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Catégorie : les livres: essais

Effondrement – comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie – Jared Diamond – Gallimard 2006

Effondrement

Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie

 

Jared Diamond                           Gallimard – NRF essais

Trad: Agnès Botz & J.Luc Fidel         648 pages – Paris 2006    

                                                   2005 édition américaine

 

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Assurément un très grand livre, de ceux qui font date dans la vie intellectuelle, suscitant discussions et controverses. Ce gros ouvrage, extrêmement dense, reproduit un cours donné à l’Université de Californie, à Los Angeles par l’auteur qui y est professeur de géographie. Il est aussi anthropologue et ethnobiologiste. Ce livre constitue le troisième volet d’une trilogie de fond, commencée avec « Le troisième chimpanzé » et poursuivie avec « De l’inégalité parmi les sociétés », deux livres également publiés chez Gallimard dans la même collection.

 

 

Le sous-titre énonce l’ambition prométhéenne de l’auteur dans cet ouvrage. Il s’agit d’essayer de donner une grille de décodage des histoires tragiques ou réussies de certaines civilisations qui ont valeur d’exemplarité, soit par leur réussite, soit par leur échec. Une telle démarche implique bien évidemment de poser les bases d’une démarche d’étude avec des principes et des critères qui soient transversaux et au-dessus des exemples. Si l’expression « sciences humaines » a un sens – ce dont je suis très modérément convaincu, compte tenu de l’oxymore de cette expression – alors voici le cas ou jamais de l’employer, tant la démarche est réfléchie et étayée par une méthodologie soignée et pointilleuse

 

Le prologue présente cette démarche à partir de ce qui sera l’étude de cas la plus détaillée du livre, celle des sociétés Vikings du Groëland au Moyen Age. Très synthétiquement, Jared Diamond formule une liste de  huit processus par lesquels les sociétés détruisent leur environnement et se mettent en danger (il n’y en a en fait que sept, c’est une des petites erreurs de relecture du manuscrit). Voici cette liste :

  1. la déforestation et  la restructuration de l’habitat,
  2. les problèmes liés au sol,
  3. la gestion de l’eau,
  4. la chasse excessive,
  5. la pêche excessive,
  6. l’introduction d’espèces allogènes parmi les espèces autochtones,
  7. la croissance démographique et l’impact humain par habitant.

La simple lecture de cette liste nous permet déjà de remarquer son caractère très général et, malheureusement, intemporel. Diamond pose aussi un principe anthropologique indispensable mais difficile à saisir pour certains analystes, l’identité fixe de l’homme depuis ses origines ; il réfute le mythe du « bon sauvage ».

 

«  Gérer les ressources naturelles de façon durable a toujours été très difficile, depuis que l’Homo Sapiens, il y a environ cinquante mille ans, a commencé à faire preuve d’une inventivité, d’une efficacité et de techniques de chasse nouvelles. » page 21.

 

Donc on peut établir des comparaisons dans le temps, car il y a unicité de la nature humaine, même si les moyens techniques sont incomparables.

 

Ensuite, de ses travaux d’approche sur chaque cas, il a tiré  cinq facteurs  potentiellement à l’œuvre dans tout effondrement environnemental.

  1. Dommages environnementaux,
  2. changement climatique,
  3. voisins hostiles,
  4. partenaires commerciaux amicaux

le cinquième facteur est une synthèse variable :

  1. réponses apportées par une société à ses problèmes environnementaux.

 

C’est à partir de ces deux grilles d’analyse cumulées qu’il va mener sa démarche à travers toute une série d’exemples très divers. Il a, en effet, voulu choisir des sociétés de tailles humaines très disparates, habitant des territoires d’étendues très contrastées, sous des climats et dans des milieux dissemblables, à des époques diverses, afin de désarmer préventivement les critiques qui auraient pu naître en cas de choix trop limités et homogènes. Ce sont ces choix divers qui expliquent la pagination impressionnante du livre. De plus, il a construit son cours, et après lui son livre, dans une démarche didactique qui en fait la valeur actuelle, avec un plan rigoureux destiné à tenir en haleine l’auditoire initial, qui est un public estudiantin américain, rappelons-le.

 

Le plan ne cherche donc nullement cet espèce d’équilibre des parties qui fait le bonheur et la sclérose des rhétoriciens professionnels. Il cherche l’efficacité démonstrative et l’intérêt du public. Voici résumé le plan général de l’ouvrage.

