La joie est un roman âpre. Le titre est une antiphrase dont le lecteur découvre le sens en avançant dans l’histoire. Car, au commencement, est la joie pure. Mais très vite le ciel s’obscurcit peu à peu et, chapitre après chapitre, devient de plus en plus sombre. Cependant, le dénouement surprend quand même, car on ne pensait pas que l’auteur oserait aller jusque là.
Ce livre, comme toujours chez Bernanos, est à dimension spirituelle : le mal et le bien s’y affrontent tout du long. De fait, il s’agit d’un roman sur la sainteté et la médiocrité, entendue ici comme le contraire de la sainteté, soit en termes religieux, l’état du pécheur. Mais cette médiocrité est à double signification ; en effet, les protagonistes médiocres le sont aussi au plan personnel, en dehors de leur état peccamineux, comme dit l’Eglise, qui n’a pas peur des gros mots ! Il y a d’abord le cadre, unité de lieu absolue, qui finit par devenir une chape de plomb sur l’héroïne, cette maison de campagne cossue qui sert de résidence estivale. L’héroïne, parlons-en justement. C’est une jeune fille de bonne famille, de dix-sept ans, orpheline de mère, vivant avec son père, intellectuel d’une certaine renommée. Cette jeune fille assume les fonctions de maîtresse de maison et de surveillante de son père, sans donner à ce terme un sens dépréciatif. Elle se soucie constamment de son père, qui apparaît comme un être nerveusement très fragile. Chantal, c’est le nom de la jeune fille, illumine la première partie du roman de sa joie et de sa sainteté inconsciente. Elle survole les problèmes, s’occupe de tous et agit envers chacun avec l’amour évangélique du Christ. Son père, Monsieur de Clergerie, poursuit un unique but : être élu à l’Académie, ce pour quoi il dépense depuis des années une énergie folle et des trésors de stratégie. Autour du père et de la fille gravitent des personnages de deux types : les amis de la famille, habitués de cette maison de vacances campagnarde, et la domesticité. Le roman passe d’un type à l’autre, selon les besoins de l’avancée de l’intrigue.
Mais y-a-t-il vraiment intrigue ? Celui qui cherche un roman « romanesque » sera très déçu : ce n’est pas le genre de la maison Bernanos. L’intrigue se réduit à quelques jours de la vie de cette maison, sans aucun événement extraordinaire. Au contraire, l’auteur ramène tout à un quotidien banal et, somme toute, très répétitif. Ce ne sont donc nullement les actions des protagonistes qui intéressent notre écrivain, mais bien plutôt leurs pensées et leurs dires. Comme Sous le soleil de Satan, tout se joue en quelques rencontres et dans des échanges qu’il faut savoir décrypter. Autant dire d’emblée que ce n’est pas un livre facile, pas le genre de roman à apporter à la plage. Il faut souvent relire les paragraphes pour en saisir tout le contenu. Cela est en grande partie dû au style de Bernanos. Il écrit de manière massive, dense et, parfois, lourde. Il creuse son idée comme Rodin creusait la matière. Il ne donne au lecteur aucune facilité. Tu me suis ou te refermes le livre, mais je ne vais pas édulcorer mes propos ! C’est que l’enjeu est colossal. Il s’agit, au travers de Chantal de tenter d’approcher in situ le mystère de la sainteté en action. Du côté de cette jeune fille, on pourrait dire que, dans la première partie, le style de Bernanos est assez lumineux, comme son sujet. Il arrive tout à fait à nous donner à voir une jeune fille vivant l’amour du Christ naturellement, toute habitée par le souvenir de son mentor spirituel , l’abbé Chevances, lui-même un saint homme, mort très récemment, et que Chantal a accompagné jusqu’au bout. Ces deux-là sont le tandem de la sainteté. Bernanos ne la refuse pas au prêtre, mais on sent bien que ce n’est pas à l’Eglise qu’il en accorde la grâce, mais à la vie de chaque croyant. En contrepoint de cet abbé disparu mais omniprésent, il nous offre un autre religieux, l’abbé Cénabre, un penseur reconnu, mais dont la vie spirituelle s’avèrera vide. Un saint prêtre d’un côté, un érudit desséché dans sa foi de l’autre. On sait évidemment très vite vers lequel va la préférence de l’auteur. La seconde partie du roman nous dévoile une longue scène de face-à-face entre la jeune fille et le vieux prêtre désabusé, dont il faut relire plusieurs fois les échanges pour saisir la tension de ce qui se joue ici. On retrouve là l’opposition déjà rencontrée dans Sous le soleil de Satan entre deux conceptions du ministère de prêtre. Chantal de Clergerie se trouve prise entre des forces contradictoires qu’elle a cru pouvoir contenir et qui, soudain, la déstabilisent. Mais le mal est présent sous les traits du chauffeur russe, Fiodor. Le lecteur saisit bien toute l’ambiguïté du personnage, mais Bernanos n’est jamais vraiment explicite et nous devons donc essayer deviner ce qu’il en est de cet homme et de ses mensonges permanents. Toujours est-il qu’il apparaît comme fasciné par Chantal. On le suit à travers le roman, présent même quand il n’est pas là, tant il trouble même la domesticité. La vraie question est la nature de sa fascination : est-il remis en question par la sainteté ou s’agit-il de la contemplation de la victime innocente ? Nous l’ignorerons jusqu’à la fin, mais ils seront réunis pour toujours dans la mort, sans que nous sachions vraiment pourquoi et comment. La porte est ouverte à de multiples interprétations. Je crois qu’il faut se garder d’aller trop loin dans ce chemin, puisque Bernanos ne nous a pas fourni de clés pour toutes les portes.
