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Catégorie : les livres: littérature

La vie des gens de peu : sur La rébellion de Joseph Roth

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Après les deux grands livres que sont La marche de Radetski et La crypte de capuçins, le lecteur pouvait croire tournée la page de l’Empire austro-hongrois, victime collatérale du premier conflit mondial (je renvoie le lecteur à mes deux articles sur ces livres). Mais pour Joseph Rothe, la disparition de l’Empire ne signe pas la fin de souffrances du peuple. Son bref livre chroniqué ici en est le récit.

 

Dès les premières pages, je fus saisi par l’art ironique de l’auteur. J’avais rarement eu autant de plaisir à lire qu’avec ce texte entièrement écrit au second degré. Peut-être ai-je ressenti cette jubilation à la lecture de Voyage au bout de la nuit. Mais je crois que c’est la seconde fois seulement que le talent d’un écrivain m’emporte de cette manière dès les première lignes. Embarquement immédiat dans le pur plaisir de la lecture, celui qu’aucun autre ne peut et ne pourra jamais remplacer. Dès lors, impossible de lâcher le livre que j’ai dû absolument terminer avant de vraiment pouvoir songer à dormir (il devait être deux heures du matin quand j’ai refermé cet ouvrage). Et pourtant quelle histoire simple, voire banale.

 

Andréas Pum est un invalide de guerre dont nous faisons la connaissance à l’hôpital militaire dont il doit sortir incessamment. Une des grandes trouvailles est d’appeler Pum (prononcer poum) un unijambiste dont la jambe de bois cogne à chaque pas. La seconde trouvaille est le ton du récit, qui présente le protagoniste comme la caricature de l’individu soumis et borné, qui croit que tout ce que font les puissants est juste. Roth livre, dans les premiers chapitres, des pages d’une cruauté féroce mais qui prêtent à sourire plus qu’à juger le malheureux invalide. La première moitié du récit est une sorte d’ode au conformisme des petits, aliénés au point de se mettre en servitude volontaire des responsables de leur malheur. Au passage, l’auteur se livre à une description de l’Autriche d’après-guerre, qui est un pays brisé, dont le destin ne peut être que tragique. C’est en cela que ce livre prolonge les deux précédents et décrit les conséquences de cet effondrement impérial. Ici, il n’est plus question des puissants, mais des gens du peuple et de la petit bourgeoisie. Le mépris d’un groupe pour l’autre est criant et les rapports sociaux sont très tendus. C’est d ‘ailleurs cela qui sera le ressort de la deuxième partie du roman, celle de la chute d’Andreas et de la fin de ses illusions, jusqu’à sa mort misérable dans les toilettes de brasserie où il était gardien. Lui qui traitait tous ces révoltés de « païens », sans savoir bien ce que cela voulait dire, à part le fait qu’ils étaient mauvais et rejetés, revendique pour lui-même cette appellation après ses ennuis avec la police et la justice. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir comment Roth opère le basculement de son personnage. Une histoire à la fois très ordinaire et très prenante. Andréas n’est pas un héros à proprement parler sympathique, mais on finit par le plaindre au nom de tous ceux qu’il symbolise, toutes ces victimes de la guerre impérialiste absurde qui les a mutilés ou traumatisés.

 

Comme tous les grands moralistes, Joseph Roth ne juge pas son personnage et ne délivre aucun message. Il nous donne simplement à voir, avec un rare talent, l’itinéraire d’une victime de la Grande Guerre. Comment ne pas penser à une autre victime, qui ne fut pas amputée mais brisée intérieurement et bascula dans une forme de folie qui devait incendier l’Europe vingt ans plus tard, le caporal Adolf Hitler. Roth ne montre rien de ces prémisses fascistes , mais délivre des petits signes en décrivant les pensées des deux groupes antagonistes.

 

La langue de l’écrivain est superbe, et encore ne le lisons-nous qu’en traduction. Je le considère comme un des plus grands auteurs germaniques du XXème siècle, aux côtés de Thomas Mann et Stefan Zweig, et à dire vrai, c’est lui que je préfère de ce trio. Il y donc urgence à découvrir cet auteur si vous ne le connaissez pas, ou à aller plus loin avec lui si vous le connaissez.

 

Jean-Michel Dauriac

Mars 2019, Les Bordes.

