l’ai écrit encombré de ce que je suis :un intelligent, un riche, un homme d’en haut : autant de handicaps pour entrer dans le Royaume. Quand même, j’ai essayé. Et ce que je me demande, au moment de le quitter, c’est s’il trahit le jeune homme que j’ai été, et le Seigneur auquel il a cru, ou s’il leur est resté, à sa façon, fidèle ».

Ces seules lignes rehaussent tout le livre. A un homme totalement sincère on peut reprocher ses erreurs et ses maladresses mais pas sa rouerie et sa suffisance. « Le Royaume » est incontestablement le livre d’un homme sincère et d’un bon écrivain. Est-ce suffisant pour sauver le livre ?

 

Jean-Michel Dauriac

22 novembre 2014 – Mériadec

Leave a Comment

Les chanteurs populaires ne meurent jamais.- Pour Michel Delpech

Dimanche 3 janvier. Il est un peu plus de neuf du matin. Je vais faire ma virée dominicale à Aigurande, le bourg le plus proche de mon refuge creusois. Un circuit bien rodé : d’abord le boulanger-pâtissier, qui fait des gâteaux magnifiques à des prix à tomber par terre – deux petits Saint-Honoré et deux éclairs – puis l’achat de « La montagne », le journal local et du JDD (que je ne lis que lorsque je suis ici !) et de quelque livre ou revue. Enfin, le petit producteur de fromage de chèvre fermier auquel j’achète des pyramides cendrées superbes. En haut, en bandeau du JDD, un titre a accroché mon oeil : « Michel Delpech est mort hier ». mais je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir plus que ça. Il faut que je rentre et que je me mette à assembler deux meubles-coffres dans les petites chambres du gîte rural que nous aménageons doucement depuis plusieurs années.

On mange tard. Juste avant le repas, en prenant l’apéritif, je montre, sans un mot, la une du JDD à ma femme. Elle cherche l’article et commence aussitôt à le lire. Ce qui m’énerve un peu car je voulais être le premier à le faire. Je lève mon verre à Michel Delpech, en espérance chrétienne. J’ai beaucoup aimé son petit livre de témoignage paru récemment, « J’ai osé Dieu », où il disait sa foi et sa manière de la vivre.

 

 

michel-delpech_max1024×768.jpg

 

 

J’ai toujours aimé ce chanteur populaire par excellence. Les vrais chanteurs populaires sont rares. Seul le temps leur donne cette légitimité. Il s’en lève quelques-uns par génération. Il y eut les gang des quatre B (Brel, Brassens, Béart et Bécaud) et des 2F (Ferrat et Ferré), qui marqua toute la génération des années 1950-1960. Puis il y eut mai 68 et les seventies, sorte de crépuscule doré, insouciant et gai, dernière période de joie avant le marasme qui nous accompagne des années 1980 à ce jour. Quels sont les chanteurs populaires de cette période ? Johny Halliday, évidemment, l’inusable Charles Aznavour, le trop ignoré Serge Lama. Et survolant la vague insignifiante du yéyé, les deux Michel, Delpech et Sardou. Deux chanteurs qui parlent du peuple et au peuple. Deux parcours différents mais la même place dans le cœur de tout un peuple. Pourquoi a-t-on droit à cette dignité rare de « chanteur populaire » ? Sans nul doute parce qu’une personne, un artiste, un interprète, rencontre son époque et l’incarne, exprimant ce qui occupe et préoccupe les sans-voix, les gens ordinaires, les ménagères, les routiers, les lycéens… Bref, tout le petit peuple de France. Un chanteur populaire, c’est un morceau de l’identité française. Mais une identité qui ressemble à l’inverse exact de celle que veulent nous vendre nos pitoyables politiciens.

