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Retenez ce qui est bon… Bilan critique des livres d’Esdras et Néhémie

La version audio est ici:

Méditation de sortie de l’Arche 9

Si l’on tient compte des difficultés rencontrées lors de ces méditations, un bilan critique s’impose. Il s’agit de poser les questions qui dérangent et de donner les éléments d’appréciation. Mon travail, ici, ne consiste pas à prendre position et à enseigner cette position. Non que je m’y refuse – j’ai une opinion argumentée précise sur ces livres – mais, je crois que le travail d‘un enseignant bibliste est d’ouvrir l’esprit de ses auditeurs-lecteurs à l’expérience critique personnelle et au débat.

La question essentielle doit être posée :

Alors que ces livres contiennent des « versets douloureux[1] » pour nous, pourquoi sont-ils incorporés au corpus de la Bible ? Ces deux livres sont-ils à leurs place dans le canon biblique ?

Ce qui revient à ajouter une question encore plus large :

Peut-on remettre en cause le canon biblique chrétien (et juif, en plus, ici) ?

A ces questions, vous imaginez bien que les réponses ne sont pas simples. Nous ne sommes pas les premiers à nous els poser et il existe bien des témoignages de ces débats (autant dans les Pères de l’Eglise que dans la théologie chrétienne). Ma position est de vous proposer des éléments de jugement, mais sans prise de  position nette de ma part.

Ce qui est en cause est la construction canonique, c’est-à-dire la procédure qui a permis de faire la liste fermée des livres formant la Bible. La Bible, sous la forme que nous connaissons aujourd’hui, existe depuis plus de 1700 ans. C’est en effet au IVème siècle qu’elle fut arrêtée par les Conciles œcuméniques de l’Eglise catholique. Que pouvons-nous dire ?

  • La construction du canon – le mot grec ancien signifie « règle à mesurer », « mesure » – est une entreprise humaine qui a touché les trois monothéismes. Le canon juif et le canon chrétien sont organiquement liés dès la fixation définitive. Le choix des livres est une affaire elle-même discutable, dans le sens que ce sont des hommes qui l’ont accompli et que tout ce qui est humain est discutable, car imparfait et subjectif. Il y a en effet une contradiction insoluble entre des hommes variables et influençables chargés d’un choix qui porte sur une parole inspirée par Dieu, qui serait donc parfaite et pure. L’islam a réglé cette contradiction en déclarant le Coran « incréé », donc totalement indépendant de la nature humaine du Prophète qui l’a reçu. Les chrétiens considèrent que les livres et les paroles de la Bible sont inspirées par Dieu, mais écrits et portés par des hommes ordinaires, ce qui change évidemment le regard sur les textes.
  • Pour justifier le choix du canon, la théologie chrétienne fait appel à l’œuvre du Saint-Esprit, qui vient éclairer d’en haut les hommes chargés du choix et ainsi en faire une œuvre sainte. Refuser cette intervention de l’Esprit, c’est faire du canon une affaire politique. S’abriter derrière le Saint-Esprit pour balayer toute objection, c’est nier le rôle de la liberté humaine. Il y a donc là une question très épineuse qui demande de la réflexion et de la sagesse.
  • Les circonstances historiques ont pesé lourd sur la constitution des canons juifs et chrétiens :
    • pour les Juifs, la destruction de Jérusalem et du Temple en 70 marque une prise de conscience du risque d’une tradition orale dominante. C’est la fixation du Talmud, comme écrit des divers commentaires de la Torah. C’est aussi, en parallèle, la liste arrêtée vers la fin du premier siècle de notre ère, des livres constituant la Bible. Décision prise dans l’urgence de la diaspora.
    • Pour les chrétiens, la pression de l’empereur Constantin (et de sa mère) est très forte sur le Concile de Nicée de 325 où le canon est définitivement fixé, ainsi qu’un certain nombre de doctrines, devenues canoniques (les dogmes). Le canon est réalisé sous la pression du pouvoir politique, alors que la question n’était pas capitale pour les communautés du Ier et IIème siècle.

Enfin, il faut signaler que tout au long de l’histoire de la chrétienté, des hommes isolés ou des groupes, ont contesté ou rejeté certains livres du canon. L’Epître de Jacques, l’Apocalypse de Jean ou l’Ecclésiaste ont été fortement contestés. Alors que d’autres œuvres étaient considérées par certains comme inspirés : c’est le cas des livres apocryphes[2] de l’Ancien Testament, reconnus par les Catholiques romains, ou de certains évangiles pour les chrétiens primitifs (Evangile de Thomas ou de Pierre).

Après ces question larges sur le canon lui-même, il faut considérer des questionnements propres à nos deux livres. Je résume ceux-ci à trois grandes interrogations.

