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Catégorie : les livres: essais

Révolte consommée – le mythe de la contre-culture –

Révolte consommée – le mythe de la contre-culture –

Joseph Heath & Andrew Potter – traduction deMichel Saint-Germain et Elise de Bellefeuille

Editions Naïve collection “débats?? – 2006 – 431 pages

Voici d’abord un beau livre, au sens esthétique du terme. Soit un livre que l’on a envie de tenir en mains, que l’on aime feuilleter et qui reste un bel objet une fois qu’on en a achevé la lecture. Trop de livres sont de simples bouquins mal conçus qu’il est légitime de signaler le travail de conception de l’éditeur. J’attire particulièrement l’attention sur la police de caractère et la mise en page, qui permettent une lecture aisée, d’un volume assez épais par sa pagination.

 

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C’est aussi un livre tout à fait estimable par son propos. Le choix de la collection, « débats », est ici tout à fait justifié. Ce livre ne devrait pas laisser indifférent tout lecteur de l’âge des auteurs ou plus (soit 35 ans). La postface détaille d’ailleurs clairement les critiques que les auteurs ont reçues, via internet, après la publication leur ouvrage en anglais. Fort instructif pour le lecteur français qui peut ainsi comparer sa perception à la réception de l’autre côté de l’Atlantique, où la contre-culture a pesé socialement beaucoup plus lourd que chez nous. Car le propos est une analyse critique de la notion de contre-culture, notion forgée en Amérique du Nord par l’observation sociale à partir du milieu des années cinquante du précédent siècle.

La thèse semblera iconoclaste à un lectorat non-spécialiste : les contre-culture sont des mythes en tant que révolutions mentales et/ou comportementales. Non seulement elles sont toutes récupérées mais elles sont encore plus de puissants moteurs de la consommation marginale, très lucrative, de leurs emblèmes et produits-phares. Pour un spécialiste aguerri, ce n’est pas du tout un scoop ; de très nombreux travaux publiés depuis une trentaine d’années permettaient assez aisément d’arriver à cette conclusion, sans doute beaucoup plus évidente en France qu’outre-atlantique. Car chez nous les contre-cultures furent beaucoup moins prégnantes que là-bas et parvinrent dans notre pays déjà sous leur forme consommable. L’exemple du rock’n roll ou du mouvement hippy est exemplaire.

La démonstration est assez souvent brillante et menée avec une alacrité moqueuse roborative. Les deux auteurs ont l’art d’appuyer là où ça fait mal et égratignent aussi bien les fans des Coccinelles Volskwagen devenus conducteurs de gros 4×4 que les consommateurs de produits bio, les fans de vêtements de sport comme les supporters des groupes rock les plus inaudibles… En tant que critique de ce qu’on appela jadis le « snobisme », leur livre est parfaitement réussi. Les références à Bourdieu font mouche. La « distinction » est démasquée derrière l’apparente révolte. Le rebelle rentre chez lui manger dans sa vaisselle en porcelaine ! Intéressante aussi la probe démonstration qui vise à fustiger l’alter-consommation ou la réduction volontaire de la consommation comme soi-disant protection de l’environnement et aide au développement durable. J’applaudis très fort quand ils écrivent :

« La compression de vos dépenses ne diminuera la consommation que si cela vous permet de réduire votre revenu » page 193.

On touche là à une des seules idées vraiment révolutionnaires de nos jours (mais pas neuve du tout !) : pour partager les fruits du progrès et faire durer notre « vaisseau Terre » (notion empruntée à Richard Buckminster Fuller : « Piloter le vaisseau spatial Terre » Covivia éditions, Montréal, 2005), il nous faut exclusivement envisager d’accepter de nous appauvrir volontairement afin que les plus pauvres puissent s’enrichir un peu. Ce faisant nous réduirons alors vraiment notre consommation et offriront à nos contemporains des pays pauvres la possibilité de consommer plus.

Le livre fourmille ainsi de bonnes formules et de dévoilements lucides. Mais il a malheureusement tendance à trop se répéter. Il aurait été extrêmement plus percutant en 300 pages maximum.

