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Catégorie : les livres: littérature

La ferme des animaux, de George Orwell, glaçante fable politique

La ferme des animaux

 

George Orwell                    Folio Gallimard

                                            1945 première édition anglaise

                                            1981 traduction française (2017)

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George Orwell a écrit deux fictions dénonçant le totalitarisme de son siècle ; l’une est un ouvrage de science-fiction, « 1984 », et l’autre une fable animalière, « La ferme des animaux », qui est le sujet de cette chronique.

 

On le sait depuis l’Antiquité, rien n’est plus efficace que le conte ou l’historiette pour dénoncer les abus des puissants. Le genre de la fable en est l’illustration la plus populaire et la plus évidente à comprendre. La Fontaine n’a pas écrit des histoires sur le loup, le renard ou la belette. Il n’est pas un auteur animalier ou pour enfants. Il a saisi toute la puissance de ce style et l’impunité relative qu’elle pouvait lui accorder dans sa critique des travers sociaux de son temps. On n’arrêterait pas de citer ce genre d’écrits cryptés que la censure ne peut pas censurer sans se rendre totalement ridicule. J’ai souvenir d’un court métrage roumain sur l’élevage industriel des poulets, apparemment à la gloire du socialisme agricole de Ceaucescu et qui était en réalité un pamphlet impitoyable sur le régime déshumanisant du « Danube de la pensée » roumain. Tout est affaire de degré. De telles œuvres sont redoutables justement parce qu’elles sont compréhensibles simultanément à des niveaux différents par des publics mêlés.

 

« La ferme des animaux » a cette redoutable qualité de toucher tous les âges. On peut la lire avec des enfants, ils y verront un conte plutôt cruels sur la vie des animaux de la ferme.  Il n’auront aucune difficulté à entrer dans cette histoire de révolte des animaux de la Ferme du Manoir, car l’auteur a observé les règles de simplicité du récit ; les animaux et les hommes se comprennent sans difficulté, sans faire intervenir une quelconque fée. Un enfant sera sensible au terme de la souffrance initiale des bêtes et à l’idée de révolte. Il prendra pour héros selon ses goûts, le solide cheval Malabar, le cochon Boule de Neige ou l’âne Benjamin. Il s’émoeuvra des ennuis des bêtes avec leur moulin à vent et sera révolté par la trahison des cochons de Napoléon. Et ce sera formidable ainsi, car c’est une lecture satisfaisante d’un enfant de dix ans.

 

L’adulte qui lira la Ferme des animaux, s’il a trouvé ce livre sans avoir jamais entendu parler de lui, sera surpris de cette histoire qui démarre comme le dessin animé « Chicken », où la volaille d’une ferme se révolte Il faut évidemment dire qu’ils se sont inspirés d’Orwell, dont le livre est édité pour la première fois en 1945. Mais assez vite, il comprendra le double sens politique de la fable. Et il sera pris au piège d’Orwell, qui nous fait adhérer complètement à son propos.

 

Il n’est pas question ici de résumer l’histoire, mais de comprendre ce que l’auteur, en 1945 veut dire aux lecteurs anglais. Il s’agit d’une réflexion sans concession ni aveuglement sur l’utopie révolutionnaire communiste.  On pourrait bien sûr relever les expressions directement empruntées à la rhétorique soviétique. Ce qui est passionnant dans ce court récit, c’est de voir les diverses approches que le lecteur peut en faire.

 

Il y a d’abord le récit dans sa globalité ; Il commence par la révolte utopique et optimiste des animaux et se termine par le retour à une situation de domination et exploitation, mais avec la différence notable que les nouveaux maîtres sont les anciens dirigeants de la révolte, qui finissent par devenir comme leurs voisins jadis honnis. Les cochons, leaders de la révolution animale, à un moment donné se mettent à marcher sur leur pattes arrières, puis à se vêtir des fringues de l’ancien propriétaire. A la fin, dans un épilogue d’une cruauté sans pareille, Orwell achève sur cette phrase :

« Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de  nouveau du cochon à l’homme ; mais il était déjà impossible de distinguer l’un de l’autre. » (p.151)

La révolution s’achève dans une retour à l’identique, c’est bien le sens premier du terme « révolution », terme astronomique désignant le tour complet d‘une orbite d’un satellite ou d‘une planète autour de son soleil. Pour l’avoir oublié ou ignoré, des centaines de millions d’hommes ont été leurrés comme les animaux de la ferme du Manoir. Mais avant ce retour, Orwell aura eu le temps de nous faire voir les trahisons aux faits historiques (comment on réécrit l’histoire de la bataille de l’étable et on transforme le rôle de Boule de neige, le vrai héros de la révolte initiale. Boule de neige, c’est l’image de tous les héros de la Révolution de 17 trahis peu à peu par Lénine et Staline). La modification cachée des commandements initiaux de la Révolution animale est une belle trouvaille qui matérialise les trahisons successives des cochons. L’ultime maxime unique qui remplace les autres est magnifique et devenue depuis proverbiale, sans savoir que c’est à Orwell qu’on la doit :

 

« Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres ». (p. 144.)

