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Catégorie : les critiques

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Sacrée Fête de la musique 2025 !

S’il ne devait rester qu’une seule chose des années Mitterrand, ce serait la Fête de la musique. L’idée géniale de coupler ce grand moment populaire au solstice d’été est une façon de renouer avec les rites païens cosmiques. Bien qu’elle ait été largement récupérée par le monde du business, cette fête reste ce qu’elle était au départ : la célébration populaire de la musique, à laquelle tout le monde peut participer, quel que soit son niveau musical. De plus, ce moment de communion ne s’est pas cantonné au monde urbain, comme c’est souvent le cas des pratiques culturelles, mais il marque aussi profondément la France rurale, celle des territoires et des gens oubliés, ceux que le géographe Christophe Guilluy appelle « les oubliés ». J’ai longtemps pratiqué la Fête de la musique comme musicien de jazz, avec mon groupe Jazzpotes, puis Jazzéthic. Depuis le Covid, je me borne à la faire en auditeur-spectateur, en attendant de redevenir acteur. J’ai aussi choisi de la vivre dans ma patrie d’adoption, la Creuse et sud du Berry, autour de chez moi. J’ai déjà rendu compte dans une série d’articles de la vitalité de la vie culturelle en milieu rural profond (liens). Cette édition 2025 a été pour moi l’occasion de vérifier cette vitalité. C’est ce que je veux partager avec vous.

Cette année, la Fête de la musique tombait idéalement un week-end – c’est beaucoup moins pratique en semaine ! -, qui plus est avec un temps au beau (et très chaud !) fixe. C’est d’ailleurs sans doute cette chaleur étouffante qui m’a poussé à choisir deux concerts dans des églises du coin. Les architectes médiévaux savaient fort bien « climatiser » leurs constructions. Dans ma petite patrie, il existe un hebdomadaire plus que centenaire, L’écho du Berry, qui fait très bien son travail d’information locale, notamment au plan culturel. Il dresse une liste de toutes les manifestations proposées dans son périmètre. C’est par lui que j’ai pu choisir mes deux concerts du samedi et du dimanche. Il s’agissait donc de deux concerts dans des églises et avec des chorales, autour du répertoire de musique dite « sacrée[1] ». Il faut distinguer d’emblée cette musique de la musique ou du chant liturgique, qui sont des composants du culte. Les compositions peuvent être incorporées à certaines cérémonies, mais elles ne sont pas partie prenante de la liturgie ordinaire des cultes. Reconnaissons cependant que les compositeurs ont le plus souvent pris comme base textuelle des textes d’église, en latin dans la plus grande partie des cas. Mais ce choix a été rejeté par un compositeur comme J.S. Bach qui a composé sur des textes en allemand, ou Brahms avec son Requiem allemand. Le latin n’est pas la langue officielle de la musique sacrée, mais il y joue, historiquement, un rôle majeur.

Deux concerts, deux lieux différents, deux ambiances différentes et deux qualités musicales différentes, mais un même amour-passion de la musique chez les exécutants : on est donc bien dans l’esprit de la Fête de la musique.

Samedi soir 21 juin, 20 h 30, Basilique de Neuvy Saint Sépulchre (Indre), la maîtrise de la cathédrale d’Angers se produit gratuitement avec un répertoire historique allant du XIIe siècle à nos jours. Le décor est somptueux : la basilique est une des rares églises rondes de France, une belle copie de celle de Jérusalem, datant du XIIe siècle. Evidemment la rotonde n’est pas la forme qui facilite le plus la vision durant les concerts, comme le montre la photographie ci-dessus. Par contre, l’acoustique de cette salle, avec son étage et sa coupole très haute, est exceptionnelle, ce que les choristes et leur chef ont bien senti est exploité. Ainsi firent-ils une entrée scénarisée en tournant, en deux groupes de sens opposés, autour des douze énormes piliers. Le résultat sonore était extraordinaire, on eût dit une longue volée de cloches, durant le chant du motet inaugural. C’était gagné dès le départ : une telle entrée en matière sonore ne pouvait laisser personne indifférent. L’assistance était nombreuse et captivée. La Maîtrise de la cathédrale d’Angers est un des plus vieux chœurs de France, sa fondation remontant au XIVe siècle. Son but premier est l’accompagnement des offices dans la cathédrale. Mais son activité va bien au-delà. Elle se produit en concert, à domicile et à l’extérieur, dans un répertoire de musique sacrée. Son actuel chef de chœur est aussi maître de chapelle de la cathédrale, c’est Sylvain Rousseau. Le chœur dispose aussi d’une accompagnatrice au piano pour certaines pièces plutôt modernes, Camille Pineau.