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L’être et le géant de Bernard Fauconnier, une note de Marie France Boireau

Une réédition attendue …

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 Couverture de l’édition princeps, en attendant celle de la réédition ici annoncée

2020 … Il y a  50 ans, le général de Gaulle mourait, dix ans après, c’était  Jean-Paul Sartre.

Mais ils n’ont pas complètement disparu :  cette année reparaît le roman de Bernard Fauconnier L’être et le géant, aux éditions Feed-Back, un roman de politique fiction, dans lequel l’auteur fait dialoguer, au cours d’une rencontre nocturne en Irlande, ces deux figures majeures du XXème siècle. L’auteur précise :

« C’est cette nuit-là, le 18 mai 1969, entre onze heures du soir et deux heures du matin, que le général de Gaulle rencontra Jean-Paul Sartre.

La première fois que j’eus vent de cette entreprise, ma réaction fut un haussement d’épaules. […] Mais à présent que le temps commence à nimber toute cette période des vapeurs mouvantes de l’Histoire, ces faits méritent d’être dévoilés ».

Ils le méritent encore en 2020 !

Dans le cadre grandiose des paysages irlandais, le livre fait revivre de Gaulle parcourant l’Irlande « avec une suite réduite, comme un roi antique, un King Lear dépossédé de son fief et trahi par les siens » ; Sartre et sa « voix rauque et fatiguée, sa bienveillance sans fard, son inimitable ironie ».Le grand homme d’Etat et le grand écrivain ! D’un côté « l’homme de profonde tradition, le militaire habité par l’Histoire, le politicien redoutable et hautain ; de l’autre celui qui fut son ennemi, le plus célèbre philosophe de son temps, « homme de nulle appartenance, lancé dans la folle entreprise de changer ce monde parce qu’il le détestait, ou plutôt se détestait en lui ».

Une rencontre inconcevable ! Et pourtant, Bernard Fauconnier prend le risque, et il n’est pas mince ! Pari  réussi ! Ces deux-là, qui ne s’appréciaient guère, paraît-il, ont en commun de croire en l’Histoire et en  la « morale du sujet ».Et le roman pose des questions plus que jamais essentielles en 2020, celle du pouvoir –celui de l’homme politique, celui de l’écrivain- celle de l’action -capitale pour les deux – celle de l’éthique. Et de rappeler que de Gaulle « n’avait jamais confondu la puissance et la possession », rappel qui n’est pas inutile en ce temps devenu celui des marchands. Quant à Sartre, lui aussi a bataillé, mais avec les mots, croyant pouvoir changer le monde, bien loin de ces écrivants qui envahissent le champ littéraire, imposant leur moi aux autres, « version la plus grotesque de la volonté de puissance » (Kundera).

Deux hommes au crépuscule de leur vie qui se parlent, à fleuret moucheté, sans concession : de mai 68, que peut-être ni l’un ni l’autre n’a compris, de Faubert dont le travail de forçat fascine Sartre qui est en train d’écrire L’idiot de la famille, de Malraux, de Pompidou, de Brigitte Bardot, du Nobel refusé, de la raison d’Etat 

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Livre drôle et profond dans lequel l’auteur « homme et romancier, ne cache pas sa tendresse et son admiration pour l’un et pour l’autre, pour l’autre contre l’un », comme le dit Olivier Todd, dans la belle préface de la première édition.

                                                                                                Marie-France Boireau

                                                                                                Université d’Orléans

 

 

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« La foi est plus belle que Dieu » sur « La panthère des neiges » de Sylvain Tesson Gallimard , 2019 ; prix Renaudot2019

 

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Ecrire un livre sur l’attente, c’est à nouveau rédiger L’Arlésienne ou Le désert des Tartares. Vieille idée littéraire ou philosophique : l’attente éveille la réflexion, mais pas seulement elle . Tous nos sens peuvent se mettre en éveil, selon la nature de l’attente. Bien sûr ce n’est pas à l’arrêt d’autobus ou sur le quai de la gare que cela se passe. Cette attente-là est stérile, enchâssée dans la course folle de la vie des hommes ordinaires, réduits le plus souvent à l’état de bipèdes lobotomisés. Un bus ou un train ne portent aucune menace ou espérance ; au pire seront-ils bondés et l’entrée et le voyage seront pénibles, au mieux on pourra s’asseoir. Sylvain Tesson remplace d’ailleurs le terme par « affût », parfaitement adapté aux circonstances que narre ce livre.