La médiocrité triomphe de la sainteté, au moins de manière terrestre. Mais qu’en est-il après ? A chaque lecteur de se poser la question et d’y apporter sa réponse.
Cet âpre roman s’avère aussi être un roman amer dont le goût ne passe pas. Le coup de théâtre final nous laisse interloqués. Pourquoi fallait-il que cette jeune fille meure ? Pourquoi Fiodor l’a-t-il tué avant de se suicider ? La réponse est à construire avec le retour nécessaire sur les scènes antérieures. Où était la faiblesse cette jeune sainte ? Qui est responsable ? Son père, l’abbé Cénabre, le docteur La Pérouse ? Le criminel est Fiodor, certes, mais ce n’est pas lui le responsable. Tout autour de la sainteté joyeuse de Chantal les médiocres se sont ligués, eux qui ne connaissaient ni la joie, ni la grâce, ni la paix, ni l’innocence. Il n’y a pas de place pour les saints dans un monde d’ambitions et de petitesses humaines.
J’ai dit plus haut que le style de ce roman était massif et parfois lourd, à la limite de l’ennui. C’est que Bernanos se moque de « faire du style » ; ce qui l’intéresse uniquement c’est la compréhension psychologique de ses personnages et leurs états d’âme au sens religieux du terme. La frontière entre le saint est le médiocre est tracée par ces « états d’âme », expression magnifique souvent rendue péjorative. Le chrétien, pour Bernanos, est celui qui se préoccupe de son âme et de l’âme des autres : Chantal était de ceux-là, comme l’abbé Chevances. Pour avoir des « états d’âme », il faut savoir que l’on a une âme. Le cas du psychiatre est tout à fait emblématique de ce que le matérialisme fait quand il veut ignorer l’âme. Le docteur La Pérouse, qui fut un grand psychiatre est sur le déclin personnel (sans doute atteint d’un début de Parkinson) et refuse de le voir. Il veut ramener toute personne à un « cas ». mais Chantal lui est proprement incompréhensible et elle le lui fait bien comprendre. A travers ce portrait de médecin, on retrouve la plume enflammée du Bernanos pamphlétaire et combattant. La description de la personnalité du docteur est d’une rosserie talentueuse, tout comme le portrait initial de Monsieur de Clergerie. Dans ces lignes nous avons le meilleur Bernanos, celui qui frappe ce qu’il combat : la bêtise, la suffisance, la fausse science… Il est évidemment dommage que tout le roman ne reste pas à ce niveau littéraire. Mais est-ce possible ?
Lire La joie est à la fois un grand plaisir et un effort. Ce n’est pas un livre facile, mais cependant un bon livre, dans le sens où il nous marque à jamais, nous remet en question et, une fois refermé, continue de nous tarabuster. Il faut l’accepter tel qu’il est pour l’apprécier. Pour ma part, je préfèrerais toujours un livre qui se gagne de haute lutte à un livre qui se prostitue dans la facilité pour me séduire. Après tout, qui a dit que la lecture de Madame Bovary ou de L’insoutenable légèreté de l’être était facile ? Ne sont-ce pas d’immenses romans ? Il y a un temps pour tout, un temps pour des lectures faciles et un temps pour des livres robustes qui se défendent.
Jacques Lacarrière a fait sa (très bonne) réputation en publiant des livres dans le genre littérature de voyage. Son Eté grec a connu un grand succès dans divers format. Un de ses grands classique est Chemin Faisant, récit d’une traversée pédestre de la France dans la diagonale du vide, bien avant Les chemins noirs de Sylvain Tesson. Quant à son essai sur Les Gnostiques, appuyé sur sa très bonne connaissance de l’Egypte et du monde méditerranéen, il constitue un des meilleurs titres de vulgarisation sur ce sujet très complexe. Bref, Jacques Lacarrière est un écrivain que le voyage aide à écrire, et à bien écrire.
J’ai acheté ce petit livre dans une bouquinerie, sur la foi du nom de l’auteur ; le titre me laissait présager un voyage forestier ou quelque chose comme ça. Mais je n’avais pas regardé plus. C’est en le retirant de ma bibliothèque, au rayon des « espérants » – ces livres achetés assez récemment et qui s’entassent dans l’attente d’une lecture prochaine, qui parfois ne viendra jamais – que j’ai découvert son contenu. Partant pour un petit périple au cœur de la France de l’Est, j’ai choisi quelques livres de petite taille, qui conviennent bien à ces types de jours. Parmi eux, celui dont il est question aujourd’hui ; il voisinait avec un joli petit Modiano, dont je parlerai ailleurs.