Au plan négatif, on pourra reprocher aux auteurs d’être devenus tristement réalistes après avoir été punks ! Leurs propositions concrètes sont très rares et consistent à des retouches personnelles d’un système qui leur apparaît comme finalement assez bon puisqu’il répond à la demande de la grande majorité des consommateurs . Acheter un véhicule hybride ou mettre au point un système d’impôt progressif n’est pas vraiment enthousiasmant. Certes c’est tout à fait positif dans le cadre de leur argumentation. Mais je m’autorise la question suivante : le monde et les hommes sont-ils si désenchantés qu’ils renoncent à toute réflexion de fond sur leurs sociétés. Si les auteurs ont des enfants et qu’ils les élèvent selon les principes évoqués dans leur livre, j’ai peur du résultat final. D’anciens punks auront donné naissance à des bobos responsables.

Ce n’est donc pas un chef d’œuvre fondamental, et je le regrette, car il y a la matière pour le faire. Le thème est fort ; le propos est personnel, critique et politiquement incorrect. Mais le tout est trop délayé ; une édition revue et raccourcie musclerait l’ouvrage. Le principal reproche porte sur la finalité réelle de ce livre : a quoi vise-t-il ? J’avoue ne pas le savoir après l’avoir lu très attentivement. Tel quel il ouvre un débat nécessaire mais ne le fait pas avancer. Sa manière cynique de renvoyer dos à dos Ivan Illitch et les « fashion victim » me gêne profondément. Est-ce de la lâcheté intellectuelle ou déjà de la résignation de la part des jeunes auteurs ? Est-ce une posture ? Pour l’heure je n’ai pas la réponse, mais le livre me permet de m’interroger aussi sur les auteurs. Il y a évidemment un autre livre à écrire sur les recherches réelles d’alternatives et ce qu’elles supposent d’efforts, de rigueur et d’honnêteté, voire d’altruisme. Ce livre est déjà écrit, il est dans tous ces livres qui ont tenté la démarche critique et utopique. Peut-on se contenter d’acheter une Toyota Prius ? Je ne puis le croire…

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Le devoir de mémoire – Primo Levi

« Le devoir de mémoire » est en fait la retranscription d’une longue conversation entre Primo Levi et deux universitaires italiens, Anna Bravo et Federico Cereja. Ceux-ci ont en effet initié un projet qui a consisté à recueillir la parole de 220 déportés survivants en 1982. Primo Levi est sans nul doute le plus célèbre d’entre eux, mais il se livre ici avec son humilité et sa franchise habituelle à l’interview.

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Cette discussion mélange deux thèmes. D’abord des faits concrets liés à la déportation, en réponse à des questions précises des intervieweurs. Par exemple, sur les « rites » qui existaient dans les camps. Mais entrecroisé avec ces informations, court le second thème sur la transmission (d’où le titre du livre, que je ne trouve pas très bon, mais ceci parce que je n’aime pas cette formulation – il y aura un de ces jours un texte là-dessus sur mon site -). Et là se trouvent sans nul doute les propos les plus surprenants du livre. Car Primo Levi constate avec lucidité que la déportation n’intéresse plus beaucoup les jeunes italiens et qu’il se sent dépassé.

 » J’éprouve, j’avoue que j’éprouve un sentiment d’infériorité par rapport à eux, même si je sais que j’ai dit des choses importantes, si je n’ai aucune hésitation, aucun doute sur la valeur de mes livres, mais j’ai l’impression qu’ils sont vieux, qu’ils ont vieilli. » page 38

Terrible aveu, dont je ne peux m’empêcher de penser qu’il est pour quelque chose dans la décision que prendra plus tard Levi de se suicider, en 1987. Ceci est confirmé par la lecture de son dernier livre « Les naufragés et les rescapés ».

On notera au fil de la lecture, le nombre important de questions très intellectuelles auxquelles Primo Levi ne répond pas, soit parce que la formulation le surprend, soit parce qu’il n’en voit pas l’intérêt. On se trouve ici en présence de deux conceptions du discours, l’un qui veut rendre compte avec la plus grande précision et exactitude, un discours scientifique, et l’autre qui se paie parfois de mots ronflants pour masquer son vide .

