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Catégorie : les livres: essais

Une oeuvre à double face: sur Haendel l’Européen de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille

Voici le cinquième opus de l’auteur consacré à un des grands maîtres de la musique occidentale, dite « classique ». Après Mozart, Bach, Beethoven et Schubert, c’est donc Haendel qui est l’objet de l’attention de cette musicologue épanouie.

Michèle Lhopiteau a créé un genre d’ouvrage, dont elle maîtrise maintenant parfaitement la construction. Ce qu’elle écrit ne relève pas de la biographie, genre dans lequel le résultat est souvent des énormes pavés exhaustifs et lassants que ne peuvent achever que des mordus ou des clients sous prescription, c’est-à-dire des étudiants. Ce n’est pas non plus une étude savante, musicologique au sens universitaire du terme, genre qui brille souvent par ses termes techniques abscons et ses études pour « happy few ». Il faut donc user du terme « essai musical » pour être le plus clair possible. Le genre de l’essai laisse à son auteur une grande latitude, tant dans le choix de ses thèmes que dans la forme littéraire, et c’est bien ce qui convient à notre auteur (-e ou autrice ?). Je reviendrai ci-dessous sur le choix des thèmes. Quant à la forme, elle est un savoureux mélange de musicologie jamais pédante – ce qui est déjà un exploit -, de considérations biographiques et d’analyses musicales, sans oublier les anecdotes personnelles et les petits jugements personnels glissés au passage, comme ça, un peu incognito. Le tout donne des ouvrages faciles à lire, que l’on a envie de poursuivre et dont on se souvient avec plaisir. C’est le cas de cet opus, comme des précédents (dont j’ai assuré aussi des chroniques au temps de leur parution). Les chapitres sont bien dosés et de longueur raisonnable (à l’exception des deux gros morceaux sur les opéras et les oratorios). Bref, c’est d’une lecture aisée.

Un autre atout de ces ouvrages est la qualité du livre en lui-même : ce sont de beaux objets, bien réalisés, avec des polices de caractères qui facilitent la lecture et une vraie couverture assez rigide, avec rabats. Ces rabats protègent les deux CD qui accompagnent la lecture. On dispose ainsi de 54 extraits d’œuvres éclairant la lecture. C’est un atout absolument capital et c’est aussi ce qui justifie le prix élevé (33€) du livre. Il faut ajouter que, dans cette réalisation, l’éditeur et l’auteur ont intégré 48 Qrcodes, renvoyant l’heureux possesseur d’un smartphone Androïd ou d’un Iphone de Apple, vers des extraits disponibles sur internet – enfin, quand vous avez passé la pub inévitable ! -, preuve tangible de modernité. N’ayant pas un de ces merveilleux appareils[1] qui changent la vie et bousillent les oreilles et le cerveau à long terme, je ne puis rien dire de ces carrés magiques, mais ils sont là et fonctionnent, Alléluia ! Les deux CD fournissent à eux seuls suffisamment de références pour approcher la création haendélienne, d’autant plus que, comme pour chaque volume, le choix est très bien fait.

L’essai est un genre littéraire qui suppose deux faits liés entre eux. Il s’agit, d’abord, d’une tentative d’aborder un sujet sous un ou plusieurs angles qui ne prétendent pas couvrir l’ensemble du problème, mais obéir à ce que l’on nomme pompeusement une problématique. L’auteur est le seul maître à bord et nul ne peut lui reprocher ses choix. Ensuite, l’essai est subjectif, présente une thèse et la défend : ce n’est pas un ouvrage scientifique neutre, même si nombre d’essais sont devenus des références sur leur sujet. Le livre de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille correspond parfaitement à cette définition.