Il s’agit bien, en définitive d’un récit de voyage… Mais, pour la première fois, Lacarrière a choisi la forme romancée, la fiction totale. Les amoureux de littérature sont attentifs et friands aux premières phrases des romans ; certaines sont devenues quasi-proverbiales. Celle de ce livre est assez originale, jugez-en :
« Cet été-là, je le passai sous une écorce de platane. »
Avouons que c’est assez étrange. Lisons maintenant la dernière phrase :
« Et, rouvrant les yeux, je me glissai hors de l’écorce. »
Si l’on n’a que ces deux phrases, on en déduit que c’est l’histoire de quelqu’un qui passe un été sous l’écorce d’un platane et en sort à un moment donné.. Tel quel, ce n’est pas très excitant. Mais, évidemment, tout l’art du romancier consiste dans l’intervalle et ce qui s’y passe. Et là, je peux dire que le lecteur ne sera pas déçu, car on bouge beaucoup et il y a du changement, beaucoup de changements, je dirais même, de transformations. Le récit est l’enchaînement de toutes les transformations et voyages vécus par ce quelqu’un qui habite sous l’écorce du platane.
Ami lecteur, si tu ne veux pas succomber à l’irrationnel, si la logique est première pour toi, passe ton chemin, ce livre n’est pas pour toi, il ne saurait te plaire. Pour savourer cet ouvrage, il faut, sans aucun doute avoir une certaine dilection pour la poésie, en tout premier lieu. L’univers poétique est celui qui rend le fantastique à la fois accessible et beau pour tous. Tout au long de ces pages, tu baigneras dans une sorte de placenta poétique rimbaldien .
Il est quasiment impossible de résumer un tel livre. Je laisse donc l’auteur évoquer les étapes de son voyage :
« Quel monde ? Celui qui déjà remue dans l’aube inquiète qui attend ou celui qui tremble encore dans ma mémoire, celui qui fit de moi, ex-hominien, le presque-Loir, l’apprenti-Grue, le demi-Acridien, l’élève-Termite, le frère-Ephémère, l’anti-Ver, l’enfant des Souffles, le co-Hibou, l’exuvie d’Homme, la fausse Anguille, l’habitant de l’Abysse, le commensal de la Méduse, le voyeur des Tortues, l’hôte de l’Anémone, le pseudo-Poulpe, le quidam des Sardines, l’avorton d’Axolotl, le complice du Caméléon, l’auditeur du Boa, l’allié des Escargots, l’incompris du Grillon, le témoin de la Mante, l’elfe du Ver luisant, le verbe des Abeilles, la mémoire des Mouches, la proie de l’Araignée, l’ami de la Chenille, l’amant du Papillon ? » p. 187.
Ici sont présentées toutes les existences qu’a connues l’auteur quand il eut décidé de se glisser sous l’écorce d’un platane. Il faut alors accepter de rester dans le mystère de ses transformations-adaptations, car il ne devient jamais l’animal évoqué, mais « une sorte de … », capable communiquer avec lui et de partager sa vie durant un certain temps. Il faut accepter de perdre la notion du temps et de l’espace, de ne pas toujours saisir les transitions physiques – ce qui est bien sûr fait volontairement par l’auteur -, de devoir chercher nombre de termes dans le dictionnaire, car Lacarrière est très précis et use du vocabulaire scientifique pour chaque espèce. Bref, il faut accepter de voyager avec lui sans tout comprendre.
A ce jeu de l’animalité, Jacques Lacarrière rejoint les plus grands, ceux qui ont su « devenir » la bête. Je veux dire Louis Pergaud, avec ses histoires naturelles, ou Franz Kafka avec ses contes fantastiques, voire Léon Tolstoï et son cheval Khostomer. C’est la marque des très grands de réussir cet exploit de nous entrainer dans le monde animal sans être ridicule. Lacarrière a toute sa place auprès d’eux.
Chaque roman de Michel Houellebecq, depuis 1994 et Extension du domaine de la lutte, est un événement. Longtemps, ce fut un moment de scandale autant qu’une sortie littéraire, disons jusqu’à La carte et le territoire, en 2010. Les médias faisaient monter toute une mayonnaise en focalisant sur un aspect ou une phrase de chaque livre, cela créait une de ces polémiques si stupidement françaises et l’auteur vendait des centaines de milliers d’exemplaires de ses livres. Je ne rappellerai pas ici ces tempêtes dans un verre d’eau germanopratin, les plus avertis s’en souviendront, les autres n’ont pas besoin qu’on les en informe tant cela est stupide. Le reproche récurrent qui était fait à Houellebecq était le caractère pornographique de ses scènes sexuelles, bien crues en effet, mais qui ne représentaient que quelques pages sur des centaines d’autres totalement « propres ». Il faudrait là se poser la question de ce qui est « pornographique » et ce qui ne l’est pas, et pour cela remonter à l’étymologie grecque du terme. Voilà qui nous entraînerait trop loin du but de mon propos d’aujourd’hui. Depuis 2010, plus de scandales autour des sorties de ses livres. Sans doute michel Houellebecq n’a plus besoin de cela pour vendre ses ouvrages, car il s’est acquis un public fidèle qui se moque de la presse. Par ailleurs, sans doute lui-même n’en a-t-il plus besoin, si ce fut jamais le cas, car plus personne en remet en cause son talent d’écrivain. Il est clair qu’il est un des plus grands écrivains français vivant – pour moi c’est le plus grand actuellement. Que l’on n’aime pas le personnage, c’est une autre question : le neurasthénique punk vêtu d’une parka à la propreté douteuse n’est pas le plus attirant des écrivains. Toujours est-il que ses romans, depuis 2010, sont salués comme des livres importants, mais avec une agitation médiatique décroissante d’opus en opus. C’est bien : on peut donc dorénavant se concentrer sur l’écriture et sur le propos.