Je ne saurais trop recommander la lecture de ce petit livre paru chez « Mille et une nuits », ce qui le met à 2.50€. C’est une très bonne façon de pénétrer dans cette oeuvresi forte, avant de lire « Si c’est un homme » ou « La trêve ».

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L’univers concentrationnaire – David Rousset

Ce petit livre fut initialement une série d’articles publiée au milieu de l’année 1945 par Maurice Nadeau et d’autres dans La Revue Internationale qu’ils venaient de créer. Devant le succès rencontré, Maurice Nadeau décidé de l’éditer sous forme de livre. Ce fut le premier témoignage écrit sur les camps nazis. Il est aujourd’hui considéré à juste titre comme un classique sur ce sujet. David Rousset est mort en 1997. Il était philosophe de formation et avait vu le jour dans une famille modeste de confesssion protestante, ce qui a son importance pour ce livre-là. Il fut socialiste puis trotskiste, dénonçant dès le début des années trente à la fois les exactions du nazisme et du stalinisme (ce qu’il faut avoir en tête lorsqu’on lit ce livre et les passages où il rend hommage aux détenus communistes et à leur rectitude, ce qui n’est pas une faveur quand on sait ce séparait communistes et trotskistes à cette époque).

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Son livre est bref (moins de 200 pages) et va à l’essentiel, dans une optique d’urgence: faire saisir ce qu’était un camp de concentration et sa société. Il a conscience de l’incapacité vraie à transmettre l’expérience des camps (il partage ce point de vue avec Primo Levi, qui mettra beaucoup de temps avant d’écrire son témoignage). Ce qui caractérise « L’univers concentrationnaire » est assez bien dit dans le titre. Il nous introduit dans un autre monde. Mais, comme dans tous les grands livres sur ce sujet, il n’y a là aucun jugement moral et pas de sentimentalisme. On est par-dela « le bien et le mal », notions qui n’ont plus cours une fois passée l’enceinte du camp. La seule réalité est la hiérarchie humaine créée par le nazisme. Au sommet les S.S., puis les Allemands, fonctionnaires ou détenus, puis les autres, qui sont tous des sous-hommes, mais avec une subtile hiérarchisation interne. Rousset montre, comme Levi ou Antelme (qui fut un de ses compagnons d’infortune), comment les Seigneurs usaient des leviers psychologiques les plus primaires et comment cela marchait. Il nous présente dans le détail l’organigramme des camps et nous comprenons bien quels sont les lieux stratégiques et ce qui a permis à certains de s’en sortir et pas à d’autres. Au passage David Rousset conte, presque du bout des lèvres, quelques abominations commises par les maîtres nazis, mais on sent une énorme retenue chez lui, sans nul doute par peur de n’être pas cru et aussi par ce sentiment commun à tous, au retour des camps, de l’indicibilité de ce qu’ils avaient affronté. Les titres de chapitre viennent droit de sa culture protestante d’enfance, détournant des expressions bibliques. par exemple: « Dieu a dit qu’il y aurait un soir et un matin », ou « Il existe plusieurs chambres dans la maison du Seigneur »… Cela vient nous rappeler la formidable interrogation que l’exterminantion et les camps adressèrent aux croyants et à laquelle certains répondirent par un déni absolu de Dieu. Le croyant ne peut que se questionner inlassablement à ce sujet.

C’est un livre majeur sur ce thème que nous devons continuer à éclairer afin que la « bête immonde » ne revoit pas le jour. Il rejoint les quelques chefs d’oeuvres incontestés que je rappelle ci-dessous.

L’univers concentrationnaire – David Rousset – Livre de poche, collection  » Pluriel » –
Si c’est un homme – Primo Levi – Presse Pocket

L’espèce humaine – Robert Antelme – Gallimard – Collection « L’imaginaire »

Etre sans destin – Imre Kertéz – 10/18

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