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Catégorie : dans l’actualité

L’article de la déraison: à propos du pronom personnel « iel »

L’actualité récente nous a offert un bel exemple de dérèglement intellectuel public. les faits:

L’édition électronique du dictionnaire Le Robert a ajouté à son vocabulaire un nouveau pronom : « iel ». Voici, directement copié du site du Robert Dictionnaire en ligne la définition:

iel , iels, pronom personnel

RARE Pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier et du pluriel, employé pour évoquer une personne quel que soit son genre. L’usage du pronom iel dans la communication inclusive. – REM. ON ÉCRIT AUSSI ielle??? ielles??? .

A la suite de la divulgation de cet ajout un très vif débat a eu lieu dans les médias entre les tenants de cette addition et ses adversaires. J’ai pris connaissance des arguments des uns et des autres, avant de livrer mon avis personnel.

A la défense de cet ajout, on trouve tous les arguments des tenants des études de genre et de l’extension indéfinie de l’acronyme LGBT+. Il leur apparaît évident et nécessaire de créer ce mot car la situation de l’humanité a définitivement changé depuis deux ou trois décennies et les travaux (américains surtout) dits Gender studies, lesquels ne faisaient que suivre les cultural studies et précéder les colonial studies, en attendant la suite. Le sexe étant une construction culturelle et personnelle, il faut renoncer à la vieille binarité castratrice masculin/féminin et admettre le choix ou le changement d’identité sexuelle par l’individu, lequel doit disposer du droit de l’imposer publiquement. En conséquence de quoi la langue doit suivre et adopter un pronom indéterminé. Ce sera donc, en France, » iel« . Le Robert a donc fait le choix de l’inclure dans sa dernière édition numérique.

Contre ce choix se sont élevées presque toutes les voix lexicographiques, y compris celle de l’Académie Française. Restons sur ce terrain. Un dictionnaire est un ouvrage technique, un outil de langue à disposition des locuteurs et auteurs. On sait la profusion des dictionnaires au XVII et XVIIIe siècles, afin de donner à la langue française sa noblesse. le XIXe ne sera pas en reste, notamment avec Hachette, Littré et Larousse. Le Robert est la grande création du XXe siècle. A côté de ces initiatives privées, il y deux références institutionnelles: depuis trois siècles, le Dictionnaire de l’Académie est régulièrement actualisé – c’est le grand oeuvre des Immortels – ; la seconde référence est née de la naissance de l’Internet, c’est le site du CNRS consacré à la langue française, Le CNRTL. Si vous tapez « iel » dans leurs barres de recherches, vous aurez droit à un avis d’échec: ce terme n’existe pas dans leurs dictionnaire. Les divers opposants à cette initiative ont tous le même argument : un dictionnaire qui se respecte est là pour valider l’usage d’un mot que les Français utilisent depuis quelques temps. Ce n’est évidemment pas du tout le cas de « iel » dont 99,99999999999999999 % des Français ignorent l’existence et le sens. Ce mot est un fantasme de micro-cénacles, surtout universitaires et associatifs spécialisés dans la défense des identités sexuelles nouvelles. Il n’a rien à faire dans un dictionnaire français, même si Le Robert a cru prendre une précaution suffisante en mettant « rare » avant la définition (c’est « rarissime » qui aurait dû être inscrit!). C’est purement et simplement une imposture!

De quoi « iel » est-il le symptôme? De la maladie dégénérative que l’on nomme « mouvement woke » d’après l’appellation états-unienne (le mot signifie « éveillé », ce qui montre bien que seuls ceux qui ont compris cela sont sains d’après les critères du mouvement). Ce cancer a franchi l’Atlantique et commence à métastaser en Europe et, singulièrement en France dans les département de lettres, philosophie, sociologie ou sciences de l’éducation de nos université, espaces connus pour leur forte production d’inanités sous couvert de modernité. Le propre de ce mouvement est de faire de l’entrisme dans les lieux stratégiques de la pensée et d’y tisser sa toile : il suffit de regarder les nominations et les thèmes des chaires de nos facs pour prendre la mesure du danger. La stratégie est toujours la même: prendre le contrôle de la formation universitaire et orienter les travaux de recherches des étudiants (masters et thèses) exclusivement sur ces voies et donc produire de futurs enseignants acquis à ces idées, lesquels les diffuseront ensuite chez les élèves et dans la population. On a connu exactement le même système métastatique avec le marxisme (entre 1945 et 1975) ou le structuralisme (entre 1960 et 1980 surtout), avec des dégâts considérables, notamment l’impossibilité du débat et des études contradictoires. L’Université française commençait à peine de se remettre de 50 ans de dictature de la pensée quand les études de genre et décoloniales ont commencé à arriver. Est-ce une fatalité intellectuelle de l’université? Peut-être, car elle est peuplée de gens qui ont absolument besoin de publier des articles et de se faire remarquer d’une part et, d’autre part de personnes moutonnières qui croient penser originalement en adoptant la dernière pensée à la mode. « Iel« , ce petit mot stupide est de fait le symptôme d’un mal bien plus profond et dangereux que la seule lexicographie. Il faut lutter pied à pied contre toutes ces dérives totalitaires, non pour les interdire, mais pour les empêcher d’interdire les voix contestataires de leur idéologie de la vacuité.