Le titre de l’ouvrage, Anéantir, n’est pas vraiment porteur d’espoir. La lecture de ce gros pavé confirmera cette première intuition. C’est un livre de plus de 700 pages que l’éditeur offre, sous une couverture reliée blanche assez inhabituelle. Pour la première fois également, nous trouvons des illustrations dans ce livre, ce qui est parfaitement justifié par la narration. De quoi donc traite ce dernier opus ? Pour faire simple, je dirai : de la fin de la vie humaine. Compte tenu de l’importance sociétale du sujet, je suis plutôt surpris que l’on ait si peu parlé de livre. Car, une fois encore, Houellebecq y fait preuve de cette perspicacité quasi-prophétique quant aux thèmes abordés : souvenez-vous, pour ne parler que des derniers livres, de l’histoire de Soumission et de sa montée d’un islamisme politique par voie électorale, au moment des attentats contre Charlie hebdo, ou dans Sérotonine, du malaise agricole, à un moment où les suicides d’agriculteurs sont quotidiens. Ici, il aborde la question de la fin de vie, notamment dans les EHPAD, quelques semaines avant que ne soit porté à la connaissance du public le scandale révélé par Les fossoyeurs, à propos du groupe ORPEA. Mais ce serait réduire la portée de ce gros roman que d’en faire un livre sur les EHPAD. Ils en constituent un moment, mais l’ambition du romancier est bien plus large. Il nous offre, à travers ses personnages, une réflexion sur les diverses manières de finir son existence, et toujours avec sa précision chirurgicale dans les connaissances ses divers milieux et un style parfaitement maîtrisé. Il ajouté ainsi une pierre à son édifice d’analyse romanesque de notre société en fin du XXe siècle et début du XXIe. Peu d’auteurs, depuis Zola, ont su rendre compte avec cette précision d’une société et de ses problèmes.
Par rapport à ses ouvrages antérieurs, l’auteur gère ici le destin de personnages plus nombreux auxquels il accorde une importance équivalente. Il a choisi un cadre familial et une fratrie et décidé de ne pas focaliser uniquement sur un ou deux personnages, mais de réaliser une sorte de roman choral. Paul est l’aîné, il est haut fonctionnaire, conseiller d’un ministre des finances qui ressemble beaucoup à Bruno Lemaire, auquel l’auteur a emprunté son prénom, mais pas seulement ; il a épousé Prudence, fonctionnaire également au Trésor, dans un poste important. Cécile est la puînée, elle est d’abord une épouse et une mère, qui n’a pas de métier particulier, très catholique ; elle est mariée à Hervé, notaire salarié au chômage, lui aussi très croyant (et ancien de la mouvance identitaire où il a gardé des contacts qu’il va activer pour exfiltrer son beau-père de l’EHPAD). Enfin il y a Aurélien, le plus jeune, né bien plus tard et qui est restaurateur en tapisseries anciennes ; il est mal marié avec Indy, une journaliste prétentieuse. Leur mère est morte il y a maintenant des années et leur père vit dans le Beaujolais, d’une retraite de fonctionnaire de la DGSI (en fait il en était un des chefs de service), en couple avec Madeleine, une femme très discrète qui fut d’abord sa femme de ménage avant de vivre une belle histoire d’amour sans tapage avec lui. Bref, tout cela est très français et assez représentatif de notre société. Les rapports entre les membres de la fratrie sont très distendus ; ils voient leur père rarement et, en fait, le connaissent assez peu.
Tout bascule quand le père fait un AVC (accident vasculaire cérébral) et est hospitalisé à Lyon. Dès lors les enfants se retrouvent, se rapprochent et s’occupent de leur père. Dans le détail, l’histoire est assez fouillée bien que très ordinaire. Et c’est cet ordinaire qui est le choix stratégique de l’auteur. Tout ce qui va arriver à chacun des protagonistes pourrait arriver au lecteur – et lui est souvent, au moins en partie arrivé. Les couples battent de l’aile, pour Paul et Aurélien ; le chômage frappe, pour Hervé, le mari de Cécile ; la maladie soudaine amène le handicap sévère pour les deux pères de l’histoire, celui de Prudence et celui de Paul ; les familles doivent assurer des conditions de vie correctes et dignes à leurs géniteurs ; la France vit une campagne électorale sans intérêt, où tout est joué d’avance (ça doit vous rappeler quelque chose, lecteur du printemps 2022 !) ; enfin, pour charger encore le plateau, le suicide et le cancer sont présents. Bien évidemment tout cela ne donne pas un roman très joyeux. Disons qu’il est très houellebecquien, d’une lucidité assez glaçante. A partir de ces fils épars, l’auteur tisse un récit dramatique d’où les moments de pur bonheur ne sont nullement absents, mais réduits dans le temps et souvent contrariés.
