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Catégorie : les livres: essais

Un siècle vu d’en bas – Yves Dauriac

Voici un petit livre dont le titre sonnera comme un référence à l’histoire proche,  une expression du ci-devant citoyen Jean-Pierre Raffarin, ex-premier ministre de Jacques Chirac et grand libéral devant l’Eternel. Lequel parlait de « La France d’en bas » comme de celle qu’il connaissait et représentait ; belle escroquerie médiatique encouragée par le moutonnisme journaleux toujours enclin à répéter les mêmes formules surtout si elles n’ont pas de sens. Ce choix de titre n’est pas le fruit du hasard : l’auteur, Yves Dauriac est un fin connaisseur de la politique française dont il est un militant de base depuis soixante ans. Homme de gauche qui a payé pour la fidélité à ses convictions, il est aussi un historien-géographe de métier, professeur, proviseur et collaborateur, entre autres du « Maitron », ce dictionnaire incomparable des militants ouvriers français. Elu local, militant des droits de l’homme, de l’Unesco, pionnier du rapprochement franco-allemand dès son origine, Yves Dauriac est un homme d’action qui réfléchit. Il nous livre ici sa vision de l’histoire sur trois quarts de siècle.

 

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« Vu d’en bas », certes, car vécu par un citoyen ordinaire qui n’a pas bénéficié de pouvoirs et de passe-droit, mais certainement pas « vu par en bas », au sens où cet homme n’est pas un béotien, mais bel et bien un homme cultivé qui possède les clés de compréhension du monde et de sa politique. Il y ajoute un engagement socialiste jamais trahi, mais sans verser dans le parti-pris subjectif et hargneux. Ainsi, à propos d’un homme qu’il a combattu politiquement, écrit-il :

 

« Aussi Giscard d’Estaing, qui a senti ses aspirations, et qui, en dépit d’une allure un peu grand seigneur, est un homme ouvert et généreux, va donner une teinte sociale à son mandat. » page 92

 

On trouverait aussi des propos respectueux de l’adversaire sur le Général de Gaulle qu’il a pourtant combattu constamment. Mais bien sûr l’analyse reste une analyse socialiste de l’histoire, celle de la grande tradition jaurésienne de la SFIO.

 

Une fois ces remarques faites sur l’auteur et son approche historique, venons-en au contenu à proprement parler. Le choix rédactionnel est explicité dans le sous-titre : il s’agit de chroniques, assez courtes qui enchaînent les moments de l’histoire. Une quarantaine de textes balisent ainsi l’histoire du siècle de la boucherie de 1914 à nos jours. L’histoire de France y tient une place prépondérante, c’est le terrain sur lequel l’auteur est le plus pointu et celui sur lequel il a agi. Mais l’histoire mondiale est aussi bien présente, avec ses grands séismes et ses moments-clés. De loin en loin, des pages de documents hors-textes en noir et blanc donnent de bons contrepoints, notamment par des unes de presse d’époque. Mais, pour qui connaît l’auteur assez intimement, comme moi, certaines chroniques sont des tranches d’autobiographie qui ne disent pas leur nom. Ainsi celle intitulée « Une jeunesse entre espoir et inquiétude » porte trace de sa vie et je ne résiste pas à l ‘envie de citer ce passage :

 

«  Pour ceux qui ont la chance de poursuivre études ou apprentissage scolaire, une ségrégation très nette s’établit. Les « riches » vont au Lycée ou au Collège, vers le Baccalauréat et les professions prestigieuses : médecins, avocats, professeurs officiers. Les enfants des petits employés, ouvriers, plus rarement paysans, vont à l’Ecole Primaire Supérieure ou Pratique, ou au Cours Complémentaire pour accéder en trois ans, avec un Brevet Elémentaire à un travail rémunéré. Pour les petites gens, l’Ecole Normale d’Instituteurs est la voie royale, mais il y a aussi, la Poste, les Banques, le Trésor, les Ponts et Chaussées, les Chemins de Fer, et même, pour les techniques, les Arts et Métiers » page 34

 

Yves Dauriac parle là en connaissance de cause, lui qui est fils de sous-officier de gendarmerie et petit-fils de paysans périgourdins très modestes. Sa vie professionnelle a en effet commencé par le passage à l’EN de  La Rochelle et le métier d’instituteur, partagé avec son épouse qui fut de tous ses combats. C’est par un travail personnel et solitaire qu’il passa ses diplômes d’histoire et géographie et se présenta ensuite au CAPES et à l’Agrégation. Fils de petites gens il l’est et n’usurpe pas son appartenance au peuple, vrai nom de la « France d’en bas », cette méprisante formule d’un bourgeois poitevin. De la même manière, la chronique titrée « Vie ouvrière et paysanne des années trente » est fondée sur une tranche de vie du jeune Dauriac. Ainsi ce livre présente-t-il une histoire incarnée, loin des discours académiques. Mais la rigueur de l’information en fait aussi un ouvrage de référence ; et l’on ne peut que déplorer qu’un éditeur connu n’ait pas cru bon de produire ce livre. Mais ceux-ci sont prisonniers d’un microcosme de réseau qui exclut le provincial et l’inconnu.