  1. Les « versets douloureux » de ces textes posent la question de l’acceptation du texte biblique. Faut-il rejeter catégoriquement ces textes, qui sont manifestement contraires aux paroles de Jésus (sur les unions mixtes, sur l’usage de la violence) ? Ici, toutes les confession chrétiennes ne sont pas logées à la même enseigne.
    1. Les protestants sont libres, face à ce choix, selon la doctrine du « libre examen » personnel établie par la Réforme dans ses différents courants. Les diverses dénominations ont pris des positions dans des confessions de foi ou des déclarations. Mais le choix individuel reste fondamental.
    1. Les catholiques ou les orthodoxes ont une structure hiérarchique pyramidale, avec une autorité suprême, pape ou patriarche. C’est, en théorie cette autorité qui dit la saine doctrine et fixe ce qui fait dogme. Mais, dans la pratique, il existe de plus en plus un courant critique « libéral » au sein de ces confessions, il a  d’ailleurs toujours existé, mais il a été réduit longtemps au silence. Ces courants se comportent comme des protestants au sein des Eglises catholiques et orthodoxes.

           Il est clair que, dans le christianisme évangélique (j’entends par là celui qui se réclame de la lettre et de l’esprit des Evangiles), la règle de la Nouvelle Alliance est résumée par les deux seuls commandements reformulés par Jésus en Luc 10 :27 :

            « 27  Il répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même. »

            A cette aune-là, le rejet exprimé par Esdras et Néhémie, au nom de la Loi, est problématique et ne peut pas nous laisser insensibles. Ce qui conduit à la deuxième question :

  • Faut-il nécessairement établir un lien et un enseignement entre ces textes de la Bible Juive et notre vie chrétienne présente ? On peut répondre « non » à l’idée d’une nécessité qui deviendrait règle d’airain. Les trois premiers chapitres de la Genèse ou les deux derniers chapitres de l’Apocalypse de Jean n’appellent aucune application directe dans nos vies[3]. Il existe ainsi un certain nombre de textes que l’on ne doit pas chercher à transposer ou actualiser à toute force. Je crois qu’Esdras et Néhémie ne font pas partie de ces textes.

La difficulté de la lecture et de l’étude de la Bible Juive est dans le double éloignement qui la sépare de nous : éloignement temporel de 2 000 à 3 000 ans ; ce sont des textes antiques, donc écrits et vécus dans un tout autre univers mental, religieux, scientifique ou moral ; mais aussi, éloignement géographique : nous sommes des Grecs, et la Bible est d‘abord un recueil oriental, sémitique, donc d’un autre horizon mental et spirituel. Ce double éloignement explique que tout lecteur et/ou étudiant de ces textes doit impérativement disposer d’une connaissance solide du monde de la Bible. C’est, entre autres, un des buts de la théologie universitaire ou de l’histoire des religions, de donner cette connaissance ardue et foisonnante. Sans cette connaissance minimale, nous ne pouvons vraiment étudier ces textes et nos positions risquent de rester au niveau du Café du Commerce. Qui plus est, il faut un travail de réflexion dense, qui évite les réactions épidermiques et fonde, en raison, les positions. Ce travail de fond conduit à la troisième question :

  • Peut-on trouver un enseignement symbolique et typologique de ces textes difficiles, comme le Cantique des Cantiques, Ruth, Qohélet ou Esdras-Néhémie, pour ne pas citer Daniel ? Un sens qui soit, de ce fait, intemporel ? Ou bien, ces transpositions et explications symboliques sont-elles de sales manies des théologiens, pasteurs et prêtres ?

Là est bien la question de ce qu’on appelle l’exégèse, et  surtout l’herméneutique (l’art de l’interprétation), qui est ici posée. Faut-il lire simplement la Bible juive comme une collection de livres historiques, poétiques ou de sagesse antique, mais sans aucun sens pour nous aujourd’hui ? Ou bien, le lecteur assoiffé de vie spirituelle et d’enseignement peut-il en faire son miel, malgré toutes les distances et les différences ? La réponse peut être dans la réception du psaume 23 ou du poème de Qohélet, « Il y a un temps pour tout ». Depuis des siècles, des chrétiens y ont puisé force, lucidité et courage. Il faut donc admettre que la réponse à cette question est d‘abord personnelle, et qu’aucune règle générale ne peut lui être appliquée.

Le symbole est la clé de la lecture biblique. C’est Dieu lui-même qui l’établit, après le Déluge, avec l’arc-en-ciel (Lire Genèse 9 :11-17).

« 11  J’établis mon alliance avec vous : aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge, et il n’y aura plus de déluge pour détruire la terre.

12 ¶  Et Dieu dit : C’est ici le signe de l’alliance que j’établis entre moi et vous, et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à toujours:

13  j’ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d’alliance entre moi et la terre.

14  Quand j’aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre, l’arc paraîtra dans la nue ;

15  et je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous, et tous les êtres vivants, de toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute chair.