 

Prologue : on pose les bases de la démarche et les outils théoriques à partir de l’exemple de deux fermes vikings.

 

Partie I : Le Montana contemporain :

est ici étudié l’exemple d’un Etat américain qui est très à la mode chez les Californiens et dans le monde intellectuel américain, présenté comme un paradis pour le retour à la vérité de la Nature. Diamond utilise sa grille de lecture double et dresse un portrait qui fait fait froid dans le dos sur l’Etat où, justement, le Parc National des Glaciers fond comme beurre en motte. Destiné à marquer les esprits de ses lecteurs-auditeurs pour leur montrer qu’il faut aller au-delà des apparences. [L’équivalent français du Montana pourrait être le Limousin ou la zone pyrénéenne].

 

Partie II : Les sociétés du passé. :

présentent successivement et de manière fort inégale dans le détail cinq sociétés des temps historiques qui ont toutes eu des graves problèmes avec leur environnement, et dont certaines ont disparu alors que d’autres ont survécu en vivotant. Trois exemples sont très connus et ont fait la célébrité de Diamond, surtout le dernier d’ailleurs : Les Pascuans, les Mayas et les Vikings du Groënland. Il développe beaucoup plus l’exemple viking, qui occupe cent pages denses en trois chapitres, alors que l’île de Pâques occupe une cinquantaine de pages ; à l’inverse, d’autres sociétés sont présentées plus rapidement, soit qu’il dispose de moins d’informations, soit que les cas soient plus simples. Ce sont les indiens Anasazis (vingt-cinq pages) ou les insulaires de Pitcairn et Henderson (vingt pages). Dans cette partie, les exemples pascuans et vikings sont remarquablement documentés et ne peuvent être attaqués de ce côté-là.. Cette partie se clôt par une synthèse, comme tout bon professeur en fait de temps en temps dans l’avancement d’un cours dense et original, afin de stabiliser son public et de se donner à lui-même du courage pour aller de l’avant.

 

Partie III : Les sociétés contemporaines :

donnent à étudier des cas divers au nombre de quatre : le Rwanda et son génocide, l’île de Haïti-Saint-Domingue, la Chine et l’Australie. C’est sans doute sur cette partie-là qu’il a été le plus criticable et critiqué,  car il s’est attaqué, notamment en parlant de la Chine, à un pays qui est sous le feu des analystes depuis deux décennies et sur lequel existe une littérature très inégale, mais énorme. Effectivement, son chapitre sur la Chine n’a pas la densité et la nouveauté de ceux sur les Vikings du Groënland, mais il est une honnête synthèse documentée sur les dangers qui menacent la Chine et que beaucoup de commentateurs, aveuglés par la croissance à deux chiffres du pays, ne voient absolument pas. Le plus réussi de ces chapitres me semble être celui sur la dualité Haïti/Saint-Dominque où il établit le fait que la nature est loin de tout faire dans ces évolutions, comme les déterministes purs voudraient le croire. L’intérêt de cette seconde partie est de nous confronter au présent et de nous obliger, en usant des faits dégagés dans la partie précédente, à une certaine objectivité.  Logiquement, ensuite s’ouvre une partie-bilan et prospective.

 

Partie IV : Leçons pratiques :