Vous pouvez protester en adressant des mails au site du Robert, en leur donnant votre avis sur l’usage et la pratique de « iel » ; vous pouvez surtout être vigilant à ces dérives et ne jamais les cautionner, même si elles sont présentées (faussement) comme des mesures de dignité et d’égalité. Les lois françaises comportent tout ce qu’il faut pour lutter contre les discriminations, il suffit de les appliquer. Pas besoin de transformer un dictionnaire grand public en bannière militante. Le Robert s’est fourvoyé et a commis un acte condamnable, une forfaiture à sa mission. On peut aussi le boycotter pour cela.

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De l’actualité de 1984 de George Orwell

une lecture contemporaine de l’importance de ce roman

Les classiques doivent périodiquement être relus. 1984 en fait partie maintenant. Assurément c’est un très grand livre ! Une double réussite, d’abord au plan littéraire, et ensuite au plan thématique. Il nous offre  aujourd’hui comme une sorte de miroir de ce que nous vivons.

Ce livre décrit une sorte d’utopie négative qui était de la science-fiction légère (au sens de « light » de chez Coca-Cola) au moment  au moment de sa parution, en 1949, mais qui est devenu au fil des décennies une simple satire politique, tant les constituants de cette histoire sont aujourd’hui répandus dans notre vie. Ce que nous lisons dans ce livre, en ces années 2020, est d’autant plus glaçant que c’est non seulement possible mais déjà en œuvre, plus ou moins partiellement, dans les sociétés de divers pays du monde[1]. Je dirais qu’aujourd’hui nous lisons 1984 comme un roman géopolitique, car cette approche est devenue la seule grille de lecture généralisée, grâce au travail incessant des médias et des officines diverses, telles Sciences Po Paris ou les think tanks multiples. Orwell a une pensée géopolitique tout à fait cohérente, qui peut s’inscrire dans la lignée des visions de Haushoffer ou MacKinder[2]. Il ramène le monde en 1984 à trois grands blocs politiques nommés Eurasia, Estasia et Océania. Il raconte du point de vue d’Océania qui est, de manière transparente, le Royaume Uni devenue la tête d’un empire en état de guerre permanent avec l’un ou l’autre des deux blocs. La description des rapports de force qu’il effectue est tout à fait remarquable et d’un réalisme saisissant, surtout si l’on pense que cela fut écrit juste avant l’installation de la Guerre Froide. Il y a toute une étude à mener sur cette forme géopolitique du roman.