 

Il nous aura, entre temps, fait vivre l’espoir fou des premiers moments où tout semblait possible et où l’honnêteté régnait vraiment, puis les premiers renoncements au nom du réalisme et de l’adaptation au réel.  Il faut bien comprendre tout ce que cette œuvre a de prophétique pour son époque. En 1945, l’URSS est auréolée de sa victoire sur le nazisme, Staline est déifié et « petit père des peuples », et George Orwell balance son pavé dans la mare de  la ferme européenne. Beaucoup n’ont pas voulu entendre. D’autres n’ont pas pu. Ecouter Orwell était reconnaître que le rêve de révolution socialiste en Russie était une imposture tragique, une bouffonnerie. Evidemment le cochon Napoléon nous rappelle Staline, mais il est le nom de tous les dictateurs ridicules, tels que Chaplin en 1942 les a ridiculisés dans le film « Le dictateur ».

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C’est donc un livre majeur que ce petit opuscule au titre inoffensif. Preuve, s’il en était besoin, de l’immense talent de son auteur, il l’est aussi de sa lucidité. Orwell reste une des grandes consciences de ce XXème siècle si tragique. Et d’autant plus qu’il n’a jamais renoncé à être socialiste, mais pas de celui des dictateurs. Il faut lire, relire Orwell et le faire lire. Si vous avez des enfants, offrez-leur ce petit roman et voyez comment ils réagissent.  Mais faîtes-le surtout lire autour de vous, car ce livre ne parle pas du passé, il nous conte aussi comment l’utopie numérique va finir. A ce titre il reste prophétique.

 

JM Dauriac – Août 2018 

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La crypte des capucins, musique de chambre pour un requiem annoncé

La crypte des capucins

 

Joseph Roth                                                      Le Seuil, collection Points – 1983 -184 pages

 

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Lorsqu’on parle de l’écrivain Roth, tout le monde pense immédiatement à l’Américain Phlippe Roth, récemment disparu. Et si l’on parle de Joseph Roth, certains vont même juqu’à corriger le prénom, certains d’une erreur. Et pourtant il y bien un écrivain appelé Joseph Roth et c’est un très grand. Mais il appartient à cette génération sacrifiée de la fin du XIXème et de l’entre-deux guerres mondiales dont on a retenu seulement deux ou trois auteurs pour mieux disqualifier tous les autres dans les générations à venir. Ainsi Proust, Kafka ou Thomas Mann sont-ils, à leur corps défendant, les fossoyeurs d’une magnifique pléiade d’écrivains tombés dans l’oubli des bibliothèques même (ils sont sévèrement traqués lors des désherbages annuels, faute de lecteurs). Quelques-uns sont encore édités, d’autres plus du tout et quelques-uns en dépit du bon sens. Ainsi vont les trompettes de la renommée qui sont, en effet bien mal embouchées, comme le chantait Brassens. Sur Joseph Roth s’est déposée la poussière de l’oubli. Un seul de ses romans est cité et connu, c’est « La marche de Radetski », crépusculaire œuvre sur la décomposition de l’Empire Austro-Hongrois sous le long règne de François-Joseph. Nous n’aimons guère qu’il nous soit rappelé que les civilisation aussi sont mortelles et les empires fragiles. Cela pourrait créer des analogies qu’il faut absolument éviter en ces temps de béat optimisme numérique.