mène en trois temps une analyse synthétique qui se veut opérationnelle dans l’action concrète. Le premier temps reprend le bilan global du passé et du présent et, inévitablement, amène quelques répétitions, puisque la synthèse partielle avait été faite à la fin de la partie II. Mais c’est un chapitre d’une vingtaine de pages, on peut le lire en diagonale, éventuellement. Le second temps est passionnant et dense. Il mêle la réflexion, l’étude de cas et la prospective. Diamond étudie ici « La grande entreprise et l’environnement », à partir de grands exemples dans le domaine du pétrole, de la forêt, des mines. Il cite les entreprises qui servent de référence : Pertamina, entreprise indéonésienne et Chevron, américaine pour le pétrole,  BHP, Pegasus Gold Inc., Galactic Resources,Asarco et ARCO pour les mines, les compagnies forestières ne sont pas détaillées, leur taille étant plus modeste, Unilever est cité pour la pêche, mais là aussi les opérateurs sont nombreux et hétérogènes. Ce chapitre montre des réussites éclatantes et des échecs tout aussi nets. On y comprend nettement que Diamond est un bon américain, pétri de respect pour le capitalisme et la grande entrprise, qui est souvent très coopérative avec lui et le sponsorise largement lors de ses visites. Mais il sait garder la bonne distance. Le troisième temps s’appelle « Le monde est un polder : qu’est-ce que cela implique pour nous ? », titre très clair. Le temps est venu du bilan et des propositions d’action. Il reprend les deux grilles initiales et en fait le bilan au regard de ce qui a été vu (quelques inévitables répétitions émaillent cela). Puis il propose douze solutions répondant aux douze éléments étudiés (au passage, nous mettons ici en évidence la fait qui m’a beaucoup gêné quand j’ai étudié le livre, à savoir qu’il n’y a pas huit processus présentés au début, comme il l’écrit lui-même,  mais bien sept !). Je ne les détaille pas ici, il faut en effet avoir lu le livre pour pouvoir les évaluer. Il présente ces douze réponses sur l’aire spatiale de Los Angeles, celle que connaît son public étudiant. Il applique là une démarche strictement ellulienne en énonçant des idées reçues diverses sur chaque problème, en les critiquant et avançant des propositions. Ce n’est pas un manuel d’activisme politique, mais il y a de bonnes pistes dont devraient se saisir à la fois les politiques et les citoyens.

 

Appendice :

Quatre-vingt pages très utiles et riches. D’abord un atlas fort bien venu qui situe toutes les sociétés étudiées, sauf, bizarement, Los Angeles. Il y avait pourtant matière à carte.  Deux pages de remerciements et on enchaîne sur une très intéressante bibliographie. Elle est construite en suivant le plan du livre et se présente, en fait, comme une discussion bibliographique, voire historiographique des thèmes. C’est excellent pour aller plus loin sur l’un ou l’autre des exemples. L’anglais y domine évidemment très largement. Enfin le traditionnel index clôt l’ouvrage.

 

Nous avons donc affaire à une somme. Quoi qu’il arrive ce livre fera date. D’abord parce qu’il est une pierre blanche sur le travail des sciences humaines et fait l’état des lieux sur certaines questions à l’orée du XXIème siècle . Ensuite, parce qu’il prend acte de certains problèmes contemporains graves et les consigne par écrit : on ne pourra plus jamais dire, « nous ne savions pas ! ». Enfin parce qu’il offre une base extrêmemnt sérieuse de réflexion pour les choix cruciaux et urgents qui sont à faire. A nous de décider de notre disparition ou de notre survie. Jared Diamond ne dit rien d’autre que ce que disaient inlassablement des penseurs français comme René Dumont, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau ou Théodore Monod. L’heure des choix est arrivée : qu’allons-nous faire ? Commencez-donc par lire ce livre, il deviendra une des pierres angulaires de votre bibliothèque.

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Traité de savoir-survivre de Philippe Val

Traité de savoir-survivre par temps obscurs

 

Philippe Val                                                                                                                                                              Grasset – 241 pages

                                                                                                                                                                                            Paris – 2007

 

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Ce livre est le « palais idéal du facteur Cheval » de Philippe Val. J’entends par là qu’il y a mis tout ce qu’il a récolté comme petits et gros cailloux tout au long de son existence. Et en cela le projet est estimable. Mais en cela seulement.

 

Car ce livre est, de mon avis de lecteur habitué à lire des essais, un livre soit raté, soit inutile, ce qui, dans les deux cas est assez dommage pour l’auteur et pour les lecteurs qui ont passé des heures à le lire.

 

Le projet, d’abord, n’est absolument pas clair. Le titre est sans doute une référence à l’auteur fétiche de Val, Spinoza. Mais l’analogie s’arrête là. Il serait bien sûr injuste d’exiger de Val qu’il atteigne à la grandeur de Spinoza, et ce n’est pas du tout ainsi que je juge le livre. Mais même Spinoza est trahi dans ce livre . En premier lieu par l’absence de rigueur dans la construction, en second lieu par l’absence de vrai projet.