 

L’ouvrage se termine par un dernière chronique sobrement titré « Réflexions personnelles », qui est en fait, une épure de bilan de vie. Que penser du siècle passé ? Comment agir aujourd’hui ? L’auteur dégage l’aspect passionnant de ce siècle vingtième, les progrès incontestables accomplis, mais on le sent, in fine, assez prudent sur l’avenir radieux.

 

«  Les gigantesques progrès scientiques rendront-ils plus heureux ? Rabelais avec son « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » en doutait déjà.

Rien de bien nouveau donc dans les sociétés humaines, mais la diffusion rapide et universelle de l’information nous sensibilise davantage au sort de la planète entière. Nous nous devons d’agir maintenant en tant que Citoyen du Monde » page 126

 

C’est le mot de la fin. On comprend bien que le socialiste Yves Dauriac n’a pas trahi l’internationalisme prolétarien . Cependant on le sent un peu désabusé sur le progrès et ses finalités. Le bonheur comme sens de la vie fait alors retour. En lisant ces lignes je ne puis que penser aux mots d’un autre sage, Hébreux lui, qui a écrit il y bien longtemps :

 

« Que reste-t-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? […] Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y rien de nouveau sous le soleil. » Ecclésiaste chapitre 1 versets 3 et 9.

 

Il faut souvent atteindre le soir de sa vie pour revenir à la nature humaine, intangible et décevante. Ce livre est tout autant un bilan personnel qu’un survol historique.

 

Je recommande cet ouvrage aux professeurs d’histoire de collèges et de lycée, aux documentalistes de France, qui devraient tous et toutes en avoir un dans leur rayonnages, pour aoffrir un autre éclairage sur l’histoire, aux côtés de la belle collection « Terre Humaine » de Jean Malaurie. Ce livre est de la même famille.

Vous pouvez le commander chez l’éditeur :

Atlantica-Séguier : pays basque – 18 allée Marie-Politzer 64200 Biarritz

Vous pouvez aller voir leur catalogue en ligne sur : www.atlantica.fr

Vous pouvez réagir sur ce livre en nous contactant sur ce site, nous transmettrons à l’auteur.

 

Jean-Michel Dauriac*

 

* la similitude de nom ne relève pas des hasards, l’auteur de ce livre est l’oncle de l’auteur de cet article. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, je n’écris pas là un article de complaisance, mais un propos objectif sur un livre-témoignage important. Que l’on ait senti l’affection et l’estime qui me lient à mon oncle (et ma tante) n’empêche en rien de faire un travail critique sérieux. J’attends vos remarques avec impatience.

 

 

 

 


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L’arroseur arrosé: sur « Le capitalisme est en train de s’autodétruire »

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Patrick Artus                                          La découverte poche

Marie-Paule Virard                                137 pages – 2005/2007

 

Ce livre au titre provocateur est écrit par deux auteurs fervents partisans de l’économie de marché et du capitalisme. Le titrage n’est donc pas une prophétie joyeuse et révolutionnaire, et il ne faut pas s’attendre à y trouver des  propositions de substitution au modèle dominant actuel. Il s’agit d’un constat alarmiste et alarmant sur les « mauvaises pratiques » du bon système capitaliste qui serait dévoyé par des dérives suicidaires, qui doivent être corrigées car dangereuses :

«  Or ces dérives mettent en péril, en réalité, le maintien de la croissance et de la rentabilité du capital dans le long terme, précipitant l’économie mondiale dans une impasse. » page 6.