Les angles d’attaque de ce Haendel l’Européen sont, à mon avis, au nombre de trois. Le premier, qui aura le dernier mot (la conclusion est faite sur cette idée démontrée), est contenu dans le titre : Haendel fut un musicien que l’on dirait cosmopolite pour son époque, voyageant et connaissant bien l’Europe occidentale, ce qui était rare en son temps. Le second angle de vue concerne sa vie de musicien : l’auteur veut prouver, et y parvient parfaitement selon moi, que Haendel n’a pas été du tout ce musicien « de cour » que l’on décrit généralement. Il fut toute sa vie un créateur indépendant, même s’il était très apprécié de la cour de Londres et qu’il composa de nombreuses œuvres pour des événements royaux. Le troisième et dernier point de vue soutenu est celui de ses goûts musicaux. Pour l’auteur, la vraie passion de Haendel fut, toute sa vie, l’opéra italien. Et je dois dire que la démonstration est claire et indubitable. Et pourtant c’est la partie la moins connue de son œuvre et la moins jouée de nos jours, même si les nombreux opéras italiens qu’il a composés ont été exhumés depuis le milieu du XXe siècle.

A partir de ces trois points de vue, Michèle Lhopiteau tresse son travail, parfois en les mêlant tous, parfois en s’attachant à l’un ou l’autre. Les voyages et séjours à l’étranger de Haendel sont évoqués en début d’ouvrage, avec précision et posent ainsi l’importance de l’Italie, où il séjourné quatre années et composé de nombreuses œuvres pour le public de ce pays. Il en gardera donc toute sa vie la passion de cette musique d’opéra et la mettra en œuvre tant que cela sera possible, même s’il n’a pu éviter son déclin et passer alors à la composition d’ouvrages anglais – langue qu’il parla toute sa vie avec un fort accent teuton –  et d’oratorios. L’auteur établit bien la chronologie des compositions qui font apparaître des périodisations nettes dans la vie du compositeur. Haendel, qui demanda et obtint la nationalité anglaise à la moitié de son existence environ, resta pourtant fondamentalement un saxon. Cela ne l’empêcha pas de prendre très glorieusement la succession de Purcell, sans aucun titre officiel, comme grand compositeur des souverains. Mais cette tâche ne le rendit jamais dépendant de la Cour et c’est avec ses autres compositions qu’il gagna très confortablement sa vie. Il a cependant le très rare privilège d’être enterré à Westminster, près des puissants de ce royaume.

C’est, évidemment, l’analyse musicale et la thèse de l’auteur sur le tropisme opératique italien de Haendel qui est la plus originale. Il faut dire que ce n’est pas du tout l’image officielle de ce compositeur, identifié d’un côté à ses musiques officielles (Watermusic ou autres fêtes royales) et de l’autre au prodigieux oratorio Le Messie. Il aurait donc composé uniquement des musiques circonstancielles et des oeuvres chantées de type oratorio, principalement à base biblique. C’est évidemment très réducteur et le lecteur de cet ouvrage ne pourra plus du tout adhérer à ces clichés. Haendel a composé de la musique instrumentale variée, tant pour le clavecin, dont il était un joueur émérite, que pour des petites ou grosses formations, accordant une place importante aux vents. Il est l’inventeur du concerto pour orgue. On peut donc dire qu’il a touché, avec une égale réussite à tous les genres connus à son époque. Mais, selon Michèle Lhopiteau, sa vraie passion, depuis la jeunesse est l’opéra italien, qui régnait, au début du XVIIIe siècle sur l’Europe. Il aurait composé sa première œuvre de ce type à 18 ans, quand il était claveciniste à Hambourg. Son long séjour en Italie l’a amené à composer une belle série d’opéras sur des livrets en italien, dont certains écrits par des prélats de haut rang. Lorsqu’il quitta ce pays pour revenir en Allemagne puis s’établir à Londres, il garda cette passion et écrivit une collection pléthorique d’opéras italiens, chantés par des divas et chanteurs enrôlé à prix d’or pour venir en Angleterre. L’auteur en recense 42 de sa composition ! Ces œuvres connurent, pour la plupart, un grand succès public à Londres et firent sa fortune. Mais la mode passa et vers 1750 l’opéra italien cessa d’intéresser les Anglais. Haendel s’adapta, mais puisa dans ce corpus énorme d’airs et de chœurs pour les réemployer dans ses œuvres anglaises : ainsi Le Messie est une grand œuvre de recyclage des arias italiennes antérieures. Il faut souligner un des caractères forts que l’auteur dégage : la qualité extraordinaire de mélodiste de ce compositeur ! Sans en connaître les titres, nous connaissons en effet pas mal d’airs de sa plume que le cinéma ou la télévision, voire la publicité ont repris. De ce point de vue, les titres des deux CD sont exemplaires, et l’on se trouve plus d’une fois à chantonner ces airs qui nous reviennent.