 

Car la vraie question qui m’a occupé durant toute la lecture fut : « Où veut-il en venir ? ». Un livre n’a de sens que s’il est identifiable, si, lorsque nous le refermons, la dernière page lue, nous pouvons in petto nous le résumer d’une phrase ou deux. Or, ici cela est proprement impossible. Le titre pouvait laisser croire qu’il y aurait une ligne de conduite sur les « temps obscurs » , mais ceux-ci ne sont jamais définis. Les rares allusions permettent cependant de voir que les idées politiques de Val se rapprochent du néant. Il est « démocrate », c’est tout ! Ce qui n’a aucun sens historique, car Staline et Mao étaient démocrates aussi. En fait Val n’a plus aucune vision de ce monde et de ces temps qui sont effectivement « obscurs ». Mais pour lui la seule obscurité vient de la religion et de la nature. Une seule idée traverse tout le livre et aurait pu servir à construire un vrai traité : le rôle de la force naturelle qu’il appelle l’ « espèce », qui est l’animalité physique de tous les être vivants complexes. A cette espèce tyrannique, il oppose la culture et la civilisation, mais sans prendre le temps ou la peine d’ordonner ses idées ; Des notations impressionnistes parsèment le livre, mais tout cela ne fait pas un construit solide. Le premier chapitre donne d’ailleurs la clé de ce désordre. Philippe Val s’y définit comme un autodidacte qui a construit un savoir au fil de ses nombreuses lectures. Or, ce qui caractérise souvent les autodidactes est l’incapacité à organiser leur pensée, alors même qu’elle peut s’avérer intéressante et originale. Ce livre en est un bonne illustration.

 

Ainsi la réfexion est placé sous un double patronnage intellectuel majeur, celui de Baruch de Spinoza et de Sigmund Freud. Pour Val, ce sont deux génies qui ont fondé le monde moderne et libéré l’homme de tous les dieux et les traditions. Ce n’est évidemment pas faux d’un point de vue athée matérialiste, mais un juif pratiquent ou un catholique érudit auront un tout autre point de vue sans qu’il soit plus faux  que celui de notre auteur. Si la pensée de Spinoza est incontestablement une pensée majeure de l’Occident, à côté de celles de Saint-Augustin, Thomas d’Aquin, Montaigne ou Marx, on peut se montrer plus sceptique sur l’apport de Freud, une fois l’engouement initial passé. Certains concepts et outils  sont incontestables, comme le rôle de l’inconscient ou la définition des troubles mentaux et comportementaux. Par contre les interprétations sont discutables et Val en reprend certaines sans nuances, ce qui ne peut que faire sourire. Mais, encore un fois, il y avait là un parrainage dual qui donnait matière à une réflexion intéressante. En réalité cette occasion est ratée. Il manque vraiment une pensée qui pense l’ensemble, une pensée qui ait conscience de la nécessité de penser le tout, comme le répète à satiété Val. Au bout du compte, il ne reste qu’un patchwork extrêmement inégal qui part dans tous les sens. Le lecteur qui aurait acheté le livre sur son titre en sera donc pour ses frais, car il n’aura pas là matière à mieux survivre, même s’il aura pu glaner quelques idées et quelques jolies formules au cours de sa lecture. Pour ce faire, il aura dû également avaler des chapitres de niveau terminale littéraire faible, comme celui sur la pédophilie ou le langage de la nature, voire des parties tout bonnement insignifiantes, du style « Comment la foi vient aux athées » ou « Gauche et droite face à l’espèce ». Au final les bons passages, comme « La mélancolie » ou « La fragilité » sont noyés dans l’insipide général.

 

Ce livre ressemble donc à la fois au « Palais Idéal » et au brouillon du livre qu’il pourrait être. Il est d’ailleurs surprenant qu’une maison d’éditions réputée comme Grassetr ait laissé passer cela ; il y a là confirmation que le monde éditorial est lui aussi gangréné par la recherche du profit à court terme et n’a plus beaucoup d’ambition intellectuelle, à quelques heureuses et notables exceptions. C’est un livre-foutoir où l’auteur juxtapose aussi bien un  étalage de savoir tout neuf qui fait « nouveau riche » et une banalité de pensée qui fait pitié. Au total un traité à éviter.