La formation venue à Neuvy était composée d’un peu plus d’une vingtaine de chanteurs et chanteuses, réparties dans les quatre pupitres habituels. Si les chanteurs sont amateurs dans leur état social, ils sont bien du niveau professionnel dans leur exécution. Le répertoire leur a donné l’occasion de chanter un panorama du chant sacré du Moyen Âge au XXIe siècle, ce qui permettait à l’auditeur attentif de bien mesurer les changements, jamais brutaux, dans un genre très cadré par définition. C’est surtout le répertoire du XXe siècle qui acte l’évolution. Les six oeuvres interprétées (voir le programme ci-joint) rendaient compte d’un changement réel dans la continuité qu’impose la relative permanence des offices.

La direction du chœur autorise un très jeu de nuances, particulièrement mises en valeur dans l’écrin roman de la basilique : les fortissimo étaient vraiment impressionnants, enveloppant dans une pâte sonore tout le lieu, embarquant de ce fait les auditeurs, les détachant pour une heure des pesanteurs de la vie ordinaire, tant il est vrai que cette musique élève l’âme et allège le poids du corps quotidien. Le final fut étincelant, avec un phrasé staccato des hommes établissant une basse continue sous le drapage des voix féminines de l’Exultate de Carl Jeankins. L’exécution impeccable laissait passer toute la sensibilité spirituelle de ces morceaux. Le public l’a bien compris, qui a fait un triomphe aux chanteurs, lesquels ont promis de revenir, séduits par l’acoustique sublime du lieu.

Dimanche 22 juin, 17 h 00, Eglise Saint -Pierre-ès-liens de Châtelus-Malvaleix,  Creuse. Le décor est plus modeste, c’est une église de village assez ordinaire, mais que le public a rempli. Les chanteurs sont venus en voisin, de Guéret, la préfecture microscopique du département. Initialement le concert comportait deux parties : le Quatuor vocal Canthem ouvrait avec un répertoire éclectique allant de Palestrina à Poulenc. Mais avant le début du dit concert, les organisateurs annoncèrent que le quatuor en se produirait pas, la soprano étant en rupture de voix. Il ne restait donc que la deuxième partie, assurée par l’Ensemble vocal de Guéret, sous la direction de Marie-Christine Josset. Cet ensemble est soutenu par le Conservatoire de Guéret qui lui fournit chefs de chœurs et locaux de répétition. Il comprend une quarantaine de chanteurs répartis sur les quatre pupitres, avec une dizaine d’hommes, ce qui est assez remarquable pour être signalé, tant le déséquilibre est grand dans les chorales dont certaines se passent carrément de voix masculines, faute de recrues.

Compte tenu des circonstances, l’Ensemble n’avait prévu qu’une moitié de programmation, soit sept morceaux, donc une durée plutôt brève. La cheffe de chœur eut la présence d’esprit de présenter chaque morceau assez précisément, ce qui allongea un peu l’ensemble. Le répertoire était hétérogène, avec des pièces religieuses, mais aussi des chansons d’origines diverses, dont une version française de La Cumparsita, célébrissime tango, qui fut la tortue de certains jeunes accordéonistes de ma génération. Il serait malséant de comparer cet ensemble avec la Maîtrise de la Cathédrale d’Angers : comme le disait un grand philosophe du XXe siècle, Thierry Rolland, ils ne boxent pas dans la même catégorie. La Maîtrise sélectionne et exige un niveau de lecture et de chant de tous ses membres ; l’Ensemble vocal cherche avant tout à continuer de chanter et, pour cela, recrute avec beaucoup moins d’exigence. C’est le lot de la plupart des chorales. Ce qui ne veut pas dire que le résultat sera mauvais, car en chant choral la totalité vaut plus que la somme des parties. Autrement dit, on peut obtenir un résultat tout à fait honorable avec des chanteurs très moyens, ce qui compte alors étant l’unité de l’ensemble et le talent du chef de chœur pour faire monter la mayonnaise. De ce point de vue là, le concert de l’Ensemble vocal de Guéret est tout à fait correct. La masse collective existe et arrive à bien chanter ensemble. Les solos sont évités, remplacés par des solos de pupitre, plus sécurisant. En effet, l’âge moyen des choristes est assez élevé, comme dans la très grande majorité des chorales[2], et on sait que la voix ne s’améliore pas en vieillissant, son maintien étant déjà une belle chose. Les choristes s’en sortent bien, portés par leur désir de chanter et leur application. Le spectacle était donc tout à fait estimable et a fait la joie du public, qui en a redemandé, obtenant un bis de La Cumparsita.