Delpech appartient à la légende du peuple pendant près de cinq décennies. Comme lui, il a connu la gloire, le succès, puis la grosse déprime des années 8 et le retour au premier rang des années 2000. Ses chansons ont toujours été diffusées, même quand il avait disparu des télés et des scènes. Une chanson de Michel Delpech, c’est comme un petit sismographe qui capte les ondes du moment. IL faut avoir eu quinze ans à la sortie de « Chez Laurette » pour comprendre à quel point cette chanson parlait de nous. Les bistrots de quartiers existaient en mobre et ceux qui se trouvaient non loin des lycées étaient nos refuges. Les patronnes jouaient souvent un rôle quasi-maternel. Le mien s’appelait «  Le bar du coin » – car il faisait un angle de rue – il a été mon refuge jusqu’au bac. Puis il a fermé avec la retraite de la propriétaire, remplacé par un éphémère commerce d’électro-ménager. « Chez Laurette », chaque fois que je l’entends, me parle de ce temps, comme « La bohême » d’Aznavour ou « La place des grands hommes » de Bruel pour d’autres générations.

Michel Delpech a enfilé les grands tubes comme des perles, avec une régularité métronomique, pendant plus de 10 ans.

Il y eut « Wight is Wight », période hippie des grands festivals ; le tant imité « Pour un flirt », l’hymne sans prétention à la République avec « Marianne », les chansons bucoliques avec « Le Loire et Cher », hommage sincère et sans mépris à la France rurale, ou bien « Les chasseurs », tranche de vie solognote.

Delpech écrivait ses textes. Tout n’était pas du niveau du prix Goncourt. Mais tout était sincère. Il n’y a jamais eu de morgue chez lui, même le succès venu. Il est comme Sardou, si mal jugé, parce que plutôt à droite. Mais Sardou, quel formidable thermomètre du pays ! Leurs textes ont en commun ce respect du public. Même une chansonnette doit respecter les destinataires. Pour ne pas l’avoir compris, tant de pseudo-artistes éphémères se sont carbonisés et peu de temps. Quelle belle chanson que « Quand j’étais chanteur ». Page d’autodérision tendre. On reconnaît une chanson de Michel Delpech en quelques mesures. Sa voix chaude et douce n’y est pas pour rien. Il y avait du crooner chez lui.

Qui dira que « Les divorcés » n’est pas criante d’authenticité ? Il faut un vrai talent pour synthétiser en trois couplets-refrains et trois minutes des tranches de vie qui sonnent à la fois justes et poétiques.

J’ai dans ma discothèque un double album vinyle d’époque, avec des chansons peu connues ou inconnues de Delpech. Il y là de véritable petites perles, travail sans prétention d’artisan, avec un tour de main très sûr.

Sans doute la chanson est-elles considérée – à tort – comme un art mineur. Mais elle a donné des artistes majeurs. Moi qui suis amoureux de cet art et m’y suis essayé toute ma vie, je suis encore et toujours émerveillé à l’écoute de Brassens, Ferrat, Barbara ou Renaud…

Voilà. Michel Delpech est parti. Le crabe a eu raison de son envie de vivre. J’ai un sentiment étrange, presque contradictoire : à la fois celui d’avoir perdu un grand-frère, qui va me manquer certains jours, et puis ce bonheur d’avoir toutes ses chansons. DE savoir qu’il ne vieillira pas, que sa voix ne se cassera pas – comme celle du malheureux Pierre Perret sur son dernier album -, que ses chansons nous viendront sur les lèvres ou sur la guitare comme un message de l’au-delà. Les chanteurs populaires, comme les chansons, ne meurent jamais.

Mais quand même, ce soir, à l’heure tardive où j’ai eu besoin d’écrire ces mots maladroits, j’ai le regard un peu humide.