 

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Le sujet est très cadré et dirait-on, squelettique : L’auteur est invité par un grand photographe animalier à l’accompagner au Tibet pour photographier la « panthère des neiges », appelée zoologiquement « Once ». L’expédition rassemble quatre personnes, Tesson, Munier (le photographe) et deux collaborateurs, Marie et Léo. Unité de Lieu : tout se passe dans l’univers semi-minéral des hauts plateaux tibétains, entre 4600 m et 6000 m pour les monts qui encadrent le vaste plateau du Tchang Tang. Unité de temps : l’affût est la mesure unique de ce récit ; peu importe les jours et les nuits. Unité d’action enfin : le seul but de tout ce qui est fait est d’observer cette panthère zonale, en voie d’extinction sous le feu de la contrebande pour sa fourrure. Car nous sommes bien dans une tragédie, mais pas celle qui va se conclure par la mort de l’héroïne – ici l’animal -, comme dans le modèle grec ou cornélien. Ici la tragédie est le simple déroulement de la vie, au sens du bios, dans un espace quasiment préservé des nuisances civilisationnelles actuelles par la rudesse de son climat et la pauvreté apparente de ses ressources. Il y a les chasseurs, les proies et les parasites du système : toute la métaphore de notre humanité. Et c’est là que réside la véritable tragédie dont parle ce livre : l’être humain est le grand destructeur de l’ordre  biologique du monde, l’artisan de la sixième extinction des espèces, observée, quantifiée et annoncée dans un avenir tout proche. Nous vivons, indifférents ou impuissants, au milieu de ce carnage dont nous ne pouvons nous laver les mains. L’appât du gain escalade aussi les pentes du Tibet et rend la survie de l’once très incertaine, malgré des mesures de protections chinoises tardives et purement formelles. Là, durant deux ou trois semaines (je n’ai pas réussi a vraiment faire le compte en lisant l’ouvrage), Tesson va vivre une expérience unique, lui qui, pourtant, s’est mis souvent en situation d’en vivre beaucoup.

 

Expérience de l’affût, avec toute sa conséquence intérieure. Observer sans répit une portion de vallon himalayen, à travers des jumelles ou une lunette, pour espérer apercevoir cet animal insaisissable. Voici qui vide le cerveau des futilités d’en bas et ramène à l’os de l’esprit humain. Pour Tesson, il s’agira à la fois de songer à sa mère brutalement disparue et à un amour perdu. Le milieu géographique et géologique n’accorde aucune distraction. Géométrie et minéralité scandent le paysage. Une neige rare couvre les sommets, des torrents ravinent les flancs de montagne, une herbe rare et stoïque ourle les pentes les plus basses et les moins froides. Le vent ou la course des troupeaux soulève une poussière d’érosion vielle de quelques millions d’années, selon la stratigraphie actuelle. Impossible de distraire sa pensée par le paysage ; lui aussi est à l’os. Il faut bien alors affronter ses démons intérieurs, si l’on en a.  Là-haut, le mode de vie d’en bas, celui que nous mettons en œuvre, chacun pour notre part, de gré ou de force, apparaît comme ce qu’il est : insensé et suicidaire. L’homme, peu doué pour la survie en milieu naturel, a peu à peu artificialisé l’oekoumène – et touristifié le reste – tout en éliminant les prédateurs historiques de l’homo sapiens. Il fonce tout droit vers une catastrophe générale, drogué à l’illusion technicienne. Les hauteurs du toit du monde ramènent au réel : la vie est un équilibre fragile où chaque espèce joue son rôle ; seul l’homme a refusé de tenir le sien. Est-ce la faute des chrétiens, des savants, des ingénieurs ? Au point de non-retour où nous en sommes cela n’a plus guère d’importance.

 

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La panthère des neiges résiste avec ses moyens : son osmose avec un milieu hostile, son art du camouflage et une prudence sensorielle à toute épreuve. La voir est un moment exceptionnel, une apothéose rare. C’est pour cela que Munier a fait le voyage et qu’il est prêt à rester des heures en affût, dans un air à -20 ou -30°C.