Evidemment, si l’on mettait les deux ensembles côte à côte, il n’y aurait pas de doute : la Maîtrise d’Angers évolue à un niveau bien plus élevé, professionnel dans son exigence. C’est particulièrement sensible dans le jeu des nuances, beaucoup plus ouvert pour eux que pour l’ensemble de Guéret. Mais il faut aussi attribuer cela à l’âge des chanteurs, bien plus jeunes à Angers, donc plus puissants. Un autre facteur différentiel est sans nul doute également le niveau musical. Celui-ci permet à la Maîtrise d’aborder des pièces plus complexes que l’Ensemble vocal de Guéret. Mais je ne retiendrai pas ces différences de niveau, évidentes et incompressibles. Je ne veux garder que les deux moments de plaisir que j’ai vécus lors de ces deux concerts. Il y avait là la rencontre de deux mondes culturels : celui de la grande ville et de ses moyens et celui du monde rural, moins fourni. Mais la passion est la même et l’Ensemble vocal de Guéret apporte la preuve qu’on peut arriver à un résultat satisfaisant avec des gens ordinaires qui sont assidus et passionnés. C’est la définition de l’art populaire, celui que je défends dans ces colonnes.

Merci donc à ces deux ensembles de chanteurs pour la joie qu’ils ont donnée au public de la France périphérique venu les écouter et les apprécier de toute leur attention.

Pour en savoir plus sur la Maîtrise d’Angers : https://maitrisecathedrale-angers.fr/le-choeur.html

L’Ensemble vocal de Guéret est sur Facebook : https://www.facebook.com/ensemblevocaldegueret/?locale=fr_FR

Jean-Michel Dauriac – 23 juin 2025


[1] Je n’aime pas cette appellation qui laisse croire qu’il y aurait sur ces morceaux une inspiration particulière qui les distinguerait d’une musique triviale. Je préfère parler de musique d’inspiration religieuse, ce qui en qualifie le champ, mais ne discrimine pas la musique en elle-même.

[2] Le chant choral est la première activité des retraités, selon toutes les enquêtes.

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La première histoire – Frédéric Gros –

Albin Michel – 2024 –

Voici un roman que j’ai découvert grâce à l’interview de son auteur, lue dans un journal. J’ignorais qui était Frédéric Gros. J’ai ainsi appris qu’il était universitaire et plutôt du camp progressiste, avec une œuvre sociologique assez importante et deux romans à son actif, avant celui-ci. Le journaliste qui l’interrogeait avait l’air très surpris du sujet de son dernier livre, compte tenu de son parcours antérieur et il lui demandait s’il ne s’agissait pas de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler un « coming back ». A quoi il a répondu que c’était bien le cas.

Ceci m’a intrigué. Que révélait donc cet auteur qui pouvait surprendre son intervieweur ? Et, corollaire de la question précédente, en quoi le sujet du livre était-il aussi surprenant ? Et je l’ai acheté et lu, mû par cette curiosité.