Mais la grande réussite est justement de ne pas avoir placé cette fiction sous le signe de la géopolitique. 1984 est un grand roman, au sens classique du terme, avec des héros, des bons et des méchants, des destins, des rebondissements et de la psychologie. Et il est tout à fait possible de ne le lire que comme un roman d’anticipation[3]. Un triangle de héros occupe le lecteur dès les premières pages et jusqu’aux dernières. Le personnage principal est Winston Smith (noter l’originalité du patronyme, très clair dans le cadre du livre), un homme quadragénaire. J’aurais presque dit sans âge, tant l’auteur évite toute précision sur ces aspects physiques, ne nous donnant que des repères chronologiques vagues, aussi vagues que le système politique général de l’Angsoc et de Big Brother. Winston appartient à cette génération qui est née avant la Révolution génitrice du régime, mais il est trop jeune pour avoir des souvenirs précis. Sa quête personnelle consiste à essayer de comprendre ce passé, qui a disparu de l’histoire officielle. Face à lui se trouve O’Brien, qui a peut-être quelques années de plus que lui et que Winston admire pour son maintien et son intelligence. O’Brien est dans la catégorie supérieure des serviteurs du régime, il appartient à la crème du Parti, au Parti intérieur, alors que Winston n’est qu’un membre banal du Parti extérieur. Une des clés du roman est le jeu de leurs rapports, chacun ayant de l’estime pour l’autre, malgré une relation asymétrique. Le troisième sommet du triangle est une jeune femme de vingt-cinq ans environ, membre du parti extérieur, comme Winston, et qui se prénomme Julia. Ces deux-là vont construire une relation amoureuse, strictement prohibée entre membres du Parti extérieur. Cette relation amoureuse est doublée d’une rébellion partagée contre Big Brother, le dictateur omniprésent, et son régime. Or, le Parti surveille les deux amants et finit par les arrêter, les torturer et les conditionner par la souffrance, pour en faire de parfaits serviteurs du régime, vides de tout souvenir et de toute pensée critique. L’amour ne triomphe nullement, il est écrasé et laminé par la dictature et son appareil. La victoire appartient au système, qui a développé une morale cynique de haine, stricte inversion des préceptes moraux antérieurs : « LA GUERRE, C’EST LA PAIX » , ou « LA LIBERTE, C’EST l’ESCLAVAGE ». Le roman tient le lecteur en haleine car, malgré tous les signaux négatifs envoyés, il veut croire à la force de l’amour. Et Orwell le sait bien, qui dans les deux premières parties entretient cette illusion d’une possible victoire de l’amour. Mais il manipule son lecteur, car dès le début, son intention est de peindre au plus près une dictature socialiste impitoyable. Le régime, dénommé Angsoc, est une forme de socialisme anglais, post-soviétique. C’est en réalité une variante du communisme stalinien, Big Brother entretenant un culte de la personnalité à l’instar de Staline, et un système de surveillance générale dont le prototype a été la sécurité soviétique, la sinistre Gépéou.

Mais l’Angsoc prétend avoir conjuré les défauts du nazisme et du soviétisme, en éliminant tout affect  et en travaillant systématiquement à l’effacement de la mémoire et à la réécriture  du passé, selon des méthodes scientifiques (on ne peut pas ne pas songer au IIIème Reich ou à l’URSS et leurs pseudo-sciences). La troisième partie du roman décrit le système de répression et de torture et donne alors le premier rôle à O’Brien, agent de la Police de la pensée, qui a piégé les amants, au bout d’une longue manipulation. Cette partie est évidemment la plus effrayante, car il n’y a aucun espoir de fuite, les captifs sont totalement aux mains des tortionnaires. La lecture devient alors oppressante et on en vient à espérer que Winston sera vite « vaporisé » (c’est le sort de ceux qui disparaissent, annihilés ainsi complètement). Mais Orwell a voulu une autre fin, encore plus sinistre : Winston vivra – le temps que le système le voudra -, mais il sera devenu une sorte de zombi décérébré qui aime Big Brother.

Ce livre n’entretient aucune illusion : il n’y a pas de révolution possible face à un tel système, sauf s’il se désintègre de l’intérieur au fil du temps – c’est bien ce qui est arrivé à l’URSS à la fin des années 1980. 1984 est un roman noir, où tout est gris, terne, sans couleurs vives, triste et monotone. Seuls les prolétaires, bien encadrés mais échappant à tout endoctrinement, vivent encore une vie humaine[4]. Mais ils sont surveillés et manipulés sans cesse. Big Brother et l’Angsoc sont la quintessence du totalitarisme, car son parfait aboutissement.