« La crypte des capuçins » est la suite de « La marche de Radetski », tant dans le déroulement du temps que dans l’ambiance générale. Joseph Roth reprend la famille Trotta et choisit un jeune homme oisif de la classe favorisée de Vienne juste avant la première guerre mondiale. Autant La Marche était une œuvre chorale peignant l’ensemble de la société austro-hongroise, autant « La crypte des capucins » est un roman intimiste. C’est la même finalité que le précédent, mais tout est vu, cette fois, à travers un personnage principal qui est narrateur à la première personne et ses proches. Mais Roth réussit, dès les premières pages à imposer la même lumière crépusculaire, il y a continuité totale d’atmosphère. Ici c’est le monde viennois qui est ciblé. Immédiatement le lecteur de La Marche retrouve la même écriture précise comme un scalpel, le détachement du témoin impuissant voire complice de son propre anéantissement. Joseph Roth surnomme son personnage François-Ferdinand, ce qui est évidemment lourd de prémonition historique. Roth ne cache d’ailleurs nullement son but et c’est la chronique d’une mort annoncée. Mort d’abord d’un rêve politique, l’Autriche-Hongrie et de l’Autriche nouvelle sous la conquête des nazis. C’est d’ailleurs au moment de leur prise de pouvoir que le roman s’achève, car les dés sont jetés : les barbares ont pris le contrôle de la ville frivole, gracieuse et heureuse. « Le monde d’hier », comme le décrivait Stefan Zweig dans son grand livre de souvenirs, est bien mort. Comment en est-on arrivé là ?

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La thèse romanesque de Joseph Roth est que cette mort est annoncée depuis le milieu du XIXème siècle, avec la montée en puissance de la Prusse et de la Russie et que les Autrichiens n’ont rien vu venir et rien voulu voir surtout ; Le souvenir nostalgique de la puissance leur suffisait et la facticité de la vie viennoise de la Belle Epoque fut le plus formidable des anesthésiants. Les Trotta sont de ce point de vue une  remarquable galerie de personnages qui suffisent à suggérer le destin entier de l’empire. François-Ferdinand est jeune, il n’est pas sot – ses remarques sont très fines – mais vit de ses rentes dans une oisiveté cultivée. Or le capitalsime besogneux a partout pris les choses en main et Vienne est comme le dernier village gaulois d’Europe qui ne le saurait pas. Les cafés sont très importants dans ce roman, ils sont lieux de vie, d’échanges, de rendez-vous, d’information… C’est d’aileeurs dans leur café-point de ralliement que les survuvants de la génération de François-Ferdinand apprendront par un jeune nazi la prise du pouvoir par la peste brune. Tous désertent alors, conscients que leur monde vient de voler définitvement en éclat. Au lecteur, doté de sa culture historique ou pas, de deviner leurs destins.

La Grande Guerre est le moment où tout bascule. Mais comme dans la Marche Joseph Roth avait choisi de ne décrire qu’une escarmouche pour tuer son personnage, dans « La crypte des capuçins » il se borne à parler de la déconfiture des armées austro-hongroise en quelques jours et ses personnages sont aussitôt faits prisonniers et ne reviennent à Vienne qu’en 1918. Cette parenthèse de guerre fait François-Ferdinand un autre homme ; il comprend l’inanité de la vie et l’échec de l’Empire. L’homme qui revient et tente de reprendre une vie « normale » n’est plus le même. Mais il s’avère incapable de faire face à la nouvelle situation. Il ne prendra jamais un emploi, incapable de gagner sa vie. Il est obsoléte à vingt-cinq ans. Son mariage est une fiction étrange ; il devient père presque par inadvertance et finit abandonné par sa femme, son fils en pension à Paris et sa mère disparue. Tout s’est effondré autour de lui.

Symboliquement, Joseph Roth situe la dernière scène, celle de l’épilogue, à nouveau à la Crypte des capuçins, qui est le tombeau des empereurs et de François-Joseph en particulier. Les Trotta sont consubstantiellement liés à François-Joseph. Le grand oncle de François-Ferdinand, notre héros, fut surnommé « Le héros de Solférino » pour avoir sauvé la vie de l’Empereur lors de cette bataille. D’où son ennoblissement et les soins que le pouvoir accorda à toute la lignée. Le livre se termine ainsi : « Où aller à présent ? Où aller ? Moi, un Trotta. »

Il n’y a d’issue que la disparition avec le monde englouti ; un Trotta ne peut vivre ailleurs qu’en Autriche-Hongrie. Fin de l’histoire.

Pour nous faire sentir l’inéluctable, la venue de la mort sous différents aspects, Roth a une formule qu’il répète au fil des pages et enrichit : « Au-dessus des verres que nous vidions gaiement, la mort invisible croisait déjà ses mains décharnées. » (p.26), qui devient plus tard : « La mort ne croisait pas seulument ses mains décharnées au-dessus des verres où nous buvions, mais encore au-dessus des lits où nous passions nos nuits avec des femmes. » (p. 73)/ Tout est condamné à la mort, rien ne subsistera de ce qui fut le monde des Trotta. Joseph Roth développe-t-il une philosophie de l’Histoire ? Pas à la manière d’un Tolstoï dans « La guerre et la paix », où il clôt son livre par de longues considérations de ce type. Mais il est certain que Roth a une vision de l’histoire pour l’Empire Austro-hongrois. Il distille tout au long de ce court roman des remarques par personnages interposés. Il est à peu près certain qu’il ne considérait pas cet empire bicéphale comme une prison des peuples, tel qu’on l’a présenté a postériori. Pour lui, il n’y a pas de nation autrichienne entre les deux guerres, mais il y avait une concience nationale austro-hongroise, incarnée dans ce livre par Joseph Branco le slovène et Manès Reisiger le cocher polonais, amis de François-Ferdinand le Viennois. Il y a incontestablement chez Roth (comme chez Zweig) une nostalgie de l’Empire, de la douceur de vivre de Vienne, de cette communauté de peuples reliés par leur Empereur. La lumière du crépuscule final est encore belle, mais c’est la dernière lueur.