C’est Paul Raison – c’est son patronyme – qui est le personnage-pivot autour duquel tout s’organise. Il est celui que l’on découvre dès les premières pages et celui que l’on accompagne vers la mort à la fin. Houellebecq nous fait le plus souvent partager le point de vue de Paul, mais avec un recul certain. On comprend assez vite que cet homme qui a dû être brillant (Sciences Po Paris, puis l’ENA) n’est pas très doué pour la vie. Par petites touches impressionnistes, l’auteur nous dévoile une exitence assez terne et, surtout, très peu sociabilisée hormis les relations de travail. Paul découvre peu à peu la vie réelle, à partir de l’accident de son père. On est alors très loin de Bercy et de ses cranes d’œuf. Mais, avec son talent et son humour subtil, Houellebecq fait de Bruno, le ministre, un personnage qui devient assez sympathique au fur et à mesure que le roman avance. Il dévoile un homme fidèle, serviable et très intelligent, prototype du grand serviteur de l’Etat. Ce personnage est le seul qui ait un véritable épaisseur en dehors de la famille présentée. La galerie des personnages masculins est assez variée, mais plutôt constituée de gens falots, velléitaires ou peu doués pour le bonheur. Les vrais personnages forts et solaires sont les femmes. Pour simplifier je dirai que Houellebecq en dessine quatre, qui sont comme des types que nous pouvons reconnaître autour de nous. Prudence est assez effacée, semble vraiment s’ennuyer dans son travail fiscal, mais elle va devenir vivante au cours de l’histoire, pour finir par être le rocher de Paul, celui sur lequel il s’appuiera jusqu’à sa fin – que l’auteur n’a nul besoin de nous décrire car nous la savons depuis que son cancer de la bouche a été diagnostiqué. Prudence est solide, mais elle ne respire pas le bonheur. Un peu comme Madeleine, la compagne du père Raison. Cette femme est une « taiseuse ». Houellebecq mettra au moins deux ou trois cent pages avant de lui faire prononcer un phrase. Madeleine est le type de la compagne totalement dévouée à l’homme qu’elle aime et prête à lui sacrifier le reste de ses jours. Sa force est telle qu’elle réussira à rendre le père heureux malgré son très lourd handicap (paralysie quasi-totale, perte de la parole). Maryse est le personnage de passage, celle qui n’appartient pas à la famille. C’est une aide-soignante émigrée de l’unité de réadaptation où le père va être transféré après sa sortie du coma. Elle s’occupe de lui avec attention et devient l’amour d’Aurélien, qui retrouve un certain bonheur avec elle, alors que son mariage se dissout difficilement avec Indy, une femme qui ne l’a jamais aimé. Il aurait pu y avoir une forme de rédemption par le couple Maryse-Aurélien. Mais Houellebecq en a décidé autrement : Aurélien se suicide, rongé par une confidence faite à son ex-épouse et qui a déclenché un petit scandale politique autour de Paul et Bruno. Maryse, écoeurée par son travail devenu inhumain et détruite par le suicide d’Aurélien, retourne finalement au Bénin. Enfin, il y a Cécile, la sœur de la fratrie. C’est elle le personnage lumineux de ce récit. Sa foi inébranlable lui donne une constance et une intelligence qui surprend énormément Paul. Elle est celle qui recolle les morceaux, celle qui recueille les confidences, devine les soucis et les zones d’ombre. C’est clairement une figure de sainte laïque – pas de parfaite – que dessine Houellebecq. Le malheur l’atteint, mais il ne la détruit nullement, car elle a une espérance supérieure. Ce personnage consacre définitivement Houellebecq comme auteur chrétien, chose que le lecteur fidèle avait pu lentement découvrir au fil de ses romans. Certes c’est un peu un christianisme à la Bernanos ou Mauriac, où le péché pèse lourd, mais aussi où la grâce existe. Sans Cécile ce roman serait absolument désespérant, terriblement humain au sens de rivé au sol. Il sera difficile, après ce livre, de faire de Houellebecq un auteur misogyne !
Mais, bien évidemment, l’auteur n’a pas écrit un roman de 700 pages pour décrire une famille française typique. Cette famille est au service d’un projet : celui d’aborder la fin de la vie comme sujet de réflexion. Mais l’auteur nous manipule au début du livre. Il nous embarque sur une piste d’enquête des services de la DGSI sur une menace terroriste. Des messages indéchiffrables et des figures dessinées étranges sont retrouvées par les enquêteurs, qui assistent à des scènes d’attentats filmés, diffusés sur le Net. Les mises en scène sont extrêmement soignées, les trucages indécelables. La première est une décapitation du ministre des finances, Bruno, le patron de Paul. C’est ainsi que le lien est fait entre les deux milieux, celui du renseignement et la famille raison. Le lien se renforce par le fait que le directeur des services actuels est un ami du père Raison, et que nous apprendrons chemin faisant que celui-ci a en sa possession des dossiers sans doute importants. Mais cette piste n’intervient qu’épisodiquement, au fur et à mesure que les attentats se sophistiquent (des tankers coupés en deux par des torpilles, mais toujours sans victimes humaines, car les employés ont été prévenus avant). Jusqu’au jour où un attentat fait 500 morts et plonge les Services Secrets dans la mouise totale. Mais il est manifeste que cette piste n’intéresse pas vraiment Houellebecq, qui ne s’en sert que comme respiration et facteur second d’avancement de son intrigue familiale.