Mais à côté du grand roman et du livre géopolitique, il y a un travail littéraire et sur le langage tout à fait extraordinaire. Tout le monde ou presque connaît le terme « novlangue », qui est venu rejoindre « volapück » ou « sabir », voire « globish », dans le lexique des langages particuliers à connotations péjoratives[5]. On associe insécablement « novlangue » et 1984, ainsi que Big Brother. Voici déjà un succès éclatant qui range Orwell dans le cercle plutôt réduit des écrivains qui ont donné naissance et autonomie à des termes nés de leur imagination. Et quand on y songe un peu, ils ne sont pas si nombreux à avoir réussi cet exploit. Bien sûr, en lecteur irréductible, je préfèrerai toujours cet usage à celui de « guillotine » ou « poubelle ». On a la célébrité qu’on peut, ou qu’on mérite. Orwell rejoint donc les Victor Hugo ou Balzac dans ce club fermé des inventeurs de types universels. Big Brother est LA figure romanesque du totalitarisme, et à dire vrai, elle est bien plus effrayante dans sa conceptualité anonyme, que la tête d’Hitler, de Staline de Mao ou Mussolini, tous bouchers et bourreaux du XXème siècle. Mais il me semble que ce qui « tient » véritablement ce roman, plus que cette figure omniprésente (existe-t-elle ou est-elle un hologramme fonctionnel ?), c’est la langue d’Océania. Dans cet empire totalitaire cohabitent deux langues, une qui existe encore mais doit disparaître assez rapidement, c’est l’anglais, et une qui va la remplacer définitivement, le novlangue. Attention, le mot est masculin, car c’est la contraction de nouveau langage. C’est d’ailleurs un de ces petits moyens un peu cuistre pour distinguer le bon grain de l’ivraie : ceux qui ont lu le livre usent du masculin, la grande majorité des autres emploient le féminin. Le travail de réflexion d’Orwell sur la langue et le conflit des deux idiomes court dans tout l’ouvrage et, en réalité, c’est un livre dans le livre, un peu comme la vie de Constantin Levine est un livre enchâssé dans le roman de Tolstoï, Anna Karénine. Le lecteur, dès les premières pages de la première partie du livre comprend qu’on lui dévoile, par le petit bout de la lorgnette, à savoir le travail de Winston, la base du pouvoir du régime : le travail de falsification de l’histoire et de la mémoire. Des brigades de rédacteur retouchent constamment les archives (notamment le Times), pour qu’elles soient en conformité permanente avec le présent et les paroles de Big Brother. Là, Orwell n’a rien inventé, il lui a suffi de se tourner vers le stalinisme et son oeuvre d’effacement progressif de tous les concurrents de Staline pour avoir la matrice de ce régime surnommé Angsoc. On peut aussi penser qu’il s’est inspiré des manipulations nazies sur l’archéologie, l’histoire te la science. La différence avec le système que décrit Orwell est sa technicité froide, sa perfection, qui doit lui assurer un règne éternel. Au fur et à mesure que le temps passe, que la Révolution s’éloigne – laquelle ? nous n’en saurons jamais rien, le mot suffit – et que meurent les humains de ce temps, l’entreprise de falsification gagne en efficacité. La génération de Winston est à la charnière, elle est la dernière qui peut encore avoir des souvenirs, et c’est tout l’enjeu de la troisième partie, celle de la torture et de la persécution psychologique, que de remodeler, à travers l’association « résistance = souffrance », le cerveau de Winston. Et la chute du roman ne laisse aucune lueur d’espoir : en lettres majuscules, il est dit :

LA LUTTE ETAIT TERMINEE,

IL AVAIT REMPORTE LA VICTOIRE SUR LUI-MEME.

IL AIMAIT BIG BROTHER.

Nous savons, par toute la littérature de témoignage et le travail des historiens que cette guerre cérébrale est commune à toutes les dictatures. L’exemple le plus horrible car le plus massif est sans aucun doute celui de la Révolution Culturelle chinoise et ses incultes gardes rouges, dont les gens de ma génération ont pu suivre le sinistre feuilleton à la radio, grâce aux reporters admis (ou pas) sur place. Je ne puis ni comprendre ni excuser qu’il puisse encore exister de vrais défenseurs du maoïsme, comme le sinistre et ridicule Alain Badiou. 1984 nous offre le stade de maturité de cette démarche. L’observateur attentif de notre époque ne manquera pas de remarquer qu’en ce moment même où j’écris ces lignes, un mouvement intellectuel très minoritaire, mais très au fait de la communication et du terrorisme de la pensée, se livre à sa manière au travail de la Police de la pensée de 1984. Comment ne pas voir que sous prétexte de tout un fatras pseudo-conceptuel et des termes abscons ( racisé, intersectionnel, inclusif…), ce qui est tenté est une entreprise de réécriture de l’histoire en partant du colonialisme et du racisme, mais dont le projet final est global et donc totalitaire. Le Miniver (Ministère de la vérité en novlangue) de 1984 est à l’œuvre dans nos universités, nos médias, sur les réseaux sociaux et pratique, lui aussi, la persécution et le reconditionnement cérébral. Tout est dans ce roman. Il est à peine besoin de transposer, tant Orwell a bien étudié le principe et l’a excellemment mis en scène.