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Munier est le véritable héros de ce livre. Par petites touches, Tesson nous en dresse un portrait touchant. Mais sans pathos. Munier n’est pas un desperado ou une victime de notre monde qu’il fuirait. Il est un homme qui vit avec une ouverture au monde qui y inclut toute la faune et remet l’homme à sa (juste) place. Comme tous les sages, il parle peu, sauf quand il s’agit de nommer et décrire un animal. Photographier l’animal c’est de l’anti-chasse. Lui traque la présence de la vie non humaine jusque dans la bruyante fête foraine de la grande ville chinoise de Chengdu où ils se promènent la veille de leur retour en France. Il aperçoit une chouette dans le vacarme du ciel illuminé; un peu plus tard, ayant fui le bruit et la luminescence, il observe la lune. A côté de lui se trouve une femme qui l’aime et le comprend, Marie, qui l’assiste et l’accompagne dans ses campagnes. Se le sont-ils dit ou se contentent-ils de vivre leur bonheur d’être ensemble ? Nous n’en saurons rien. Ce qui les unit est le même amour des animaux et leur compréhension. Faut-il aller plus loin ?

 

Verront-ils la panthère ou seront-ils comme le héros de Buzzati ou le « trop vieux général » Zangra de la chanson éponyme de Jacques Brel, qui espèrent l’ennemi et ne sont plus là quand il vient ? Selon la logique de Munier On pourrait le croire durant toute la première partie du livre, quand ils contemplent les yacks, les vautours et les loups. Puis ils trouvent le vallon miraculeux, celui où elle doit,  selon la logique de Munier, apparaître. Tesson, qui n’oublie jamais qu’il fut d’abord formé en géographie, a dessiné deux cartes manuelles au début du livre. Le lecteur s’y référera souvent pour mieux comprendre le récit. Ce vallon court, parcouru par un petit affluent du Mékong naissant, offre des points d’observation stratégiques. Dans le froid glacial d’une grotte ou sur le replat d’un talus, ils espèrent ; car l’attente est ici chargée d’une espérance : la panthère existe et elle fréquente cette région, donc ils peuvent la voir. Et ils vont la voir ! L’épiphanie aura lieu à trois reprises, sous trois angles et à trois distances différentes. A cette occasion, Sylvain Tesson comprend combien l’attention est importante et mobilise toute notre concentration. Il ne s’agit pas de regarder, mais de scruter le terrain, de se détacher de nos apprentissages culturels qui focalisent sur un premier plan et ignorent le reste. Il faut retrouver la pureté du regard des enfants, comme ceux des fils du berger nomade, qui du premier coup d’oeil ont vu a panthère là où le commun ne voit que le rapace du premier plan ; Retrouver ce regard est en quelque sorte renaître a soi-même dans sa relation au monde. Le symboliste comprendra que cette histoire a aussi un sens spirituel qui dénonce nos regards étroits et dominateurs.

 

Avant de repartir, Munier veut aller voir les sources du Mékong, ce fleuve-vie de toute l’Asie Moyenne, qui sur 5000 km court des monts Kunlun à son delta indochinois. Tout là-haut, il n’est qu’une micro-source prise par la glace et un torrent qui ne suinte que deux heures par jour en raison du froid. C’est l’occasion pour Tesson de délivrer une double leçon – sans aucun ton professoral mais au sens sapiential – sur le fleuve et sur sa symbolique pour nos sociétés.

 

Dans ce livre, Tesson poursuit sa vocation d’écrivain-voyageur. Mais il me semble qu’il y a un infléchissement net depuis son terrible accident et sa « gueule cassée ». Les chemins noirs étaient déjà empreints d’une gravité que les livres d’ « avant » ne m’avaient pas offerte. L’homme a vieilli, il a côtoyé la mort et la douleur : on n’en sort pas indemne. Dans le même temps, je trouve aussi que son style a acquis une plus grande qualité littéraire ; il ose le lyrisme, chose qu’il faisait du bout du stylo, presque par effraction autrefois. Ce livre est un fort beau texte. Je suis d’avis qu’il faut le mettre dans tous les CDI de France, et que les professeurs de lettres s’en emparent. Pas la peine de le conseiller aux lecteurs, Tesson a maintenant un public large et fidèle qui le suit. C’est amplement mérité.

 

Mériadec – Jean-Michel Dauriac – le 26 décembre 2019,

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