Et c’est ici que le livre est très bien construit. Car la question de la fin de vie est posée de manière trans-générationnelle : elle concerne les jeunes (Aurélien), les adultes mûrs (Paul) et les vieillards ( les deux pères). Il peut donc y avoir fin de vie à tout âge, mais pas de la même façon. Chez les jeunes, la mort ne peut agir que par surprise et rapidement[1], sans laisser le temps de la lucidité. Pour l’homme en milieu de vie, elle est vraiment la faucheuse, celle qui vient ruiner une existence déjà bien construite mais qui peut encore se projeter raisonnablement dans le futur : hélas, la mort n’est pas rationnelle. Pour les personnes âgées, elle est inéluctable, elle est redoutée mais attendue, elle obéit à une logique biologique : il s’agit alors bien de respecter la dignité des personnes jusqu’au bout. En rassemblant tous les cas de figure dans une seule famille et dans un délai court, Houellebecq fait œuvre de tragédien au sens le plus classique du terme. Si la concentration est un peu forcée, elle n’est pas si éloignée du réel que nous ne puissions tous nous y retrouver.
Il y donc, envisagés par l’auteur, trois scénarios (je n’écris pas « scénarii » pour laisser les cuistres faire la remarque in petto) correspondant à trois moments de vie. Bien évidemment ces situations en sont pas exclusives de l’âge ici présenté et peuvent s’avérer interchangeables.
La première fin de vie est la plus brutale, celle qui amène la mort instantanée : ce peut être l’accident, le meurtre ou le suicide. C’est la troisième voie que Houellebecq a choisi, car c’est la seule qui relève de la volonté humaine : on en décide pas de périr dans un accident ou par un meurtre. C’est Aurélien, le plus jeune fils de la fratrie qui commet cet acte. Ce n’est pas absurde car les suicides ont souvent lieu aux deux âges extrêmes de la vie adulte, soit jeune soit âgé. Les motivations sont très diverses mais, dans tous les cas, elles sont très fortes, pour parvenir à pousser celui qui s’y livre à mettre fin à ses jours. Contrairement à une idée reçue souvent entendue, le suicide n’est aucunement une lâcheté, mais il demande le courage extrême, celui de se priver du bien qui conditionne tout le reste, la vie. Passons sur le pourquoi de ce suicide dans le roman, les raisons en sont relativement claires et ne font, en tout cas, aucun doute pour la famille. Ce qui intéresse le romancier, ce sont les conséquences de ce suicide. Car Houellebecq est un moraliste, n’en déplaise à ses détracteurs. Aurélien détruit sa vie, mais il entraîne aussi dans sa destruction la jeune aide-soignante, Maryse, qui venait d’ouvrir pour lui le chemin de l’amour. Les suicides de personnes solitaires, isolées, sans familles ni amis, n’ont guère de conséquences sociales, il s’agit d’un effacement discret. Mais Aurélien est inscrit dans une fratrie et dans un couple. Son geste aura donc des conséquences lourdes. L‘auteur n’apporte aucun élément de jugement – c’est le propre du moraliste, à la différence du moralisateur qui assène la conclusion. Mais la peine est là, elle habite ses proches et elle renvoie Maryse dans son Afrique natale, convaincue que la France n’est pas le paradis dont rêvent les émigrants.
Maryse, rappelons-le est le personnage qui apparaît dans le cadre hospitalier où se retrouve le père après sa sortie du coma. Elle travaille dans une unité de réadaptation post-accidents, ce qu’on nomme, avec tout le charme de la siglomanie délirante médicale – mais il n’y a hélas pas qu’elle !) une unité EVC-EPR, dont les lettres signifient (accrochez-vous !) : des patients en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel. Ce que Paul traduit immédiatement dans sa tête par l’expression populaire désespérante mais signifiante, « des légumes ». Cette unité, située non loin du domicile familial, dans le Beaujolais, est dirigée par un médecin tout à fait exceptionnel, le docteur Leroux, lequel fera les frais, au cours du récit, d’un règlement de compte administratif diligenté par le directeur de l’EHPAD juxtaposé et sera muté à Toulon. Maryse est en charge du papa Raison, dans une unité qui a les moyens humains de bien traiter les patients et l’éthique qui va avec. Michel Houellebecq a suffisamment de talent pour ne pas tomber dans le piège du livre à thèse, du roman à charge. Le sujet du livre n’est nullement l’EHPAD ou ses annexes. Il ne sont qu’un des éléments de la problématique générale de la fin de vie. Mais, justement parce qu’il est talentueux, les pages qu’il écrit sur ce sujet marquent vraiment le lecteur, notamment sur les caractères mesquins des rivalités et le poids du réglementaire. Le service du docteur Leroux est démantelé, d’abord parce qu’il a des ennemis, qui jalousent son aura auprès des familles et du personnel sous sa responsabilité, mais aussi parce qu’il a un ratio personnel/patients inacceptable, beaucoup trop élevé. En quelques jours, avec la complicité d’une déléguée syndicale (l’auteur ne fait pas mystère de son mépris pour cette personne réduite à sa fonction), le personnel est redistribué dans l’EHPAD et, d’un seul coup, les conditions de vie des pensionnaires se dégradent très rapidement. C’est ce qui motive un épisode assez drôle du livre : l’exfiltration dominicale du père, par un commando d’activistes favorables à une fin de vie digne. Le père va reprendre une vie apaisée