Le coming back n’est pas de ceux que l’on entend ordinairement, mais il est tout aussi choquant dans ce cas que l’aveu d’une passion zoophile : Frédéric Gros a été touché par la grâce et est devenu chrétien ! Ce qui est une preuve évidente de faiblesse d’esprit chez les divers progressistes[1], lesquels sont prêts à croire aux lois du marché, à la main invisible, aux OVNI ou à la mémoire de l’eau, mais qui se gaussent de toute croyance religieuse si elle n’est pas islamique (de ceux-là ils ont peur).

Et ce christianisme a amené F. Gros à se pencher sur une histoire antique méconnue, sauf des spécialistes très pointus de littérature chrétienne des premiers siècles. Celle de l’apôtre Paul et de Théoklia, une jeune fille d’Asie Centrale. J’avoue que je ne connaissais pas cette histoire, qui appartient à l’univers des récits paratestamentaires des premiers siècles. En bon protestant, je me méfie de ces écrits qui n’ont pas retenu l’attention de nos frères de l’Eglise primitive et n’ont même pas été en discussion pour la construction du canon du Nouveau Testament. La plupart de ces écrits apocryphes sont légendaires et relèvent d’affabulations transmises par oral d’abord, puis couchées sur le papier. Le texte antique s’appelle Les actes de Paul et Thécle et a été rédigé par un prêtre qui l’aurait reçu de Paul lui-même en confidence orale. Dès cette affirmation il y a problème, puisque du temps de Paul il n’y a pas de prêtre dans les communautés, mais seulement des anciens ou presbytres (dont on fera plus tard dériver le mot prêtre). C’est donc une reconstruction cléricale. Ensuite, il faut bien signaler le silence total autour de ce récit dans les églises du 1er siècle et même du début du IIe. Mais l’histoire a visiblement passionné F. Gros car il a décidé de la raconter à sa manière sous forme de roman. Il affirme cependant, dans une annexe appelée postface avoir suivi fidèlement la trame d récit primitif. Il donne d’ailleurs ensuite un relevé de sources avec citations empruntées aux Actes de Paul et Thécle. Il a seulement rempli les blancs du récit et donné plus de substance aux personnages principaux qui sont Paul, Barnabé et Theokhlia, plus quelques seconds rôles romains ou asiates.

La trame est assez simple. Une jeune fille, habitant la ville de Konia (Iconium en latin), entend un soir, de son balcon, la prédication enflammée de Paul à un groupe de croyants et de curieux réunis dans un jardin. Elle est saisie par ce message et décide de s’engager auprès de Paul et de répandre l’évangile chez les femmes, car c’étaient surtout les hommes qui bénéficiaient des prédications des apôtres. Mais sa famille, en l’occurrence sa mère, a d’autres projets pour elle, notamment un mariage avec un riche citoyen de la ville. La jeune fille s’enfuit et commence alors une poursuite où sa mère et son fiancé la cherchent, la retrouvent dans une ville voisine, la font arrêter et juger, car elle refuse de revenir à la raison et confesse cette nouvelle foi. Deux fois condamnée à mort, elle sera sauvée successivement par deux interventions surnaturelles. Elle retrouvera Paul, sera baptisée et prêchera avec succès auprès des femmes, jusqu’à ce qu’elle soit retrouvée par son fiancé haineux veut sa mort. Il n’y aura pas de troisième miracle : elle mourra en martyre.

L’auteur raconte tout cela avec un certain talent de conteur. La lecture est aisée et palpitante. Il a su créer une tension entre les trois principaux protagonistes, sur laquelle il joue tout bau long du roman. Barnabé et Paul s’opposent au sujet de cette jeune fille, Théoklia est complètement fasciné par le message de Paul. Paul est bouleversé par cette jeune femme, avec une certaine ambiguïté de sentiments qui l’amènent à la fuir et à remettre son baptême. L’auteur suggère la crise de Paul, mais ne nous en dit rien de concret. Il est un fait qu’il est troublé, mais de quelle manière, l’auteur nous laisse imaginer.

Il faut apprécier le roman en lui-même, en essayant de faire abstraction du fait que les personnages sont réels. Tel quel, le récit fonctionne comme une sorte de western de Cilicie au 1er siècle. On prend bien conscience de la bombe que représente cette prédication du Ressuscité et des effets divers qui en sont le produit : les conversions, les persécutions, les déplacements apostoliques, l’atmosphère d’urgence, car les premiers chrétiens attendent le retour imminent du Christ.