 

Les Bordes, Creuse, le 3 janvier 2016-01-23

Jean-Michel Dauriac

 

Pour réécouter  le meilleur de ce chanteur populaire :

delpech-coffret.jpg

disponible ici

 A lire pour mieux le comprendre :

 

jai-ose-dieu-delpech-couv.jpg

la-maison-sur-le-sable-delpech.jpg

Leave a Comment

Eloge spiritualiste des sens – « Son visage et le tien » d’Alexis Jenni

Alexis Jenni, professeur de sciences de la vie de son métier, a fait une entrée fracassante dans la littérature avec son premier roman primé par le Goncourt en 2011, « L’art français de la guerre ». En 2014, il sort un petit livre, plutôt boudé par la critique, on va dire pourquoi, qui s’intitule « Son visage et le tien ». C’est de cet ouvrage que je voudrais vous entretenir ici.

 

son-visage-et-le-tien-couv.jpg

 

Etrange livre à vrai dire, qui a eu le malheur, sans nul doute de paraître en même temps que « Le royaume » d’Emmanuel Carrère (voir ma critique à l’adresse suivante : http://musiquesetmots.danslamarge.com/Le-Royaume-La-sincerite-suffit.html ). Le traitement en fut tout à fait asymétrique, et il est aisé de comprendre pourquoi. Sans refaire mon papier sur « Le royaume », disons simplement qu’il narre une conversion réelle mais avortée au catholicisme et le retour au scepticisme nuancé d’un dandy cultivé et talentueux de notre époque sans avenir. Les journalistes, critiques et intellectuels parisiens s’y sont totalement retrouvés, et la Province a suivi, comme toujours, par peur d‘être ringardisée. Un petit tour sur le Net suffira à convaincre mon lecteur de l’enthousiasme concerté qui a accompagné ce livre et de la déception de le voir écarté du Goncourt 2014. Ce livre est un parfait miroir d’une société désabusée qui s’abrite derrière un cynisme sans racines philosophiques. En face de ce livre, celui de Jenni est au contraire un hymne mezzo-voce à la foi chrétienne. Pas de tapage ici, pas de conversion spectaculaire, mais au contraire une approche humble et à hauteur d’homme. Cela ne pouvait plaire aux trompettes de la renommée qui se défient de tout ce qui ressemble à une espérance et à une croyance solide. Le livre fut donc quasiment ignoré, ce qui est un enterrement de première classe critique de nos jours. Mais le public semble avoir suivi et le livre a épuisé son premier tirage en quelques jours. Il a fallu attendre pour l’avoir quand on l’avait raté en premier tirage. Il est ainsi rassurant de voir que malgré le tapage ou l’enterrement médiatique, la communauté informelle mais réelle des lecteurs, cette confrérie noire incernable, est encore capable de faire honneur à un livre intéressant.

 

J’en viens donc à ce que dit ce livre. Il nous parle du rapport d’Alexis Jenni à la foi chrétienne, en commençant par un retour au grand-père, adepte d’une foi sans concession, mais qui ne communiquai rien à ce sujet. Il montre le désert d’éducation spirituelle de son enfance et sa jeunesse et le retour de cette foi sans tapage et avec une grande économie de moyens littéraires, aux antipodes de Carrère qui fictionnise sa propre vie.  La foi advient à un moment de  sa vie. C’est ainsi. Sans doute son enfance n’y est-elle pas pour rien, et notamment cet attachement à l’aïeul. Mais quand on possède cette foi de manière certaine – ce qui semble-t-il, est le cas de l’auteur – qu’en dire vraiment ? C’est le propos du livre. Mais, lecteur, ne t’attends nullement à un traité théologique ou à un récit dogmatique, tu seras amèrement déçu.