Mais toute cette œuvre de falsification historique ne pourrait aboutir sans le puissant travail purement linguistique et son horizon : la suprématie du « novlangue ». Je n’ai pas fait de recherche à ce sujet, mais j’imagine que de nombreux travaux, universitaires ou autres, ont été réalisés sur sujet, compte tenu de la matière importante tout au long du roman. D’autre part, nous savons que ce thème était vraiment primordial pour l’auteur, puisque celui-ci a ajouté un appendice après la fin de la fiction, appendice titré « Les principes du novlangue », ce qui n’est vraiment pas commun ; je fais le parallèle avec les longues considérations sur l’histoire que Léon Tolstoï a livrées à la fin de  La Guerre et la Paix, et que beaucoup de lecteurs et de critiques n’ont pas vraiment compris.

Orwell, par cet appendice, livre un véritable petit traité sur les bases et les buts de ce nouveau langage. Ce texte vient, en quelque sorte,  théoriser les propos d’O’Brien dans la fiction, surtout dans le livre interdit donné à Winston et dont il est l’auteur, et dans la troisième partie. Je n’ai nullement l’intention de développer le sujet du novlangue ici. C’est la matière d’un véritable travail analytique. Il suffit de rappeler les idées-forces de ce plan, qui est la véritable colonne vertébrale du régime.

Dans un premier temps, Orwell nous présente les termes novlangue comme des raccourcis très pratiques (voir les noms des divers ministères). Mais, en même temps, il établit que ces termes veulent signifier exactement le contraire de ce qu’ils semblent dire : ainsi le Miniver est l’officine du mensonge, le Minipax, ministère de la paix, ne s’occupe que de la guerre, le Miniamour orchestre la haine et le Miniplein gère la pénurie chronique de biens matériels. La nature réelle de la propagande de Big Brother est ainsi posée, sans grand discours théoriques. Puis, peu à peu, par des incrustations linguistiques dans le récit, l’auteur nous dévoile comment tout ce qui a trait au langage est calculé et manipulé. Les deux exemples les plus éclairants sont ceux des chansons populaires et de la littérature romanesque pour la classe des prolétaires, qui sont fabriquées par des machines, à partir d’un répertoire fourni de mots. L’auteur glisse ainsi quelques extraits de chansons à la mode, qui ne dépareraient guère aujourd’hui dans le milieu de la chanson commerciale française. Ce faisant, Orwell a juste anticipé quelque chose qui fonctionne aujourd’hui, puisque ce que l’on appelle à tort l’« Intelligence artificielle » ( qui ne reste qu’une série d’algorithmes de plus en plus performants) sait maintenant jouer aux échecs et gagner à coup sûr, écrire des récits « à la manière de » ou composer des tubes assurés de plaire à un vaste public. La science-fiction de 1949 est devenue la réalité de 2021. Ce n’est pas, pourtant, le plus effrayant de la réflexion orwellienne. Pour saisir toute l’horreur du projet novlangue, il faut écouter O’Brien expliquer comment, lentement mais inexorablement, la machine totalitaire supprime les mots de l’ancienne langue, en réduit drastiquement le sens et le nombre, en créant de toute pièce une langue construite comme un lego, avec des prépositions permettant de remplacer des mots, notamment les antonymes. Ainsi, en novlangue, « mauvais » ou « mal » disparait et devient simplement « inbien ».

Le projet final avoué est de rendre toute pensée abstraite autonome impossible, faute de mots lui permettant de se formuler. Le novlangue sera une langue utilitaire, concrète et sans aucune nuance. Orwell établit le lien entre pensée et vocabulaire. A vocabulaire appauvri, pensée squelettique. En fait, l’arme la plus redoutable de l’Angsoc et de Big Brother est le dictionnaire Novlangue auquel travaille tout un ministère, dispersé au sein des diverses administrations. Partout est mise en œuvre la même méthode d’appauvrissement langagier. La substitution du novlangue à l’anglais se fait surtout au sein du Parti, car les prolétaires sont considérés comme hors-circuit, ils pourront donc continuer à user de la langue ancienne, mais elle sera vidée de tout contenu intellectuel. Elle finira donc naturellement par dépérir (un peu comme la République française a tué les langues régionales comme langues vernaculaires). Le novlangue est la clé de voûte de tout le système politique de Big Brother. Lorsque celui-ci sera effectif et seul en usage, tout risque de contestation, de pensée déviante, de contre-propagande aura été détruit. C’est ce futur linguistique uniforme et vide qui est le plus pessimiste dans le roman. Le lecteur subit lui aussi le lavage de cerveau de Winston et, à la fin, il est contre son gré, convaincu de l’inévitable et perpétuel règne du régime.