16  L’arc sera dans la nue ; et je le regarderai, pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tous les êtres vivants, de toute chair qui est sur la terre.

17  Et Dieu dit à Noé : Tel est le signe de l’alliance que j’établis entre moi et toute chair qui est sur la terre. »

Bien sûr nous savons aujourd’hui expliquer physiquement l’art-en-ciel par la diffraction des rayons lumineux/ Mais cela n’ôte rien à cette lecture symbolique primitive. Etymologiquement, le symbole est une moitié d’objet, qui doit s’encastrer ou se réunir avec l’autre moitié pour rétablir l’unité des deux pièces. Le symbole est ce qui nous permet de reconnaître l’Autre, de comprendre la volonté de Dieu dans des actes, des faits, des êtres. Tout est symbole dans la Torah de Moïse. Mais tout est symbole aussi dans les paroles de Jésus, jusqu’au pain et au vin du dernier repas. Un croyant qui nierait la symbolique évangélique et biblique nierait ainsi toute la dimension  transcendante et mystique de la foi chrétienne et se limiterait à un christianisme immanent, qui n’est qu’une voie de développement personnel, selon les termes de notre époque.

Nous avons vu, au long de ces méditation, la forte charge symbolique qui réside dans Esdras et Néhémie. Ainsi la reconstruction du temple, l’état de la muraille, son relèvement, le rétablissement du culte sont des symboles spirituels que l’on retrouve dans toute la Bible, juive ou Nouveau Testament. Même ces épisodes des mariages mixtes, du renvoi des femmes étrangères et de leurs enfants, n’ont de sens pour nous que symbolique.

Je crois que la lecture symbolique et typologique de la Bible juive est une nourriture spirituelle pour le croyant d‘aujourd’hui, à condition de ne pas verser dans le systématisme et l’approbation béate de tout texte.

Voilà donc énoncées quelques remarques critiques (surtout des questions d’ailleurs, car elles sont bien plus instructives que les réponses) sur ce que la lecture de ces deux livres, Esdras et Néhémie, a suscitées. Je remercie d’ailleurs les lecteurs et auditeurs qui ont réagi et m’ont aidé à formuler ces critiques.

Je voudrais clore ce cycle sur ma conclusion personnelle concernant ces deux livres.

Ma conclusion

  • L’étude de ces deux livres permet de poser des questions capitales, dont nous venons de voir que eles réponses sont complexes.
  • Pour ma part, voici les quelques remarques que je veux mettre en avant :
  • Ces livres sont très contrastés et offrent à la fois de beaux moments de vie spirituelle et des épisodes tout à fait révoltants pour nous. Mais ce n’est nullement une exception dans la Bible, c’est au contraire le reflet assez fidèle de la Bible juive. La Bible est à l’image de l’humanité, à la fois sordide et sublime. C’est aussi pour cela qu’elle parle aux homme de toutes races depuis des siècles. Il nous faut l’accepter pour pouvoir tirer le meilleur de ce livre saint des chrétiens.
  • De ce point de vue, je pense que l’enseignement principal de ces livres est dans l’alternance de hauts et de bas spirituels du peuple de Jérusalem. C’est le reflet de la vraie vie des hommes et donc, aussi, la nôtre. Nous savons tous que notre marche n’est pas toujours héroïque et fidèle. Nous connaissons les abandons, les chutes et les rechutes, les compromis. Mais il y a toujours la possibilité du retour à la vie purifiée du service de Dieu. C’est d’ailleurs ainsi que se termine le livre de Néhémie, nous l’avons vu.
  • On voit également, dans cette histoire, que Dieu n’a pas abandonné son peuple et, qu’au creux de la déportation, il a su susciter des hommes pour restaurer la vie du peuple, mais aussi disposer favorablement le cœur des souverains. Dieu ne dispense pas des épreuves, mais il veille toujours sur son peuple.

Il y aurait bien d‘autres éléments à retirer d’une étude complète de ces deux livres. Mon propos était de les aborder de manière sélective, selon le projet de ce cycle de méditations, qui s’organise autour de l’idée de la sortie de l’Arche (ou du confinement) et du monde à reconstruire. A chacun de retourner vers les passages qui n’ont pas été abordés.

Jean-Michel Dauriac – février 2021


[1] Cette expression est le titre d’un livre de débat sur ces textes dans les trois monothéismes : Les versets douloureux – Bible, Evangile et Coran, entre conflit et dialogue, David Meyer, Yves Simoens et Soheib Bencheikh, éditions Lessus, collection l’Autre et les autres, Bruxzlles, 2009.

[2] Le terme « apocryphe » signifie « dont l’inspiration n’est pas reconnue ». Ce mot est employé par les protestants et rejeté par les Catholiques et Orthodoxes.

[3] Ces deux exemples relèvent de la foi (ou de la croyance) dans les récits rapportés : on y croit ou on n’y croit pas, littéralement ou symboliquement.


Published in Bible et vie

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