La question qui reste en suspens est celle de la part de vérité dans cette histoire. Les deux miracles qui sauvent la vie de Theoklia appartiennent à ce que la foi chrétienne a pu vivre dans ses débuts. Promise aux lions dans une fosse, elle sera léchée par la lionne qui tuera pour la protéger deux mâles affamés. D’où le surnom de « sainte à la lionne » donné à Thécle, qui a été canonisée. En soi, ce miracle n’est pas plus invraisemblable que la multitude de ceux que Jacques de Voragine conte dans sa Légende dorée. Il faut pour cela franchir le pas de la foi. Selon ses opinions, le lecteur le fera ou pas. Mais qu’il rejette le miraculeux ne l’empêchera pas de lire ce livre avec plaisir, comme on se régale à lire Le Seigneur des anneaux.  On lira avec profit tout ce qui concerne la mission de Paul et Barnabé, car cela est bien rendu et assez documenté.

Un livre de  détente que je conseille pour un voyage ou un week-end de vacances. Agréable, palpitant et éclairant une période exotique pour nous, individus rationnels du XXIe siècle.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, juin 2025.


[1] Un de ces jours il nous faudra bien parler de cette notion de « progressisme » , qui est un des plus beaux mythes de la modernité ;

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Les canons de Navarone – Alistair Mac Lean

Livre de poche – 1963

Comme beaucoup de gens de ma génération (les « baby boomers » !), j’ai vu le film qui porte ce titre plusieurs fois à la télévision. C’est un bon film de guerre avec une belle distribution (Grégory peck, David Niven, Anthony Quinn et Irène Papas enter autres) et une solide histoire, film de 1961, réalisé par un bon artisan d‘Hollywood, Jacques-Lee Thompson. Et j’ai cru que ce film relatait un épisode authentique de la Seconde Guerre Mondiale, comme Le jour le plus long, Un pont trop loin ou Tora, Tora, Tora… Ce conflit a en effet été le réservoir de très nombreux films des années 1950 à 1980, par le nombre de ses champs de bataille et ses nombreux épisodes dramatiques et héroïques. Jusqu’à ce que, il y a quelques jours, dans la boîte à livre du village d’Aigurande, jetant là un coup d’oeil, je ne trouve un ancien livre de poche – dont la couverture est reproduite ci-dessus – portant ce titre. J’avoue que j’ignorais son existence. Mais je connaissais celui de son auteur, Alistair Mac Lean, que j’avais vu à de nombreux génériques de films. Je renvoie mon lecteur à l’article wikipédia qui lui est consacré. D’où il ressort qu’il s’agit d’un auteur assez productif de romans souvent fondés sur son expérience de soldat durant le conflit mondial. Sauf dans le cas de L’ouragan vient de Navarone, qui est une suite au film considéré ici, tous les romans ont précédé les films, qui en sont des adaptations, souvent faites par l’écrivain lui-même. J’ai été intrigué par ce livre et je l’ai dévoré en deux jours, avec un très grand plaisir, celui d’une lecture d’ardeur quasi juvénile, de celles qui sont motivées par le plaisir d’avancer dans une histoire.

Dans l’article de wikipédia traitant du film, on peut lire ceci concernant l’accueil critique du film :

« C’est de l’image que naissent ici notre émotion, notre angoisse, notre soulagement, et finalement notre plaisir. Le texte n’a qu’une importance secondaire et, à l’extrême rigueur, pourrait être supprimé. Les caractères des personnages sont dessinés en traits simples et clairs : en aucun cas ils ne viennent masquer ou brouiller la ligne générale de l’action. […]

Le film étant américain on pouvait craindre un certain nombre d’épisodes sentimentaux et moralisateurs. Ils sont réduits au strict minimum. Sans rime ni raison David Niven prend bien la peine de nous expliquer pourquoi il n’aime pas la guerre. Personne ne l’écoute, et le speech est de courte durée. […] »