Dans ce domaine encore, Orwell n’a fait que pousser à l’extrême une tendance du XXème siècle totalitaire. Tout le monde connaît le lexique particulier du marxisme-léninisme ou du maoïsme, essentiel dans ces systèmes de contrôle. A l’autre bout du spectre totalitaire, le nazisme a aussi créé tout un langage qui a été décortiqué dans quelques grands ouvrages[6]. Le novlangue est l’aboutissement de ces essais interrompus. Il naît de l’étude des erreurs passées et va jusqu’au bout de la logique, en supprimant tout autre langue. Le lecteur contemporain pourra juger cela très pessimiste et opposer à cette vision noire d’Orwell la richesse de création des néologismes et des termes abscons qui fleurissent un peu partout. Mais, en prenant cette position, il sera totalement dupe de la tendance profonde qui agit dans nos sociétés dites démocratiques, depuis quelques décennies. La réalité pratique est qu’une partie de plus en plus vaste de la population française (pour ne parler que de chez nous) ne dispose plus que d’un ; lexique très réduit, qui a été évalué il y a quelques années à 400 mots pour un collégien de milieu populaire défavorisé. La place démesurée prise par les réseaux de messageries instantanées depuis le début des années 2000 ne fait qu’accélérer cet appauvrissement pour une part de plus en plus importante de la population. Le jeu des abréviations, des émoticônes et autres symboles dispense de toute recherche du mot précis. Seule une minorité, qui correspond aux classes de l’élite sociale ou intellectuelle, manie le double langage avec aisance, alors que la masse s’enfonce dans le novlangue numérique des SMS, tweeter, Instagram, Facebook et autres Tiktok. Ici aussi, la prophétie d’Orwell est en cours de réalisation et à tous les niveaux (on se souvient de l’avis éclairé de Nicolas Sarkozy, président de la république, sur l’incongruité d’un livre comme La Princesse de Clèves dans les programmes scolaires). Les mouvements décolonialistes, antiracistes, néoféministes, animalistes et autres antispécistes sont des auxiliaires puissants de ce recul de la langue, dans sa richesse et sa complexité. C’est alors qu’il faut lire attentivement l’appendice d’Orwell, qui devient glaçant. De nombreux indices nous sont pourtant donnés, tels l’évolution des épreuves du baccalauréat, les programmes scolaires, l’indigence des débats médiatiques, le marché du livre, la place des dialogues au cinéma… je pourrais continuer cette énumération longtemps.

L’indigence linguistique de fond est en partie camouflée par la langue technicienne qui, elle, à l’inverse, ne cesse de s’enrichir. C’est exactement la prédiction orwellienne. La langue technique est une langue qui ne permet aucun « jeu » sémantique (au sens mécanique du terme). Un terme technique n’a qu’un seul sens et un seul usage. Il n’existe aucune pensée conceptuelle technique, surtout en informatique, monde binaire, sans nuance. L’avenir est là, devant nos yeux. La réalité est que peu à peu mais inexorablement, les chefs d’œuvre de la littérature classique deviennent totalement incompréhensibles au lectorat jeune et populaire, et même à certains présidents de la république ! Je songe avec effarement au travail de simplification absurde qui a été tenté sur les livres du Club des Cinq, d’Enyd Blyton[7]. C’est le succès, avec soixante-dix ans de décalage, du « livre condensé » de Sélection du Reader’s Digest ! Sauf que maintenant, il s’agit de la « pensée condensée ».