dans sa maison, entouré de tout l’amour de Madeleine, rythmée par les visites de ses enfants, qui le retrouvent dans son jardin d’hiver, face à un magnifique paysage des monts du Beaujolais. Voici la thèse de Houellebecq : elle est toute entière dans l’exemple du père vivant dignement chez lui, entouré de l’attention des siens et du personnel médical idoine. A chacun de se faire sa propre opinion. On ne reparlera plus des EHPAD après cette exfiltration. Maryse retrouve alors le travail habituel des aide-soignantes de ces maisons, avec la course perpétuelle au chronomètre et la frustration d’agir mal envers des personnes qui méritent toutes d’être considérées avec respect. Sans doute aurait-elle démissionné, si elle avait, comme ils l’avaient prévu, construit sa vie avec Aurélien, et pris un autre travail. Mais son suicide bouche son horizon et elle préfère repartir, car elle sait maintenant que la France n’a aucun respect pour les vieux, à l’inverse de ce qui se passe en Afrique. Son départ est aussi un énorme camouflet pour notre société. Parallèlement, mais sans le développer, le père de Prudence, lui aussi victime d’un AVC est installé chez lui et pris en charge par sa seconde fille, revenue vivre dans cette maison. La solution est donc bien dans la vie réelle et pas dans la médicalisation de la vieillesse.
La troisième fin de vie est celle de Paul. Mais ce cas, c’est la maladie incurable qui se déclenche. Alors que Paul et Prudence ont réussi à remettre leur couple sur les bons rails, une mauvaise infection que Paul a laissée traîner entraîne le diagnostic qui fait si peur : cancer de la bouche. Houellebecq nous fait vivre ce que son personnage découvre avec une précision remarquable. Comme à l’accoutumé, il a accompli en amont un gros travail de recherche documentaire qui donne une crédibilité assez effrayante à son récit. Paul met du temps à comprendre que ce qu’il a est grave, il met encore un peu plus de temps à saisir que ce qu’on lui propose est une chirurgie handicapante (ablation de la langue, prothèse en titane le long de la mâchoire, prothèse linguale) dont il sortira très abîmé. Il décide de refuser l’opération et de faire une chimiothérapie associée à une radiothérapie. La maladie n’est pas vaincue et il se sait condamné. Il entame alors sa marche à la mort, accompagnée sans relâche par Prudence, qui est une sorte de double de Madeleine, révélée par les circonstances.
Suicide, état végétatif assisté ou mort rapide d’une maladie invincible, l’auteur a fait le choix de ce qui peut nous faire le plus peur – sans doute ce qui lui fait le plus peur également. Mais ses personnages affrontent la mort, non sans mal, sans crainte ou doute, mais avec lucidité. A aucun moment il n’est question d’abréger les souffrances. L’euthanasie ne fait pas partie des solutions pour Michel Houellebecq. Extrait significatif :
« La vraie raison de l’euthanasie, en réalité, c’est que nous ne supportons plus les vieux, nous ne voulons même plus savoir qu’ils existent, c’est pour ça que nous les parquons dans des endroits spécialisés, hors de la vue des autres humains. La quasi-totalité des gens aujourd’hui considèrent que la valeur d’un être humain décroît au fur et à mesure que son âge augmente ; que la vie d’un jeune homme et plus encore d’un enfant, a largement plus de valeur que celle d’une très vieille personne… » page 452
C’est Brian, un activiste organisant l’exfiltration du père, qui parle aux enfants Raison.
L’humaine condition comprend aussi la fin de la vie et la lutte finale. On pourra reprocher à l’auteur de ne pas donner un seul exemple de « belle mort ». C’est tout à fait recevable. Mais il me semble que son propos est de questionner nos angoisses, pas de nous rassurer. Il a donc refusé toute facilité. Et il vrai qu’une fois la dernière page lue, nous sommes comme en sidération, happés par la tristesse de ces fins de vie. Mais il nous faut aussi considérer tout ce que l’auteur a dit avant ou pendant sur la façon dont chaque protagoniste-exemple a mené sa vie. Aucun n’a su vivre une « vie bonne » quand il était en bonne santé. Ils ont échoué, d’une façon ou d’une autre, ont gâché le temps. Leur fin de vie est à l’image du reste de leur vie. Il y a, pour moi, une méta-morale à ce livre. La vie c’est maintenant, chaque jour et elle vaut la peine de ne pas se laisser détourner d’elle pour son ambition, son travail ou sa mollesse de réaction. Il faut pouvoir dire que l’on a bien vécu, de façon à pouvoir affronter une fin de vie douloureuse en lui opposant une vie pleine. Et ce que suggère l’auteur, c’est que le remède est dans l’amour, y compris dans sa traduction sexuelle. Car, pour la première fois dans un roman de Houellebecq, l’amour est ici thérapeutique : il soigne le malheur. Encore faut-il ne pas le manquer. L’amour peut aussi passer par la foi, qui est amour de Dieu, comme pour Cécile, le seul personnage qui ne connaisse pas des hauts et des bas, mais qui reste toujours confiante, même quand elle a un coup de barre. Houellebecq a abandonné le cynisme qui suintait de ses premiers romans. Il se borne maintenant à faire vivre ses personnages devant nos yeux, sans forcer le trait. Il est aidé en cela par son style, que je trouve plus ample. Les longues phrases sont beaucoup plus nombreuses, la tentation de l’aphorisme est présente, sans ostentation.