Sous la signature suivante : — Jean de Baroncelli, 18 septembre 1961, Le Monde

Le critique présente donc ce film comme ayant un contenu dialogué indigent et inaudible, un pur film d’action aux personnages rudimentaires. Ce qu’il faut mettre en contraste avec ce que dit le même Wikipédia dans l’article sur l’auteur :

« Si on le compare à d’autres écrivains dans le même genre, par exemple Ian Fleming, il a au moins ceci de particulier : peu de sexe et d’amourettes car selon lui cela ralentit l’action. Mais il ne ressemble pas non plus aux écrivains des récents techno-thrillers, tels Tom Clancy ou Michael DiMercurio. En fait, ce sont ses héros qui sont le point focal de son attention, dans leur lutte contre des événements imprévus qui les poussent au-delà des limites de leur endurance physique ou mentale. Le héros est d’ordinaire plutôt calme, voire flegmatique, dévoué à sa mission et souvent doté d’une compétence particulière ou secrète. Souvent aussi, l’un des proches de ce héros se révèle être un traître. »

Il s’agit donc pratiquement du contraire de ce qui est dit sur le film. Et, sans entrer en polémique sur la valeur des adaptations littéraires par Hollywood en particulier, et par le cinéma en général, il s’agit presque d’un défaut ontologique de l’image animée : le spectateur s’ennuie à subir de longues tirades verbeuses, et il faut du génie pour réussir à allier virtuosité cinématographique et dialogues de valeur. Les canons de Navarone offrent bien cette opposition entre un film efficace visuellement et scénaristiquement et un livre de bien meilleure qualité.

Le parti-pris de l’auteur (qu’il semble avoir fait pour plusieurs de ses livres) est de choisir un groupe humain limité et de focaliser toute l’attention sur ces quelques personnages. Il faut dire que cela correspond bien au sujet choisi : une action de commando pour détruire deux gigantesques canons installés dans une position inaccessible, une sorte de mission-suicide pour sauver la vie de la population entière d’une île qui doit être bombardée par ces canons monstrueux. Le lecteur qui n’aurait jamais eu connaissance du film se douterait quand même que la mission ne peut pas échouer, sinon cela signifierait la mort de tous les héros du livre. On connaît donc, d’une certaine manière, le dénouement dès le début du livre. Et c’est tout le talent d’Alistair Mac Lean de nous passionner totalement malgré ce manque de suspens.

On peut mesurer l’influence du modèle cinématographique sur la construction dramatique de ce récit. En effet, le nombre réduit de personnages correspond aux choix habituels des films de guerre (citons seulement Les douze salopards ou La grande évasion), car il offre la répartition des premiers et seconds rôles. Le commando des Alliés envoyé pour cette mission de l’impossible comprend cinq soldats, aux origines et histoires variées, que nous suivons tout au long de l’histoire. S’y ajoutent deux personnages grecs trouvés sur l’île de Navarone. Ce sont donc sept personnages qui monopolisent notre attention, auxquels il faut ajouter les seconds rôles des officiers allemands. Et dans cette petite dizaine d’hommes – il n’y a aucune femme dans le livre, à la différence du film – se trouvent des types humains rencontrés dans les tragédies classiques : le héros absolu, le râleur héroïque, le couard métamorphosé en véritable héros, les hommes de devoir et, bien sûr, le traître.

L’auteur a du métier et sait comment distiller les détails et tirades touchant chacun des personnages, sans que cela ne soit bavard ou prétentieux. Il nous épargne  les longues considérations psychologiques tout en brossant par touches successives les portraits des protagonistes, à la fois par ce qu’ils disent, pensent et font. Citons simplement deux exemples : le chef du commando, le capitaine Mallory est un alpiniste de renommée mondiale et un chef de commando expérimenté. Il offre peu de prise au doute, mais juste assez quand même pour ne pas être un Schwartzenegger. Il casse la cuirasse à plusieurs reprises, dans des circonstances graves.  Et notamment à propos du Lieutenant Stevens, un autre alpiniste de valeur, mais issu de la high society britannique et qui est, au début de l’aventure, littéralement paralysé par la peur, et surtout la peur d’avoir peur ! Il est celui qui mourra, car il en faut au moins un pour éviter l’invraisemblance trop manifeste. Mais, il mourra en héros, en sacrifiant sa vie (déjà perdue, car il était blessé à mort) pour sauver ses camarades dans leur fuite.  Ces deux personnages, nous pourrions les identifier chez Corneille ou Racine, ils sont très présents aussi au cinéma, ce sont des archétypes. Mais ils fonctionnent parfaitement dans cette histoire. Pour en finir avec les personnages, citons un court extrait, où Andrea, un grec du commando est décrit par l’auteur :