Je pourrais encore longuement disserter sur l’acuité et l’actualité de ce qu’a décrit Orwell. Cela n’a aucun intérêt. Il faut lire avec attention 1984, avec ces quelques clés de lecture, pour en saisir l’importance et la sombre lucidité. Quand vous l’aurez lu, il ne vous quittera plus. Vous garderez l’impression générale ; même si vous oubliez Winston, Julia et O’Brien. Le propre des grandes œuvres littéraires est d’être bien plus vraies que le réel, grâce, justement, au travail de création de l’auteur. Les grands romans sont immortels, à condition que les mots qui en constituent les phrases restent compréhensibles. C’est tout l’enjeu de la vie d’une langue. Aujourd’hui, les langues vernaculaires subissent, de fait, une extinction massive. Des centaines de langues, avec leurs cultures, leurs imaginaires, leurs mythes et leurs poésies disparaissent avec leurs locuteurs. Et ceci dans l’indifférence mondiale générale.  En parallèle, la domination de l’anglais comme novlangue de la mondialisation s’étend partout. Seules les plus parlées des langues ont les moyens de résister – voyez donc le cas de l’Afrique ou des peuples arctiques -, mais comment et à quel prix ? Il y a donc un combat de résistance à mener autour de la langue, de la littérature, de la pensée abstraite et symbolique, tout ce que le capitalisme consumériste déteste.

En deux romans, 1984 et La ferme des animaux, Georges Orwell a livré les avertissements politiques les plus importants du XXème siècle. Il faut le lire, le relire et le faire lire.

Les Bordes, 21-22 mars 2021

Jean-Michel Dauriac


[1] Sur ce plan, il n’y a pas différence entre la Corée du Nord et le Japon ou les Etats-Unis. L’habillage politique varie, c’est tout ; mais le fond totalitaire est le même, plus ou moins brutal, selon l’avancée technologique.

[2] Deux grands fondateurs de la géopolitique comme science géographique ; le premier est allemand et le second américain.

[3] Un peu à la manière dont le grand public lisait – les lit-on encore ? – les romans de René Barjavel.

[4] Le pouvoir les a jugés inaptes à rentrer dans le système et s’est simplement évertué à les rendre inoffensifs.

[5] Je renvoie le lecteur aux articles de Wikipedia sur ces sujets.

[6] Je citerai seulement ici Lti, la langue du IIIème Reich, de Victor Klemperer, édité chez Pocket, collection Agora.

[7] Il est d’ailleurs assez rassurant de noter que ces versions « light » ont été rejetées par le public concerné.

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La joue droite a déjà été tendue…

Sur La déferlante – Cette crise qui a révélé les évangélique

Samuel Peterschmitt avec Kévin Boucaud-Victoire

Mulhouse – Editions Première Partie  / Philadelphie –  2020

La crise sanitaire du Covid19 a commencé par la désignation d’un bouc émissaire très pratique : l’Eglise de la Porte Ouverte Chrétienne de Mulhouse. En effet celle-ci avait tenu son rassemblement de prière annuel du 17 au 21 février, lequel avait rassemblé 2 000 personnes. D retour dans leurs lieux de vie respectifs, de nombreux participants se sont avérés être infectés par ce virus que l’on découvrit début mars. Il n’en fallut pas plus pour en faire le foyer initial de diffusion du virus ! Alors que l’on sait maintenant que la source première est sur une base militaire de l’Oise. Peu importe : Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose !

Ce sont ces circonstances qui ont amené le pasteur Peterschmitt à publier ce livre, qui est un long entretien en quatre chapitres. Non seulement, l’accusation portée contre son église est fausse, mais elle est stupide : en effet, à cette date, aucune précaution n’était demandée, puisque le gouvernement croyait à une « grippette » et que dans le même créneau, Monsieur Macron prenait un bain de foule à Mulhouse justement. Mais on comprend bien que les évangéliques, ces chiens galeux du domaine religieux français (juste avant les islamistes radicaux dans la hiérarchie), faisaient des coupables idéaux.

Je ne vais pas développer la contre-argumentations, très solide, que le pasteur développe dans le premier chapitre, il faut le lire. Disons simplement qu’il rappelle que sa communauté a payé un très lourd tribut au Covid19, avec 26 décès. 18 membres de sa famille, dont lui-même, ont été malades.  IL ressort de cet épisode qu’il ya effectivement un climat anti-religieux de plus en plus net en France et que les évangéliques, accusés d’être des suppôts des Américains et des dangereux sectaires sont des cibles récurrentes de journalistes totalement incultes en sciences religieuses et qui ne prennent même pas la peine de combler leurs lacunes abyssales et de rencontrer les intéressés. Ils découvriraient alors que les évangéliques sont d’abord des protestants, mais sur une autre ligne de vie et de lecture de la Bibles que les luthéro-réformés historiques de France. N’est-ce pas le propre du protestantisme d’être cette galaxie de foi qui ignore hérésie et pape ?