 

Ce que dit Jenni est simple et assez imparable au quotidien ; je le cite :

 

«  La foi n’est pas une puissance de consolation, elle n’est pas là pour nous aider à vivre : il ne s’agit pas d’aider mais de permettre, permettre de vivre pleinement. J’aimerais décrire une foi qui serait comme une joie où l’âme développe sans cesse sa puissance d’agir, ce qui est la plus belle chose à espérer, une joie habitée d’une parole que l’on puisse entendre. » (page 46)

 

Assimiler la foi à la joie, c’est en même temps revenir aux grands mystiques ou phares de la chrétienté et passer par la philosophie spinoziste, laquelle fait de la joie une notion centrale de la vie. Je retrouve là les mots qu’écrit le philosophe Robert Misrahi dans sa réflexion sur le Bonheur et la conversion philosophique[1]. Mais ce qu’ajoute Jenni et le chrétien, c’est « la parole que l’on puisse entendre ». Chez Spinoza ou Misrahi, athées ou agnostiques, pas de transcendance, pas de voix venue de l’extérieur, seulement la conscience libre et épanouie. Jenni, lui, offre une approche à al fois spirituelle et sensorielle. Mais c’est bien de Dieu qu’il est question avant tout, et pas de nous. Il y a décentrage absolu par rapport à la philosophie existentielle pré-citée.

 

«  De Dieu, on n’a jamais fait le tour de Dieu, on en voit ja        mais le fond, de Dieu on en connaît jamais rien d’autre que le désir de le connaître. De Dieu on en connaît que le, désir de chercher et de trouver la volonté de Dieu dans l’orientation de sa vie, c’est à dire le désir de vivre » (page 44)

 

Ce que nous avons, et seulement cela, c’est notre corps ; Nous ne disposons que de lui pour sentir et penser Dieu et vivre la foi. Ceci est terriblement évangélique, ceci reprend le sens et les mots de ce qui Jésus tout au long de son ministère rapporté par les quatre évangélistes. Personne ne peut connaître Dieu, seul le Fils le connaît ; il ne sert donc de rien de vouloir connaître l’Inconnaissable ou le Tout Autre, comme disait Lévinas. Ce qui en signifie pas que la théologie est inutile, mais qu’elle ne peut rien dire directement Dieu, malgré l’étymologie de son nom. Elle ne peut fouiller – et c’est ce qu’elle fait depuis deux mille ans – qu’autour, à travers le monde et les textes. Et l’homme, effectivement, au bout du compte, ne dispose que de ce corps, de ses sens et de son esprit propre (lequel est, pour les chrétiens, renouvelé par l’Esprit-Saint). Le projet d’Alexis Jenni est donc de considérer ces sens et de voir ce qu’ils peuvent nous faire ressentir de al foi et de la trace de Dieu, en nous et hors de nous. Beau projet, qui ne sera pas traité théologiquement, mais littérairement. Dans cette recherche, nous sommes hors du domaine du savoir intellectuel.

 

« Le savoir, qui est chose utile en de multiples domaines, qui nourrit la curiosité, fait voler des avions, permet de raconter des histoires, parfois assommantes, parfois amusantes, ne sert de presque rien dans le domaine précis que j’essaie de définir. On ne croit pas parce que l’on sait, car il n’y a pas grand-chose à savoir. » (page 30)

 

En effet, ce qu’il convient de savoir pour adhérer à la foi chrétienne est résumé dans la prédication de Pierre à la Pentecôte suivant la mort et la résurrection de Jésus, et tient en quelques mots, que voici :

 

« Hommes Israélites, écoutez ces paroles! Jésus de Nazareth, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage devant vous par les miracles, les prodiges et les signes qu’il a opérés par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes; cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l’avez crucifié, vous l’avez fait mourir par la main des impies. Dieu l’a ressuscité, en le délivrant des liens de la mort, parce qu’il n’était pas possible qu’il soit retenu par elle. cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l’avez crucifié, vous l’avez fait mourir par la main des impies. » Actes 2 : 22 à 24

 

C’est ce peu de savoir qui rend le christianisme universel. Une vie peut s’ancrer dans la foi avec très peu de savoir doctrinal. La foi en Jésus, crucifié portant nos péchés, ressuscité pour notre justification et intercédant auprès de Dieu et nous réconciliant avec lui par le baptême est suffisante. Ce livre veut explorer ce que tout être humain peut sentir avec son seul corps et sa seule intelligence, quelle qu’elle soit.