Enfin, pour revenir à un aspect moins connu de ses romans, il faut dire à quel point l’œuvre de Houellebecq est politique, surtout lorsqu’on met l’ensemble en perspective. Mais cet aspect est distillé par paragraphes dans l’ensemble et peut échapper à un lecteur rapide. Ce livre n’y fait pas exception, d’autant plus que, parallèlement au thème principal de la fin de vie, un autre sujet est présenté, mais en mineur : il s’agit de la carrière politique du ministre des finances, de sa participation à une campagne présidentielle victorieuse et de l’éveil de ses propres ambitions présidentielles. Ceci donne l’occasion d’une critique féroce mais sans violence de la Macronie comme politique sans âme. En situant son livre en 2027, l’auteur joue sur un léger décalage qui nous permet de saisir sa vision prospective. Il avait fait de même dans Soumission. Je pourrais donner de nombreux exemples pris dans les pages du livre. Je me contenterai de deux extraits :
« Pourtant Bruno était responsable de la marche du monde, et même bien davantage que lui. La phrase de Raymond Aron selon laquelle les hommes « ne savent pas l’histoire qu’ils font » lui était toujours apparue comme un bon mot sans consistance, si Aron n’avait que ça à dire il aurait mieux fait de se taire. Il y avait là-dessous quelque chose de beaucoup plus sombre, la distorsion de plus en plus évidente entre les intentions des hommes politiques et les conséquences réelles de leurs actes lui apparaissait comme malsaine et même maléfique, la société en tout cas ne pouvait pas continuer à fonctionner sur ces bases se disait Paul. » page 131.
Evidemment ces phrases résonnent très fort en nous tant nous constatons cette distorsion. Parlant de l’enjeu de la présidentielle 2027 et du projet macronien évoqué, il écrit :
« Non, il pense que ça porte malheur de s’attaquer au sénat ; les exemples historiques ne lui donnent pas tort. Donc on garde les deux chambres, mais le pouvoir du parlement sera encore réduit ; c’est un peu de la post-démocratie, si tu veux, mais tout le monde fait ça maintenant, il n’y a que ça qui marche, la démocratie, c’est mort comme système, c’est trop lent, trop lourd… » page 281.
C’est Bruno qui parle du projet du Président. On retrouve bien la glose macronienne crue, pas celle des discours publics, mais celle du pouvoir.
Je pourrais encore disserter longuement sur ce livre, tant il est riche. Il se dévore littéralement, alors même qu’il ne parle que de choses banales. Mais n’est-ce pas le propre de la bonne littérature que de transfigurer le quelconque en singulier. C’était tout le talent de Stendhal, Flaubert ou Balzac ; c’est aussi celui de Michel Houellebecq. On pourrait bien sûr trouver des défauts à ce roman, mais aucun ne s’est imposé à moi en première lecture. La seule remarque en ce sens porte sur l’intrigue policière. Elle n’apporte pas grand-chose au cœur du roman, mais elle est cependant intégrée, tangentiellement, aux péripéties. Il faudrait donc se livrer à une lecture critique de spécialiste, attaquant sur des points très précis qui n’intéressent pas le public lecteur ordinaire dont je suis. Au pire Anéantir est un bon livre, au mieux il deviendra un grand livre. On a connu pire !
Jean-Michel Dauriac – avril 2022
Annexe documentaire
Toute l’œuvre de Houellebecq est axée entre le politique et le christianisme. Mais son analyse politique est diffuse et peut ne pas être perçu par les lecteurs. Quant à son christianisme, il me fait penser à celui de Martin Scorcese, c’est celui d’un être torturé par l’existence du mal. Ignorer ces deux dimensions c’est risquer de ne pas comprendre du tout les livres de Michel Houellebecq.
Je donne ci-dessous trois ouvrages qui analysent la pensée de Michel Houellebecq sur ces deux thèmes, parus très récemment et qui pourront aider à y voir plus calir dans cette œuvre majeure de notre littérature.
MISERE DE L’HOMME SANS DIEU ? – MICHEL HOUELLEBECQ ET LA RELIGION: MICHEL HOUELLEBECQ ET LA RELIGION–Agathe Novak-Lechevalier (Sous la direction de) – Flammarion collection Champs, 2022, 14 €
HOUELLEBECQ, L’ART DE LA CONSOLATION– Agathe Novak-Lechevalier, Flammarion, collection Champs, 2022, 10 €.