Ce qui pourrait avoir une conséquence dramatique pour nos auteurs: les populations (traduisez le populo salarié prolétarien)pourraient même en venir à haïr le capitalisme et à se retourner contre lui (ce qui s’appelle une situation révolutionnaire), le pire des scénarios pour nos auteurs. Tiens, les auteurs, à propos, parlons-en: Patrick Artus est directeur des études économiques de la Caisse des Dépôts et Consignations et professeur à Polytechnique, Marie-Paule Virard est rédactrice en chef du magazine « Enjeux-Les Echos ». On le voit, deux supporters appointés du système capitaliste libéral. Or leur ouvrage fournit le plus bel arsenal révolutionnaire contre le capitalisme du XXIème siècle, avec des définitions, des exemples et des synthèses extrêmement claires. Car il s’agit d’un bon livre d’économie. Certes, ce n’est pas vraiment à la portée du grand public, mais ça tombe bien, ce n’est pas écrit pour lui. Visiblement ce petit livre a été rédigé pour les chefs d’entreprise, les actionnaires et les gestionnaires divers, bref tout ce que l’on pourrait appeler la « capitalosphère ».

Dans l’ouvrage se trouvent des encadrés explicatifs qui seront fort utiles à ceux qui voudront pouvoir mieux argumenter sur le terrain de la politique économique et financière. Par exemple pages 36-37, une remarquable synthèse en deux pages intitulée « Qui supporte le poids des crises? » où l’analyse des crises récentes, de 1973 à 2004 est faite en terme des « amortisseurs » principaux. Où l’on apprend que si les entreprises partageaient le poids des crises dans les années 1970 et 80 avec l’Etat, depuis ce sont les ménages et l’Etat qui se débrouillent seuls pour faire face aux crises. Pendant celles-ci la grosse distribution des dividendes se poursuit. Car c’est à cela que ce livre s’attaque: si le capitalisme est miné dans ses fondements c’est par les stratégies à court terme des acteurs qui veulent réaliser des plus-values massives et très rapides.

«  Ce qui pose problème n’est pas le fait que les entreprises fassent des bénéfices importants, c’est ce qu’elles en font » page 49.

On notera comment est ainsi évacué en une phrase le problème de l’exploitation initiale du travail, car le bénéfice est bien ce qui est gagné de manière absolue et non relative comme c’est le cas du chiffre d’affaires. Un bénéfice important implique en particulier des salaires compressés, ce qui est le sujet du chapitre 1. Cela ne gêne nos auteurs que parce qu’il y a là un obstacle à la croissance (le chapitre 2 est « Dans le piège à croissance faible ») et non parce qu’il y a ainsi des millions de travailleurs pauvres dans tous les grands pays ainsi que des masses au chômage. Aucune considération humaine et éthique dans ce livre; mais ce n’est pas nouveau, l’économie n’est nullement une science morale, elle le proclame urbi et orbi!

L’autre élément du piège est donc la croissance faible mise en regard de l’extraordinaire accroissement des bénéfices, dividendes distribués et diverses valorisations boursières. Ce que les auteurs dénoncent avec de très  bons argument, c’est ce hold-up pratiqué par les gestionnaires financiers sur ce qui devrait être l’investissement des entreprises. C’est le « court-termisme » comme ils le surnomment. Soyons clairs, nos deux auteurs se battent l’oeil des salariés:

« Bref, il y a des secteurs où une augmentation généralisée des salaires n’est pas envisageable, sauf à prendre le risque d’accélérer le processus de délocalisations et de destruction d’emplois » page 55.

Le retour du bon vieux chantage à l’emploi que les salariés de tous les pays développés connaissent si bien: « bosse et tais-toi; estime-toi heureux d’avoir un boulot ; dehors il y en a trois millions qui veulent le tien et ailleurs des millions qui nous attendent! ».Cela ne pse aucun, problème aux économiste puisque les chiffres de leur « Coran incréé » le dit! Pour eux le problème des salaires existe mais il n’est pas majeur. On peut toujours s’inspirer de ce beau pays qui se nomme les Etats-Unis où un système d’impôt négatif a été mis en place sous l’administration Clinton (grand démocrate de gauche comme tout le monde le sait ). Un encadré très clair pages 62-63 résume fort bien l’ « Earned Income Tax Credit ». Voilà la solution: une sorte de RMI additionné aux salaires de misère concédés par les entreprises. L’Etat paie à la place des sociétés qui peuvent ainsi engraisser les actionnaires et les PDG! Elle est pas belle, l’économie moderne!Une autre façon de donner du pouvoir d’achat sans augmenter les salaires est de faire vraiment jouer la concurrence: là, nos auteurs atteignent au grandiose en prenant l’exemple de l’entente des trois « majors » de la téléphonie mobile sur le prix du SMS. Il est vrai que les familles françaises se nourrissent et se logent avec des SMS, tout le monde le sait! Une autre solution est de reconquérir des parts de marché à l’exportation en se spécialisant sur des productions porteuses: l’Allemagne l’a fait et elle est la bonne élève de la classe! Et tant pis si cette stratégie est suicidaire compte tenu des problèmes énergétiques à l’horizon et des pertes de liberté des peuples enchaînés au commerce mondial par les multinationales globales anonymes et apatrides! Le même discours d’Adam Smith et Ricardo, comme si rien ne s’était passé depuis.