 

Jean-Michel Dauriac – Juillet 2007

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Comment les riches détruisent la planète – Hervé Kempf – Le Seuil

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Ce petit livre (125 pages de texte rédigé) traite en fait d’une seule idée, importante, à laquelle le titre ne rend pas forcément justice. En le lisant, en effet, j’ ai plutôt songé à un ouvrage des Editions Sociales (éditions du PCF) de la grande période Georges Marchais. Il y a comme un relent de lutte des classes dans ce titrage. Or, la lecture de l’ouvrage ne correspond nullement à une quelconque approche nostalgo-marxiste de la question traitée. Le sujet est extrêmement contemporain, mêlant mondialisation et crise de l’environnement mondial. L’ouvrage a le grand mérite d’apporter une pierre au débat qui doit avoir lieu et de mêler de manière indissoluble le social (pour ne pas dire clairement le politique) et l’écologie.

L’idée de ce livre: la croissance est à remettre en question car elle mène à la ruine finale de la planète. Or, ce sont les dirigeants de tous types, l’oligarchie mondiale, qui consomment le plus et fixent les modèles que s’évertuent à copier les strates sociales inférieures de proche en proche. Il faut donc réduire la consommation des hyper-riches et de leurs copieurs pour infléchir le modèle et couper une croissance liée au gaspillage.

Sur l’idée principale, telle que résumée ci-dessus, je n’ai rien à redire: il s’agit d’un constat d’évidence. Revenons un peu sur la démarche et sur le contenu, avant de formuler un avis global sur ce livre.

« Mais on ne peut comprendre la concommitance des crises écologique et sociale si on ne les analyse pas comme deux facettes d’un même désastre. Celui-ci découle d’un système piloté par une couche dominante qui n’a plus aujourd’hui d’autre ressort que l’avidité, d’autre idéal que le conservatisme, d’autre rêve que la technologie » page 9

Il y a effectivement un évident lien entre les menaces diverses et cumulables sur la Terre, notre cadre de vie et la façon dont nous vivons, c’est à dire en sociétés organisées plus ou moins coordonnées. C’est la grande faiblesse, et pour tout dire la vanité, de la démarche de Nicolas Hulot de ne pas vouloir voir ce lien manifeste et de faire croire que tout le monde est responsable également et que l’on va s’en sortir par un effort commun. Le livre de Kempf dynamite le pseudo- consensus de Hulot.

Le premier chapitre déroule le scénario catastrophiste, celui qui hérisse tant les poils hirsutes de Claude Allègre. « La catastrophe. Et alors? » est son titre.Il place cette réflexion sous le double patronage de Michel Loreau, biologiste, et de James Lovelock, physicien et inventeur de l’hypothèse « Gaïa », qui considère la Terre comme un être vivant, avec toutes les conséquences possibles. Suivent ensuite les présentations des diverses composantes de la grande crise que nous sommes en train de fabriquer par notre oeuvre:le réchauffement climatique, la crise de la biodiversité, l’empreinte écologique globale, le choc pétrolier final… Il liste les divers scénarios possibles et montre que les réponses actuelles sont dérisoires, notamment en ce qui concerne cet objet non identifié qu’est le développement durable.

« Car personne ne peut croire que la célébration du « développement durable », qui se traduit par le mitage des paysages par les éoliennes, la relance du nucléaire, la culture des biocarburants, l’ « investissement socialement responsable », et autres démarches des lobbies en quête de nouveaux marchés puisse ne serait-ce qu’infléchir le cours de choses. Le « développement durable » est une arme sémantique pour évacuer le gros mot « écologie ». » page 33.

Et un peu plus bas:

« Le « développement durable n’a pour fonction que de maintenir les profits et d’éviter le changement des habitudes en modifiant, à peine, le cap. » page 33.

Ceci est vérifié par la défense de ce concept mou faite par des pseudo-écologistes comme Al Gore ou Claude Allègre, lesquels n’envisagent pas un instant de remettre en cause la croissance et donc les profits des bénéficiaires du système. Pour cela on minorise la crise par trois type de facteurs. D’abord, une approche économique qui se cache derrière la croissance du PIB, ensuite l’ignorance crasse des élites en écologie scientifique et enfin le mode de vie des décideurs complètement coupés de la nature et des problèmes concrets que rencontrent déjà les masses en lien avec cette crise écologique. Les défenseurs théoriques des masses, les partis de gauche, en l’espèce les socialistes sont également disqualifiés:

« Par ailleurs, le socialisme, devenu le centre de gravité de la gauche, est fondé sur le matérialisme et l’idéologie du progrès du XIXème siècle. Il a été incapable d’intégrer la critique écologiste. Le champ est ainsi libre pour une vision univoque du monde, qui jouit de sa victoire en négligeant les nouveaux défis. » page 36

Conclusion de cette présentation:

« Si rien ne bouge, alors que nous entrons dans une crise écologique d’une gravité historique, c’est parce que les puissants de ce monde le veulent. […] Candides camarades, il y a de méchants hommes sur terre. Si on veut être écologiste, il faut arrêter d’être benêt.