Le premier chapitre du livre est donc consacré à un retour sur la crise et ses contre-vérités. Toute personne intelligente qui se tient vraiment au courant d e l’actualité sait qu’il y a eu emballement et mensonge, intentionnel ou pas. Samuel Peterschmitt remet les pendules à l’heure de manière très claire et sans aucune animosité.

Le chapitre 2 fait un historique de cette église bien française, que les médias appellent « mégachurch » par emprunt au contexte américain, alors que personne en songe à nommer ainsi Notre dame de Paris quand elle contenait une telle foule de fidèles. Il y a donc bien intention de nuire et de déconsidérer. Face à cela, le pasteur raconte une histoire familiale, cette église ayant été créée par son père et sa mère. Ce qu’il narre est le destin classique des communautés protestantes indépendantes depuis au moins deux siècles en France (disons depuis Napoléon et le Concordat de 1805). Son récit établit le caractère français, et même alsacien, de cette communauté, qui a grandi au fil des années ; Ceci en grande partie par l’adaptation de ses dirigeants à la mentalité et aux techniques modernes – les évangéliques sont les plus pointus en technique mise au service de la diffusion de l’Evangile. Il rappelle qu’aucun euro n’est d‘origine étrangère et que la règle des évangéliques est l’autofinancement, par une consécration matérielle plus forte que les Eglises historiques.

Le chapitre 3 est peut-être le plus important, au point de vue de l’histoire des religions et de la théologie. Il s’agit en effet d’un exposé très vivant de ce qu’est la théologie évangélique, dont le point d’ancrage principal est une lecture très fidèle des textes –parfois littérale, ce qui pose alors problème – , avec une foi dans l’inspiration totale des Ecritures, selon le principe herméneutique de non-contradiction interne de la Bible. Il serait dangereux de ne voir que les points de divergence, alors que la part la plus importante des croyances est d’origine calviniste. Les évangéliques sont d’abord des protestants, mais qu’il faudrait rattacher plutôt aux anabaptistes et aux hussites qu’aux luthériens. Je recommande cette lecture à tous ceux qui veulent dépasser les fausses informations et les approximations.

Le dernier chapitre élargit le propos à la place des évangéliques dans la cité.  Là encore, les propos battront en brèche des clichés répétés ad nauseam. Il est courant de répéter que les évangéliques sont des sectaires qui vivent en circuit fermé, ne se préoccupant ni de la vie politique ni de la vie sociale non-chrétienne. En décrivant simplement ce qui est fait dans le cadre de cette paroisse, l’auteur coupe l’herbe sous le pied à ce type de discours mensonger. Il faut oser affirmer que le monde – et singulièrement la France ! – irait beaucoup plus mal si les chrétiens (catholiques, protestants, orthodoxes…) cessaient de faire tout ce qu’ils accomplissent d ans le domaine social. Et cela dure au moins depuis la chrétienté médiévale, pour en pas remonter à l’Eglise Primitive.

Le livre se termine par une déclaration circonstancié de Jonathan Peterschmitt, le fils de Samuel, médecin, qui revient sur l’épisode du Covid19.

Voici donc un livre fort utile et très opportun, qui vient à point nommé détruire toute une série de contre-vérités (pour ne pas dire de mensonges et calomnies divers) par la force du témoignage. Nul besoin d‘être un fan de La Porte Ouverte Chrétienne pour l’apprécier (ce n’est pas du tout mon cas personnel) ni même d’être croyant pour y saisir l’information authentique sur le mouvement religieux qui croît le plus dans le monde depuis des décennies. Le succès fait forcément des jaloux et suscite des haines. Mais être chrétien évangélique ne signifie pas se laisser calomnier sans rien dire, en supportant au nom du Christ. Le combat pour la vérité est essentiel au christianisme.

J’ajouterai enfin, que ce livre, écrit avec la collaboration d’un journaliste professionnel appartenant à la rédaction de l’hebdomadaire Marianne, se lit très facilement, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

Jean-Michel Dauriac

Théologien protestant

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