Mais, une fois expédiée l’affaire du pouvoir d’achat et des salaires, on en vient à ce qui chagrine vraiment nos auteurs: la « course déraisonnable » au profit. Toute la seconde partie du livre développe, critique, illustre d’exemples et de définitions le rôle de la sphère financière et de ses divers acteurs. Là, ami lecteur, tu trouveras des outils fort appréciables. Par exemple, pages 74-75, un encadré « La mesure de la profitabilité par le ratio ROE », le fameux « Return on Equity » qui a servi à fixer la fameuse barre des 15% de rentabilité annuelle formant l’horizon indépassable des placements à court terme. Nos auteurs écrivent clairement à ce propos:

« Un objectif de rendement des fonds propres excessif produit en effet naturellement des biais de comportement peu favorables à l’économie en général et pénalisant à moyen terme pour les entreprises elles-mêmes (et donc pour leurs actionnaires comme pour leurs salariés).. » page 85

Pourquoi ces pratiques de recherche maximale des profits? Pour satisfaire les nouveaux rois des marchés, les fonds d’investissement ou les fonds de pension. Le chapitre 5 leur est consacré. En gros les « méchants » sont les investisseurs, leurs complices les banques et le gendarme inopérant les Etats (ceci est strictement exact). Les investisseurs agissent selon un concept que nos auteurs construisent en analogie à René Girard, le « mimétisme rationnel ». En gros tous vont toujours dans le même sens, et ce faisant essaient de préserver leur part de marché, mais ils annulent ainsi le jeu des régulations classiques de la bourse et accroissent les risques de crise majeure, laquelle est inévitable pour nos auteurs! L’exemple de la crise asiatique de 1997-1998 est présenté en illustration de cet effet (pages 94 à 98).

« Sans la « complicité », la « permissivité » des banques centrales, le mimétisme rationnel des investisseurs n’aurait pu pousser aussi loin le prix des actifs » page 99

Cette quête de profit à très court terme se fait donc au détriment des investissement productifs à moyen terme, mais aussi au détriment des futurs bénéficiaires de ces fonds. Les faillites ou la crise internationale en vue risque de priver des familles de toute retraite dans de nombreux pays du monde! Pour continuer à verser des dividendes extraordinaires, les financiers sont amenés à inventer des instruments de plus en plus complexes. L’encadré page 102-103 est titré « Les instruments financiers complexes » et donne d’excellentes définitions des quatre types principaux de produits inventés pour attirer l’actionnaire et le boursicoteur: hedge funds (fonds d’investissements de capitaux), les CDOs (collaterized debt obligations – spécialisés dans les achats d’obligations d’entreprise), les produits structurés et les actifs illiquides, ces deux derniers étant les plus complexes et les plus risqués, mais aussi les moins transparents. Cette valorisation excessive se fait pas le biais de l’endettement, ce que l’on appelle les LBO (Leveraged buyout). Emprunter massivement auprès des banques (les complices) pour acheter des entreprises, les restructurer pour augmenter la profitabilité (ce qui signifie toujours licenciements) et payer ainsi les intérêts des emprunts; puis revendre le tout ou « par appartement » selon ce qui est le plus intéressant. Cette méthode est une sorte de « cavalerie » comme on disait autrefois d’une comptabilité truquée, une fuite en avant où l’entreprise est un simple enjeu et ne reçoit rien. Exemple donné par les auteurs du fabricant français de briques Terreal, acheté 470 millions d’euros en 2003 et revendu été 2005 pour 860 millions d’euros! Cela n’a évidemment rien à voir avec la progression de la production de l’entreprise et sa valeur réelle. Il ne peut y avoir qu’une seule issue à ce système: l’explosion générale. Le tout est de savoir quand. Conclusion autiste mais formidable des auteurs:

«  Si l’épargne mondiale (que le FMI estimait à environ 11 000 milliards de dollars en 2005) était investie à bon escient, la planète économie serait peut-être à l’aube d’une nouvelle ère de création de richesses. Mais les signes sont de plus en plus nombreux que l’abondance d’argent frais encourage les comportements qui peuvent se révéler dangereux pour l’économie mondiale. » page 113.

Et ce ne sont pas de dangereux subversifs altermondialistes ou anarchistes qui l’écrivent!