Le social reste l’impensé de l’écologie. Le social, c’est-à-dire, les rapports de pouvoir et de richesses au sein des sociétés. […]

Il faut sortir de ce hiatus. Comprendre que crise écologique et crise sociale sont les deux facettes d’un même désastre. Et que ce désastre est mis en oeuvre par un système de pouvoir qui n’a plus pour fin que le maintien des privilèges des classes dirigeantes. » pages 36 & 37

Tout à fait d’accord, camarade Kempf, mais pourquoi ne pas employer le bon mot pour désigner « les rapports de pouvoir et de richesses au sein des sociétés », à savoir le mot « politique ». Le problème évoqué est en effet clairement un problème de gouvernement, le social n’en étant que la traduction vécue. Je ne sais pas cette prudence sémantique.

Le chapitre suivant s’attache donc à lier crise sociale et crise écologique à partir de divers exemples vécus par l’auteur dans ses reportages pour « Le Monde ». Il commence par décrire la pauvreté à partir d’un exemple au Guatemala, puis à Paris. Il élargit ensuite cette analyse à l’Europe, en montrant ainsi les différentes facettes de la pauvreté. Puis il établit le constat de la progression inéluctable de la richesse depuis une vingtaine d’années. Autrement dit, le monde devient de plus en plus inégalitaire. Il introduit alors la notion, incontestable d’ « oligarchie mondiale ». Face à ce constat il n’y a donc qu’une seule solution pour atténuer les inégalités, « abaisser les riches ».

« D’abord mécaniquement, en abaissant le revenu médian: si le revenu global des riches diminue, ou si le nombre de riches diminue, le revenu médian s’abaisse. […]Ceci, qui heurte le sens commun, doit se compléter par une autre remarque: une politique visant à réduire l’inégalité chercherait aussi à renforcer les services collectifs qui sont indépendants des revenus de chacun. » page 54

Il fait ensuite le lien entre pauvreté et misère écologique:

« Deuxième constat: la pauvreté est liée à la dégradation écologique. » page 54

En Chine par exemple, le ministre de l’Environnement déclare en 2004, « L’environnement est devenu une question sociale qui stimule les contradictions sociales. »

Les pauvres sont en première ligne des victimes écologiques:

« L’impact du changement climatique s’exercera surtout sur les parties les plus pauvres du monde – par exemple en exacerbant la sécheresse et en réduisant la production agricole des régions les plus sèches – alors que l’émission de gaz à effet de serre provient essentiellement des populations riches. » page 56

Dans le chapitre suivant, Hervé Kempf s’intéresse aux puissants de ce monde, aux membres de cette oligarchie mondiale définie précédemment comme celle qui bloque toute évolution vitale du système-monde. Les grands patrons sont évidemment les premiers visés, avec des chiffres hallucinants d’augmentation de salaires, primes, retraites dorées et stock-options. En 2004 déjà on en était à 15 000€ par jour en moyenne pour les patrons du CAC 40.

« Entre 1995 et 2005, le revenu tiré des dividendes a crû de 52% en France, selon une enquête de l’hebdomadaire Marianne ; dans le même temps, le salaire médian a augmenté de 7,8% soit sept fois moins […] « Ce bénéfice ne résulte d’aucune prise de risque, d’aucun comportement entrepreneurial. C’est bien un enrichissement de rentier qui s’est fait sans effort », commente Robert Rochefort dans La Croix. » page 61.