Le livre déroule ensuite des chapitres thématiques correspondant à nos sens : « Goûter », « Voir », « Entendre », « Sentir », « Toucher », auquel il ajoute ce qu’il considère comme un sixième sens, « Parler ». Pour chaque sens, il se livre à une promenade littéraire, dont le point commun est d’y retrouver José-Luis Borges : « car il est une nouvelle de Borges pour chaque situation de la vie », offrant une histoire portant à réflexion ou à analogie. Le voyage est troublant, car de Dieu et la foi, il n’est question que par petites remarques. Mais c’est pourtant cela qui arme l’ensemble. Ce livre n’a aucun sens s’il est une simple description admirative des fonctions sensorielles ; Il est plein de sens au contraire, si je saisis que par chacun de ces sens je puis approcher Dieu dans sa manifestation concrète. Car, encore une fois, je n’ai que cela. Je dois me résoudre à ne rien savoir sur ce qui va se passer après la fin de ce corps-là. C’est l’espérance seule qui me porte , mais elle est une conviction, pas un savoir, et ceux qui tentent de lui donner un contenu précis ne sont jamais loin de la secte et du totalitarisme spirituel. Le récit est émaillé de petites expériences personnelles, modeste, comme celles que nous pouvons tous vivre tous, dans nos vies. Une rencontre, un moment d’émerveillement ou de communion dans la nature, une lecture biblique qui prend sens pour nous…

Le dernier chapitre est celui qui donne son titre à l’ouvrage, « Son visage et le tien ». c’est une réflexion qui part du Saint-Suaire de Turin et remonte à ce visage unique qu’est l’humanité et que l’outil informatique a permis de matérialiser avec les outils de traitement d’images actuels. Le visage du Saint-Suaire, pour Jenni, est la somme de tous les visages humains. Il a plus valeur de symbole que d’objet miraculeux, ce qui est une évidence. Qu’il soit fabriqué au Moyen Age ne lui enlève rien de sa valeur de symbole. Et de symbole religieux il devient objet d’ouverture à l’altérité du visage (sans aller jusqu’à la difficile mais essentielle pensée de Lévinas) et à sa signification dans la foi. Le visage d’autrui et celui du Saint-Suaire finissent par se fondre en un seul. Nous sommes bien dans la démarche évangélique, avec toute sa simplicité et son absolu. Rappelons-nous le commande unique de Jésus : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. » Jean13 :34

Ce livre peut surprendre, il peut décevoir ceux qui désireraient y trouver plus de mysticisme ou d’engagement prosélyte. Ce n’est évidemment pas son but. Il appartient à la catégorie des livres qui devraient avoir, quelque part sur leur couverture ou en page de garde, la mention « A relire régulièrement et à méditer ». Un peu comme on doit relire Saint-Exupéry ou Borges, justement.

Un seul reproche. Il est rapidement fatigant de trouver le pronom démonstratif « ceci » en tête de trop nombreuses  phrases. J’en comprend bien le sens particulier, qui est ici de ne pas vouloir et pouvoir donner un nom plus précis à ces aspects de la foi. Mais le procédé lasse vite. Un écrivain de la trempe d’Alexis Jenni avait sans nul doute d’autres moyens d’exprimer « ceci ».

 

Un livre surprenant et courageux, car l’auteur va le traîner comme un boulet auprès de la critique littéraire. Un livre qui ouvre, à la fois sur nous-mêmes et sur le monde, qui nous permet de mieux savourer la vie et son créateur. Un livre de joie donc. L’auteur a donc tenu son pari et sa promesse.

 

Jean-Michel Dauriac

Webmaster du portail danslamarge.com

 

Son visage et le tien – Alexis Jenni – Albin Michel – Paris – 2014 – 175 pages



[1] Le bonheur – essai sur la joie – Robert Misrahi – Editions Cécile Défaut – Nantes, 2011, 143 pages.

Leave a Comment