Le dernier chapitre est l’élément principal de proposition des auteurs. Il s’agit de s’attaquer aux normes de régulation bancaires et boursières. En effet disent nos auteurs, si tous les investissements n’étaient pas traités de la même manière, tout irait bien. Ainsi face à ce système délirant, il suffit de distinguer court terme, moyen terme et long terme et le tour est joué! Tant de naïveté laisse pantois! A aucun moment les auteurs n’émettent le moindre doute sur la pertinence du modèle capitaliste à simplement durer. A l’absence de toute considération morale s’ajoute donc ce que l’on peut appeler au moins un aveuglement total, au pire une stupidité qui interpelle. Voici un extrait de la conclusion qui me semble illustrer ce dernier point:

« Tout cela ne peut que déboucher inexorablement sur une économie de croissance faible (insuffisance de la demande et de l’offre si les investissements à horizon long ne sont pas réalisés, si les salaires sont inutilement comprimés), sur des faillites (si les risques « catastrophiques » cachés se réalisent) et, in fine, sur un rejet du capitalisme par les opinions (si la déformation du partage des revenus ne conduit qu’à la distribution de cash aux actionnaires) » page 135.

C’est beau et vrai comme du Marx (Karl pas Groucho!). On notera que pour nos deux auteurs, qui sont sans nul doute des gens intelligents et cultives, mais lobotomisés par la pensée unique de leur microcosme, la croissance économique est un « impensable » absolu. Dirigés par des gens tous semblables car tous clonés dans les mêmes écoles de formation économique ou commerciale, nous avons des raisons de nous inquiéter.

Cette remarque politique mise à part, je ne saurais trop vous pousser à lire ce livre et à l’annoter: les capitalistes vous donnent des armes formidables pour les remettre en cause et les faire douter! Ça ne se refuse pas!

 

Jean-Michel Dauriac – Avril 2007 –

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Une brève histoire de l’avenir – Jacques Attali: intelligent, vain et dangereux!

une brève histoire de l’avenir

Attali Jacques 423 pages – 2006 – Fayard

Je tiens Jacques Attali pour une des intelligences les plus fines de notre époque en France, et ceci sans tenir compte de son pedigree absolument époustouflant de bête à concours (ENA, Polytechnique, IEP). Je suis toujours estomaqué lorsque je l’entends répondre à une interview par la pertinence de ses analyses et leur originalité contextuelles. Je comprends évidemment très bien que François Mitterrand ait souhaité s’attacher ses services, lui qui était, bien plus qu’un autre, capable de déceler la supériorité d’un esprit. Ce que je vais dire maintenant de ce livre ne modifie en rien mon opinion, mais je serais malhonnête si je laissais l’admiration dicter cette critique.

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Ce livre est intelligent, vain et dangereux à la fois. J’essaierai, moi qui n’atteint pas le brio intellectuel de l’auteur, de dire pour quoi un agrégé de province ose évancer cet avis.

Intelligent d’abord. Ce n’est pas une tautologie de dire qu’un homme intelligent écrit un livre intelligent. Mircea Eliade, autre esprit supérieur du XXème siècle, écrivait dans une chronique intitulée « Despre geniul »[1] (en français « A propos du génie ») qu’il était frappé de ce que des esprits géniaux dans leur domaine pouvaient formuler en dehors de celui-ci des stupidités colossales dignes du crétin de base. Il en concluait que le génie était spécifique à une activité mais n’incluait pas que l’ensemble de la personnalité et de ses production soient toutes géniales. Peut-être Jacques Attali est-il un exécrable jardinier et un piètre bricoleur… Mais quand il nous livre « Une brève histoire de l’avenir », il nous fait cadeau (moyennant 20 €) d’un ouvrage qui pose une question universelle et intemporelle: quel temps fera-t-il demain?

Evangile de Matthieu, chapitre 16, versets 2 & 3 : « Jésus leur répondit : « Le soir, vous dîtes : Il fera beau, car le ciel est rouge ; et le matin : il y aura de l’orage aujourd’hui, car le ciel est d ‘un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel et vous ne pouvez discerner les signes des temps ! »