Il y a même des personnes qui arrivent à gagner plus d’un milliards de dollars par an en revenu : il s’agit des dirigeants des meilleurs fonds spéculatifs américains. Ce phénomène touche tous les pays, y compris la Russie, la Chine, l’Inde. La planète compte actuellement environ 9 millions de millionnaires en dollars et tous les continents sont touchés, certes inégalement, car ils ne sont que 100 000 en Afrique. Cette classe verrouille totalement l’accès à son club, en particulier en rendant les études supérieures de haute qualité intouchables pour les revenus moyens. Elle se lance dans une course ostentatoire aux biens symboliques commes les yachts ou les résidences. On atteint là le ridicule le plus achevé mais dans un gaspillage coupable et scandaleux

Dans le chapitre suivant, l’auteur présente les travaux de Thorstein Veblen, américain né en 1857, professeur et chercheur en sociologie. Il publia en1899 un ouvrage appelé « Théorie de la classes de loisir » qui connut un grand succès, puis son auteur fut oublié. La théorie de Veblen est fondée sur le postulat que toute société humaine voit les classes sociales rivaliser entre elles et créer des besoins purement ostentatoires. Pour Veblen, il n’est nul besoin d’augmenter toujours la production, il faut au contraire fixer les règles de la consommation. La classe supérieure définit un type de comportement social et celui-ci est directement copié par la classe juste au-dessous de celle-ci ; de proche en proche tous les groupes agisssent de même. Sa théorie retrouve aujourd’hui une actualité aigüe et semble avoir été écrite pour notre oligarchie et ses imitateurs. Kempf décrit ensuite les riches du début du XXIème siècle, et plus particulièrement celle des Etats-Unis qui donne le la mondial. Après cela, il en vient à la question-clé :

« Pourquoi, dès lors, les caractéristiques actuelles de la classes dirigeante mondiale sont-elles le facteur essentiel de la crise écologique ? Parce qu’elle s’oppose aux changements radicaux qu’il faudrait mener pour empêcher l’aggravation de la situation. […]

Pour échapper à sa remise en cause, l’oligarchie rabâche l’idéologie dominante selon laquelle la solution à la crise sociale est la croissance de la production. Celle-ci serait l’unique moyen de lutter contre la pauvreté et le chômage. La croissance permettrait d’élever le niveau général de richesse, et donc d’améliorer le sort des pauvres sans –mais cela n’est jamais précisé- qu’il soit besoin de modifier la distribution de la richesse. » page 86

Ce constat est couplé aux dégat dûs à la croissance dans le champ environnemental. L’auteur en vient donc à poser les bonnes questions sur la croissance et la pauvreté.

« Alors ? La croissance réduit-elle l’inégalité ? Non, comme le constatent les économistes pour la dernière décennie.

Réduit-elle la pauvreté ? Dans la structure sociale actuelle, seulement quand elle atteint des taux insupportables durablement, comme en Chine, où même ce progrès atteint ses limites.

Améliore-t-elle la situation écologique ? Non, elle l’aggrave.

Tout être sensé devrait, soit démontrer que ces trois conclusions sont fausses, soit remettre en cause la croissance. Or on ne trouve pas de contestation sérieuse de ces trois conclusions dont conviennent mezzo voce plusieurs organismes internationaux et nombre d’observateurs. Et pourtant, personne parmi les économistes patentés, les responsables politiques, les médias dominants, ne critique la croissance, qui est devenue le grand tabou, l’angle mort de la pensée contemporaine.

Pourquoi ? Parce que la poursuite de la croissance matérielle est pour l’oligarchie le seul moyen de faire accepter aux sociétés des inégalités extrêmes sans remettre en cause celles-ci. La croissance crée en effet un surplus de richesses apparentes qui permet de lubrifier le système sans en modifier la structure. « pages 88-89

Si la croissance se réalisait dans l’immatériel, sans toucher aux ressources et au cadre de vie, elle pourrait alors être défendue, mais ce n’est pas le cas, quoiqu’on en dise, avec le discours sur le tertiaire et la nouvelle économie. Donc :

« Si l’humanité prend au sérieux l’écologie de la planète, elle doit plafonner sa consommation globale de matières, et si possible la diminuer. » page 90

Conclusion on ne peut plus limpide. « Mais les hyper-riches, la nomenklatura, se laisseront-ils faire ? » dit notre auteur. Là est la question.

Le chapitre suivant est sobrement titré « La démocratie en danger ». Dans ce chapitre Kempf démontre ce que des observateurs attentifs ont signalé depuis plus de cinquante ans, notamment Jacques Ellul, Cornelius Castoriadis ou Claude Lefort. Il y a autant à redouter de démocraties dévoyées que de dictatures.