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Il faut lire les deux romans à la suite si on veut mesurer l’importance de l’entreprise de Joesph Roth. Symphonie pour l’un, orchestre de chambre pour l’autre, ils dressent à eux deux le portrait d’une Europe centrale disparue,celle où on circulait sans passeport d’un pays à l’autre (ce que Zweig rapportait aussi avec insistance). Très symboliquement, à leur retour de camp, les deux « étrangers » à la nouvelle Autriche démembrée, Joesph et Manès ont un passeport qu’il exhibent à leurs amis. Le nouveau monde est celui des frontières, qui seront la cause directe de la Seconde Guerre Mondiale («  franchissement de la frontière et envahissement de la Pologne par l’armée allemande).

 

Joseph Roth mérite d’être connu, avec son prénom à lui,  et d’être lu ; on trouve encore ces romans en poche, profitez-en ça peut ne pas durer.

 

 

J.Michel Dauriac. 30 juillet 2018.

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Un conte sur le règne du Bien et du Mal ; sur « Le règne de l‘esprit malin » de C.F. Ramuz (1914).

 

En tapant ce titre sur un moteur de recherche, voici que l’on trouve :

« Avec Le Règne de l’esprit malin, Ramuz commence une série de romans où il invente et découvre des mythes 1 paysans mettant en scène des forces cosmiques, le Bien et le Mal, le jeu entre la vie et la mort. Suivront La Guérison des maladies (1917), Les Signes parmi nous (1919), Terre du ciel (1921) et Présence de la mort (1922). »

  1. ? « le poète est lui-même un trouveur de mythes et [qu’]il n’est même que cela ». Charles-Ferdinand Ramuz

source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Règne_de_l’esprit_malin_(roman)

On y apprend donc que ce roman ouvre un cycle qui produira cinq histoires publiées à la suite. C’est donc un projet important. Je laisse à l’auteur de cet article le terme « mythes » qui ne s’applique pas, en tous les cas, à ce roman précis.

 

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Ramuz est souvent considéré comme un auteur français, car ayant résidé à Paris entre 1904et 1914 et publié chez Grasset l’essentiel de son œuvre. Mais Suisse il était et il le demeurait dans ses choix éditoriaux, la plupart de ses livres ayant d’abord été publié en Suisse romande avant d’être repris à Paris. Il est Suisse rural par sa langue maternelle, ce Français d’outre-Léman, qu’on lui a reproché de mal  écrire . N’a-t-on pas fait ce reproche à Céline que l’on célèbre aujourd’hui comme un formidable inventeur de la langue française (et qui admirait Ramuz pour sa langue !) ? La querelle, typiquement française et parisienne, a agité le marigot dans les années 1926-1929 ; Ramuz a eu la politesse de répondre à ses détracteurs. L’affaire est close : les lecteurs avaient choisi de lire cet auteur ; or c’est le public qui est le seul arbitre. Pour reprendre l’exemple de Céline, les lecteurs en ont fait ce qu’il est, en dépit de sa vie personnelle assez misérable en sa fin, un des géants du XXème siècle. Que sont d’ailleurs devenus ceux qui attaquaient Ramuz sur sa langue ?