Depuis que l’homme a commencé à s’hominiser il veut connaître son avenir. Et depuis lors il ne sait pas qu’il augmente ainsi son malheur. Mais ceci est une autre histoire Qu’un auteur prolifique, reconnu pour la valeur de ses analyses se laisse aller au plaisir prophétique, il n’y a là rien de plus normal, surtout quand il est, comme Jacques Attali, initié à la pensée juive dont la symbolique et le prophétisme sont deux des mamelles. Tout homme qui commence à posséder des outils d’analyse, qu’ils soient pragmatiques (l’aspect du ciel) ou conceptuels (les signes des temps) se livre régulièrement dans ses conversations ou controverses amicales à cet exercice prédictif. Le plus souvent sur des points très précis et à court terme, usant de la méthode intuitive de l’extrapolation. C’est ici que nous retrouvons Jacques Attali. Il parfaitement compris l’intérêt intellectuel (comme mathématique) de cette méthode à laquelle ont recours de nombreux métiers. Il s’en sert donc comme support de sa démarche, laquelle est expliquée selon le principe qu’il a découvert en travaillant sur l’Andalousie et Averroès: d’abord en quelques mots présenter le thème du livre « Pour leur [nos enfants et petits-enfants] laisser une planète fréquentable, il nous faut prendre la peine de penser l’avenir, de comprendre d’où il vient et comment agir sur lui: C’est possible: l’Histoire obéit à des lois qui permettent de la prévoir et de l’orienter. » Il reprend ensuite en quelques lignes puis en quelques pages, ce qui constitue l’avant-propos. Si l’on était mauvaise langue, on dirait que c’est ce que les journalistes ont lu de son livre pour en rendre compte Le vocabulaire principal nouveau y est mis en situation (hyperempire, hyperconflit, hyperdémocratie, infra-nomades, ubiquité nomade, objets nomades, intelligence universelle, relationnelle;..); une bonne partie de ce vocabulaire vient d’ailleurs des livres antérieurs et en particulier de « L’homme nomade ». Cet avant-propos est clair, pédagogique, précis et personnel, bref intelligent. On y trouve cette remarquable qualité, sans doute la plus grande pour un penseur, l’art de la synthèse. Autre idée importante: l’avenir se construit avec et sur le passé. Donc cette brève histoire de l’avenir commence par un survol historique classique. Et là, surprise, quel est le thème choisi par Attali? Non pas une géopolitique comme il semblerait logique qu’il le fasse, mais une brève histoire du capitalisme. Ce qui signifie clairement que l’auteur pense que la géo-économie est décisive dans l’histoire du monde, soit dans une position marxiste, ce qui surprendrait chez Jacques Attali, soit dans une analyse libérale privilégiant le poids de l’économie et consacrant donc la faiblesse, voire la mort du politique. La suite du livre confirme largement cette seconde hypothèse. En ce qui concerne la technique utilisée pour présenter cette brève histoire du capitalisme, Jacques Attali choisit de raconter la succession des neufs « coeurs » du processus qui l’a constitué, autour de neufs villes décisives, soit Bruges,Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York et Los Angeles. Chaque « coeur » établit une forme du capitalisme qui met en avant un progrès et une technique: par exemple, Venise s’ouvre aux élites étrangères et en tire son succès, ce que l’auteur appelle « une leçon pour l’avenir ». Le but de ce rapide survol est donc de dégager les « leçons pour l’avenir » du passé capitaliste. C’est une partie intéressante, allègre et synthétique; certes on pourrait argumenter et discuter les choix ou la chronologie choisis, mais telle quelle cette démonstration est assez cohérente. Mais à l’issue de cette lecture, je me suis fait une réflexion très précise: il eût été élégant de rendre à Braudel ce qui lui appartient. Car la démonstration doit tout aux « économies-monde » et aux « villes-mondes » de l’historien français, comme les notions de « coeur », milieu ou périphérie. Le lecteur, même cultivé, qui ne connaît pas Braudel attribuera à Jacques Attali ces outils, les trouvera géniaux et augmentera ainsi la taille de la statue du commandeur. Je trouve cette omission grave, et peut-être signifiante… De ce rappel bref du passé, l’auteur sort donc des outils qui seront réutilisés dans les parties suivantes consacrées à l’avenir, mais pas toujours très explicitement, ce qui nuit à la rigueur de la démonstration. Les 150 premières pages du livre sont donc une histoire classique, du passé. Ensuite commence le prédictif, déroulé en quatre temps: la fin de l’Empire américain et les trois « vagues » de l’avenir, l’hyperempire, l’hyperconflit et l’hyper démocratie. Le principe de durée obéit grosso modo à l’analogie des ères géologiques: chaque partie nouvelle est deux fois plus courte ou presque que la précédente. Ce qui obéit à la difficulté croissante de l’exercice et à sa crédibilité décroissante. Car plus on avance dans le futur et moins cela devient crédible. C’est ici que l’on atteint le second caractère de ce livre.

« Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent » écrivait l’auteur du Qohélet, livre de la bible juive. Mais il y a des degrés dans la vanité; pour parodier notre auteur du jour, je dirais qu’il y a une infra-vanité et une hyper vanité. Ce gradient emporte le lecteur au fur et à mesure qu’il avance dans la lecture de l’ouvrage. Certes, on n’atteint jamais le ridicule achevé du livre d’Alexandre Adler, « J’ai vu finir le monde ancien », où une sorte de sommet indépassable semble vaincu. Mais une fois la dernière page tournée et malgré la doxologie finale que je ne peux résister au plaisir de citer, le lecteur regrette que l’auteur se soit ainsi fourvoyé dans une fausse bonne idée et il regrette encore plus de l’y avoir suivi; mais on ne quitte pas un livre en cours, même s’il naufrage, il y a des principes de lecture!

« Immense chantier dont chaque élément constitue, à lui seul, une réforme majeure, en France comme ailleurs.

Si les futurs dirigeants de notre pays apprennent à comprendre les lois de l’Histoire [tiens, revoilà les « signes de temps »!] et analysent clairement les trois vagues de l’avenir, ils sauront faire en sorte qu’il soit encore possible de vivre heureux en France et d’y mettre en oeuvre un idéal humain fait de mesure et d’ambition, de passion et d’élégance, d’optimisme et d’insolence.

Pour le plus grand bénéfice de l’humanité » page 423

Amen!

Mais avant d’en arriver à ce vibrant appel hugolien, il aura fallu lire des hypothèses de plus en plus absurdes au fur et à mesure de l’avancée de la pagination. La « fin de l’empire américain » est non seulement crédible, mais elle est dans la logique de tout ce que l’Histoire nous apprend effectivement. Pas besoin d’un talent médiumnique pour l’annoncer, elle est déjà en marche sous nos yeux. Ce qui en sortira est effectivement en grande partie lié à l’évolution récente d’un hypercapitalisme sans contrepoids. Là aussi, de très nombreux ouvrages traitent fort bien de cela et bien mieux que ce livre-ci: je songe en particulier au livre de Michel Beaud « Le basculement du monde »[2], sérieux et moins porté sur l’emphase du voyant. Mais c’est après cette partie que les choses se gâtent vraiment. Là, Jacques Attali enfile la tunique pourpre d’un Nostradamus aux petits pieds et camoufle le ridicule de ses pensées sous un lexique bourré de néologismes qui ne font pas longtemps illusion quand on les soumet à une analyse conceptuelle serrée. Ainsi « l’hyperempire » n’est que la forme évoluée de la globalisation, les « ubiquités nomades » ne sont rien d’autres que NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), les « infra-nomades sont les « lumpen-prolétaires » de Marx, etc, etc… Il y a donc ici une procédé clair visant à camoufler la vanité de la tentative derrière une sémantique de pseudo-spécialiste, un peu comme Régis Debray (tiens, un autre « poulain » de Tonton!) et sa « médiologie », affligeante de banalité. Ainsi il n’y aurait pas assez de mots dans notre belle langue pour que ces grands esprits puissent à l’aise exprimer leurs idées! Cela s’appelle de la cuistrerie, et ce n’est pas très glorieux. Mais c’est sur le fond que l’exercice révèle le plus son caractère inutile: d’hyperempire en hyper démocratie, on glisse de plus en plus dans le futile, le troisième thème représentant une sorte d’horoscope pseudo social-libéral qui frise parfois la nullité Deux ou trois exemples de la profondeur de pensée:

« J’appelle ici biens essentiels [expression novatrice attalienne soulignée par les caractères italiques] ceux auxquels chaque être humain doit avoir droit pour mener une vie digne, pour participer au bien commun » page 386.

« Le principe essentiel sera donc l’accès au bon temps. » page 387, lequel, vous ne vous en doutiez pas est effectivement ce que nous appelons tous le bon temps, mais pas en italique!

Il définit aussi pour nous le concept de « bien commun » qui est « ..la protection de l’ensemble des éléments qui rendent possible et digne la vie: climat, air, eau, liberté, démocratie, culture, langues, savoirs… » page 383. Soit tout simplemen la Terre et la culture humaine, deux vieux mots trop usés! Et cela continue avec ces magnifiques néologismes que sont donc les « infrahumains » et les « transhumains ».. A propos, quel est le sexe des « transhumains »? Mais hormis ces mots définis et redéfinis par de tels tissus de banalités, il n’y a qu’une glose vide porteuse d’aucun vrai projet de société. Et c’est là que le mot vanité prend tout son sens. Ce propos est vain car il n’a pas de contenu réel. C’est le « relationnel », c’est à dire l’humanitaire et les oNG qui seront porteurs de l’avenir du monde. On retrouve la pensée de « géants intellectuels » de notre pays, comme André Glucksman ou Pascal Bruckner, qui sont les plus esprits les plus puissants de leur rue, au moins! Si vous voulez faire passer un bon moment à vos convives lors d’un dîner mondain, lisez-leur quelques pages du chapitre sur l’hyperdémocratie; succès assuré. Si vous voulez leur filer les jetons et plomber l’ambiance, préférez le chapitre sur l’hyperconflit, assez gore. Enfin si vous avez des « déclinologues » à votre table, le chapitre sur la France, in fine les fera s’esbaudir de contentement! Mais au delà du caractère creux de tout ce qui concerne les trois formes futures évoquées, je trouve ce livre dangereux.