« Plutôt que de dictatures aussi violentes [que celles d’Hitelr ou Staline], la classe dirigeante préfère l’abâtardissement de la démocratie. » page 93

Suit alors, après cette phrase, une longue citation d’Alexis de Tocqueville, d’une formidable clairvoyance sur l’individualisme développé par le capitalisme américain (pages 93-94). Kempf montre comment depuis le début du XXIème siècle, le terrorisme fournit un formiodable alibi à des masses effrayées par les médias au service de l’oligarchie. Les masses en venant elles-mêmes à réclamer ces mesures qui détruisent peu à peu les libertés fondamentales. De nombreux exemples sont cités, dont le Patriot Act des Etats-Unis, mais aussi les lois liberticides françaises depuis une dizaine d’années. La Russie ou l’Allemagne ont également la même démarche, tout comme le Royaume-Uni. La seconde arme des puissants est la prison. Les chiffres cités sont éloquents, que ce soit aux Etats-Unis, en France ou Allemagne. En brandissant le terrorisme comme menace, on en vient donc à criminaliser un peu partout la contestation politique. On élargit ainsi le fichier des prélèvements ADN selon le bon vouloir des autorités. La vidéo-surveillance apparaît alors comme le remède sécuritaire universel et tout le monde renchérit sur le Royaume-Uni et ses millions de caméras. Les diverses puces électroniques, cartes, téléphones portables organisent un gigantesque flicage de la société. Evidemment, Kempf est bien placé, étant journaliste, pour décrire la trahison des médias et leur rôle asservisseur dans cette caricature de démocratie. Il prend les deux exemples de la guerre en Irak et la presse américaine et du référendum sur la Constitution Européenne en France. Dans les deux cas, les médias reproduisaient des avis qui n’avaient rien à voir avec ce que les gens du pays pensaient vraiment. La conclusion de ce chapitre est donc que le capitalisme actuel et l’oligarchie n’ont plus besoin de la démocratie et qu’elle devient même un boulet. Il faut donc détourner l’attention de masses par une actualité catastrophisée, avec la complicité active des dirigeants ; mais pendant ce temps l’enrichissement continue. Or, la crise écologico-sociale (que Kempf traite dans un chapitre politique !) nécessite un processus décisionnaire démocratique pour réussir. Il faut un effort équitable de tous, ce que l’oligarchie ne veut absolument pas. On peut même craindre une forme de dictature volontaire sur la grave question écologique.

Il y donc urgence à agir et en premier lieu à débusquer trois principaux obstacles qui bloquent le chemin :

  1. la croyance en la croissance doit être combattue ;
  2. renoncer à croire que le progrès technologique va résoudre les problèmes écologiques
  3. Il n’y a pas de fatalité du chômage qui est aujourd’hui une variable d’ajustement du capitalisme.

Pour les dégâts mentaux de ces croyances, voir ma critique du livre de Claude Allègre, « Ma vérité sur la planète ».

Pour Kempf il y a un quatrième point à débloquer, la croyance entre une communauté de destin entre Europe et Amérique du Nord, croyance largement créée et soutenue par le lobby économique capitaliste des fMN.

Kempf liste ensuite les forces en présence, l’oligarchie d’abord, qui semble difficile à déstabiliser, puis les médias, leurs vassaux objectifs, vivant de la publicité pour le système, enfin la gauche, qui semble incapable de repenser sa place.. Il termine sur une petite note d’optimisme en mettant en avant la prise de conscience de plus en plus massive de la gravité de la situation écologique dans le monde. Il achève le livre par une parodie des chroniques de Marcel Dassault dans « Jours de France » qui n’apporte rien au propos.

Enfin, une vingtaine dep ages, (127 à 148) sont consacrées à des références, mélangeant articles de presse, livres… C’est confus et mal référencé, on n’a absolument pas envie de chercher à lire cela. Kempf aurait intérêt à revoir cette partie en reprenant les critères bibliographiques classiques dont il a, semble-t-il voulu se détacher à tort.

Un petit livre qui pose une bonne base de discussion, même s’il ne va pas bien loin sur les solutions : comment refaire de la démocratie, comment reprendre de le contrôle du pouvoir politique ? Quels moyens concrets de limiter ou désarticuler les oligarchies ? Quelle échelle de temps ? Pourquoi ne pas dire que c’est d’une révolution socio-politique qu’il s’agit ? Bref, un livre intéressant mais qui ne fera pas date.

Jean-Michel Dauriac – juillet 2007

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