Ce roman est situé en montagne, comme nombre de ses récits. Le cadre est très bien limité, voire borné : un village de huit cents âmes au fond d’une vallée. Là vivent des paysans avec leurs familles. Le village compte aussi des boutiques et des artisans, une auberge et une église et son curé. Un petit monde clos à la vie rythmée par les saisons ; on les verra passer au court de l’histoire. Ce récit est comme un bon film fantastique. Tout commence dans la banalité du quotidien. Les hommes redescendent des terres et viennent boire le coup à l’auberge. Arrive un homme qui n’est pas du pays et qui demande à boire et à manger. Il est ignoré par tous les autres, jusqu’à ce qu’il demande un renseignement précis pour s’installer au village comme cordonnier et qu’il paie trois litres de vin à le société ici réunie. Il est aussitôt adopté et dès le lendemain on lui montre l’échoppe du cordonnier qui vient juste de mourir. Il signe un bail et s’installe à neuf . Il a de l’argent et fait venir du matériel neuf pour ouvrir son commerce. Il travaille très bien, très vite et pour pas cher. Il n’en faut pas plus pour qu’il séduise la population. Et la vie continue. Mais dérape rapidement. Le malheur s’abat sur le village de diverses manières : les enfants ont les membres noués, des femmes meurent de douleur au ventre, des mères en couche décèdent avec les bébés… les animaux ne sont pas épargnés et les vaches peu à peu se font rares. Des maisons brûlent, d’autres s’effondrent. Du jamais vu avec une telle intensité.

 

Et là, Ramuz entraîne son lecteur dans le fantastique. Que le malheur soit n’a rien d’extraordinaire, mais qu’il soit si dense dans le temps et l’espace, voilà qui n’est pas « naturel », les villageois le sentent bien, surtout un,  Luc, qui parcourt le village en dénonçant Branchu, le cordonnier comme le responsable du mal et l’esprit mauvais installé au village. Le décor est en place et Ramuz va développer son histoire selon les canons bibliques de l’Ancien Testament ou de l’épopée antique.

L’ensemble dessine une parabole, bien plus qu’un mythe, car la référence est chrétienne sans nul doute. L’auteur sème des indices au fil de son récit. Ainsi quand l’homme arrive au village et qu’on finit par lui demander son nom il répond énigmatiquement : «  Branchu, comme qui dirait Cornu… » (p22). Le Diable est donc dans le détail. Le lecteur ainsi mis en vigilance va alors décoder les évènements sous cet angle.

Branchu manifeste une générosité hors du commun, avec laquelle il s’attache la population du village. Mais cela n’empêche pas le malheur de continuer à frapper. Et là, Branchu va faire un véritable miracle, en guérissant la mère de Lhote, un de ses amis du début. Dès lors pour Lhote il est le Christ.  On comprend donc bien la polarisation que Ramuz met en place entre Luc et Lhote. Mais Luc va mourir et laisser le champ libre au camp du Mal. Le curé du village, qui apparaît comme le dernier recours de villageois qui ont compris l’origine du mal , les renvoie au nom de leurs péchés et les invite à corriger leurs défauts pour mettre fin à ces catastrophes. Il est manifeste qu’il ne comprend nullement la situation et qu’il agit en fonctionnaire de Dieu. Les habitants sont donc livrés à eux mêmes. Ramuz va pousser au maximum sa logique narrative et fracturer la population en deux camps : ceux qui vont rejoindre Branchu à l’auberge désertée par ses propriétaires et mener la belle vie et le reste des habitants, terrés chez eux et mourant peu à peu de faim et de froid. Le dénouement semble inévitable. Mais survient la Grâce.

 

Elle est représentée par une petite fille appelée Marie qui redescend de sa cabane de montagne où elle s’est réfugiée avec sa mère, pour chercher son père, une des premières victimes de l’esprit malin qui en a fait un voleur de terrain, déplaçant les bornes de propriété pour agrandir son domaine. Et la pureté de cette enfant vient à bout du Mal et guérit le village.

Ce récit oblige son lecteur à une réflexion sur les traits que peut prendre le Mal et sur ce qu’est le bien. Quelle est la part de la justice dans ce phénomène ? Pourquoi ceux qui vivent le plus dignement sont-ils plus frappés que les autres ? Le refus de l’Eglise est évidemment choquant, mais nous découvrons tout à fait à la fin du roman que le curé est retrouvé pendu : il a donc été incapable de résister au Mal et ne pouvait d’être aucune utilité pour les villageois. Ce que l’auteur réussit à rendre magnifiquement est ce que Hannah Arendt appellera plus tard la « banalité du mal ». Le démon est un homme ordinaire. D’ailleurs, significativement, à partir d’un certain point du récit, celui où il est identifié comme l’origine du mal, Branchu n’est plu nommé que l’Homme avec une majuscule. Ce livre illustre le combat des forces invisibles qui agitent le monde et que Saint Paul a évoquées dans ses épitres ( Lettre aux Ephésiens chapitre 6 verset 12 ), ramené dans un petit espace à taille humaine. Ramuz est un vrai moraliste car il ne délivre pas une leçon de morale mais la donne à voir en action, laissant chaque lecteur en tirer les conséquences.

Un livre passionnant et inoubliable, comme les romans de Ramuz que j’ai déjà lus jusqu’ici.

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