Dangereux, non pas comme « Mein Kampf » ou « Le protocole des Sages de Sion », bien sûr! Un danger soft et peut-être vain d’ailleurs! Je me situe ici au plan des idées qui sous-tendent le livre. Que Jacques Attali n’ait jamais été un dangereux révolutionnaire, comme son camarade Régis Debray, tout le monde le sait. Mais qu’il veuille à tel point nier le poids du politique dans l’histoire est presque émouvant, psychanalitiquement parlant! Au sortir de ce livre, vous ne saurez absolument pas si les bonnes idées sont à droite, à gauche, au centre ou ailleurs, vous ne saurez d’ailleurs rien sur le cadre institutionnel, les rapports de force, les luttes de classe, les révoltes, les trahisons, les innovations sociales… Cela n’existe pas pour monsieur Attali qui est au-dessus des partis et du Politique. Le « relationnel » est la solution. Et qu’est-ce que le relationnel, mesdames et messieurs? C’est tout simplement le nouveau nom attalien de l’altruisme ou de l’amour du prochain, selon les conceptions du monde. Il suffira que l’humanité ait eu les jetons un bon coup pour qu’elle s’en remette aux sentiments bons, généreux, altruistes… qui nous habitent tous en masse. Les transhumains comme les infrahumains, tous bons et tous copains! Voilà l’avenir qu’il a vu pour nous car « le poète voit toujours plus loin que l’horizon » comme le disait si bien ce vieux stalinien d’Aragon! Mais cette occultation de toute idée politique est en fait une manoeuvre volontaire pour que le capitalisme dont l’auteur décrit les méfaits ne soit pas attaqué dans ses fondements! Le premier impensé de ce livre est donc la politique. Etrange pour quelqu’un qui fut le conseiller du Prince, au sens machiavélique le plus pur du mot! Mais il y a un second impensé encore plus net dans ce livre, c’est la Terre et ses ressources. Tout se passe, quand on lit attentivement ce livre (et je l’ai fait!) comme s’il n’y avait aujourd’hui aucun problème d’énergie à l’horizon, pas de réchauffement climatique, pas de pollution, pas de morts industrielles dues aux modes de travail et de fabrication des produits, etc… Rien. Le néant. Le monde se fait, se défait et se reconstruit dans un univers isotropique. Et là, monsieur Attali, c’est carrément criminel! Car vous êtes trop intelligent et trop inséré dans les réseaux mondiaux, avec PlaNet Finances, par exemple pour ne pas savoir que l’avenir se joue d’abord là, dans le traitement que nous infligeons au monde sensible. Là, votre livre est dangereux plus qu’il n’est vain, car il entretient la double illusion que l’avenir du monde sera a-idéologique et sans soucis environnementaux, alors que si les orientations mondiales, nationales et locales ne changent pas radicalement, il sera peut-être déjà trop tard à la fin du XXIème siècle pour une bonne partie de l’humanité, et encore un fois les pauvres (les « infrahumains » de votre monde a-politique!).

Ecrire un tel livre quand on a votre intelligence et votre expérience du monde est une petite infamie. Si vous lisez ces lignes, je vous lance un défi: contactez-moi, rencontrons-nous et parlons. Et si vous le voulez écrivons ensemble un autre livre, un où les voix se confronteraient pour dire les divergences de vue. Comme vous je ne suis l’homme d’aucun parti politique, un petit homme qui essaie de préserver sa liberté de pensée dans un monde et une société française où tout formate les esprits pour le grand esclavage consumériste suicidaire global. Ne me dîtes pas que vous avez renoncé à changer l’avenir que ce capitalisme ignoble nous prépare!

Jean-Michel Dauriac



[1] In « Fragmentarium » livre de poche collection « biblio-essais », n° 4256

[2] Le basculement du monde , Michel Beaud, La Découverte poche – Paris

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