« Andrea ne tuait ni par vengeance, ni par haine, ni par nationalisme, ni en vertu d’aucun des autres « ismes » dont les ambitieux, les imbéciles et les gredins se servent pour attirer sur le champ de bataille et justifier le massacre de millions d’hommes trop jeunes et trop ignorants pour comprendre l’affreuse inutilité de la guerre. Andrea tuait simplement afin que des hommes meilleurs puissent vivre. » p. 81.

Et, quand même, encore cette citation, sur le courage et la peur :

 « Il n’y a pas d’hommes courageux et d’hommes poltrons dans le monde, mon fils. Tous les hommes ont du courage et nous avons tous peur. Celui que le monde déclare courageux connaît lui aussi la peur ; seulement, il est courageux cinq minutes de plus que les autres. Parfois, dix minutes ou vingt, ou le temps qu’il faut à un homme malade, blessé ou effrayé pour escalader une falaise. » p. 153

Ces mots sont encore dans la bouche d’Andrea, l’archétype du héros absolu. On peut discuter ces phrases, mais on ne peu les ignorer ou les rejeter en bloc.

Il serait donc injuste de considérer ce livre d’aventure comme une simple distraction ; il pousse à penser, notamment sur le bien et le mal, sur la peur et le courage, sur la violence et son usage, sur le prix d’une vie, etc.

Mais ces idées sont délicatement distillées au long d’un récit marqué par un suspense haletant dont la pression ne se relâche jamais. C’est pour cela que je l’ai lu aussi vite ; je n’avais pas envie de le lâcher, alors même que je connaissais la fin. Certains ne retiendront que cela de leur lecture, et c’est leur droit absolu : ils auront passé quelques bonnes heures de lecture. D’autres iront plus loin et garderont le souvenir d’un livre qui captive et fait réfléchir en même temps, et je crois qu’ils auront raison. Dans tous les cas, je recommande cette lecture.

Pour clore ce petit compte-rendu, il faut dire que le livre n’est plus édité actuellement, il fait partie de la grande masse des ouvrages que l’on a déclaré obsolètes. Mais il se trouve partout sur le net, en occasion, à des prix très bas. On peut même le trouver gratuitement dans certaines boîtes à livres !

Et si vous allez en vacances en Grèce et « faîtes les îles », comme des millions de touristes chaque année, rappelez-vous que l’île de Navarone n’existe pas !

PS : Avant de clore cette critique, j’ai voulu revoir le film, en ayant lu le livre. Quelle déception ! En effet, ce que j’ai vu est conforme à l’avis de Baroncelli cité plus haut : l’adaptation est une vraie trahison, qui a laissé de côté toute dimension humaine et psychologique. De plus, il y a d’importantes modifications de personnages : le remplacement des deux maquisards grecs de l’île par deux femmes, ce qui laisse la place à des allusions sentimentales totalement absentes du livres, qui est une histoire d’hommes. Quant à l’aventure elle-même, elle a subi des transformations qui lui ôtent une grande part de la vraisemblance du récit écrit. Mon conseil est donc : après avoir lu le livre, visionnez le film (lien ici : https://m.ok.ru/dk;jsessionid=96916fba2a89b81da5f0206fd3de43e6995e137217a3109d.b6bdc890?st.cmd=movieLayer&st.discType=MOVIE&st.mvId=1918193830649&st.dla=on&st.plog=-1%3B-1%3B0%3B&st.frwd=off&st.discId=1918193830649&st.page=1&st.unrd=off&_prevCmd=movieLayer&tkn=364&__dp=y )  et vous pourrez vérifier ce que je dis ; vous n’en apprécierez que plus le roman.

Jean-Michel Dauriac – Mai 2025.

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