Est-ce à dire que ce livre est parfait ? Eh bien, non ! Si l’ensemble nous conquiert et atteint son but, je ferai un reproche double. Les chapitres 6 et 10 sont trop longs et finissent par lasser  même le lecteur bien disposé, comme moi. En fait, ces deux chapitres souffrent du même défaut pour la même raison. Le chapitre 6 est titré L’opéra italien : la passion de toute une vie et le chapitre 10 Les 18 oratorios de Georges Frédéric Haendel., soit les deux formes les plus aimés de Haendel. Michèle Lhopiteau a été victime à la fois de sa passion et de l’abondance de ses sources. C’est un risque permanent quand on fait de la recherche. Elle avait visiblement rassemblé une somme d’informations sur ces deux genres et s’est trouvée, au moment de la rédaction, dans l’impossibilité de faire des choix et d’éliminer des informations qui lui semblaient capitales. Mais l’accumulation linéaire de présentation de ces opéras et oratorios aboutit à une lassitude, car c’est toujours selon le même schème que cela s’effectue. Il s’agit donc d’un double problème : celui du tri des données et de la variation des présentations, les deux allant ensemble. Si elle avait éliminé certains opéras et s’était concentrée sur les plus marquants, on aurait évité la répétition à l’identique qui provoque l’ennui. D’autre part, je reste persuadé qu’il vaut toujours mieux une approche thématique qu’une approche linéaire chronologique. Il y avait quelques grands thèmes qui s’imposaient : le problème des chanteurs et chanteuses, les salles et structures où faire jouer ces opéras, le financement et les recettes, et enfin les oeuvres elles-mêmes, qu’on aurait pu évoquer sous quelques points communs, comme l’imbécilité des livrets et leur absurdité, la technique de Haendel (arias et chorus) et son art de la composition – et parfois de la reprise de travail d’autres compositeurs ! Une présentation sur cette base aurait été nettement plus dynamique. On pouvait adopter un plan du même type pour les oratorios, dont la présentation souffre du même défaut que les opéras italiens.  On aurait par contre bien apprécié une liste des opéras italiens et des oratorios dans les annexes. C’est ici le seul reproche majeur que j’ai à faire sur ce livre. En cas de réédition, je ne peux que conseiller à l’auteur de reprendre ces deux chapitres. Elle sait parfaitement faire cela, car elle a mis en œuvre cette démarche dans son chapitre 11 où elle compare Bach et Haendel.

Ce cinquième volume est donc une belle réussite et vient augmenter une collection de grande qualité qui mérite d’être dans la bibliothèque de tout mélomane ou de tout individu curieux.

Jean-Michel Dauriac – mars 2022


[1] Je suis resté au Blackberry avec son clavier physique et sa 3G+, c’est dire mon archaïsme coupable !

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Un grand livre méconnu : L’homme et sa maison, de Pierre Deffontaines.

Les bibliothèques sont pleines de grands livres méconnus, alors que l’on nous vante souvent des médiocrités actuelles. Il est donc important de faire connaître ceux de ces livres que nous pouvons découvrir. Dans cette perspective, l’âge dudit-ouvrage n’a pas d’importance : un grand livre est toujours grand, quelle que soit sa date de parution. Celui dont je vais vous parler aujourd’hui a été publié en 1972, il a donc un demi-siècle d’existence. Une opportune réédition de 2021 permet de se le procurer dans un belle édition.

Pierre Deffontaines, L’homme et sa maison, Marseille, Editions Parenthèses, 2021 ; 300 pages et 67 illustration dessinées par l’auteur.

Réédition de 2021
Ancienne édition

Il faut dire un mot de l’auteur de ce livre, Pierre Deffontaines. C’est un des grands géographes français du XXe siècle. Je donne ci-dessous une courte biographie emprunté à un site de référence. Il faut noter que le livre présenté comprend une belle introduction biographique et bibliographique illustrée (pages 5 à 38)

Pierre Deffontaines en 1942

Une biographie empruntée à un site de géographes:

Pierre Deffontaines (1894-1978) est certainement, comme on peut le lire dans les notices biographiques qui lui sont consacrées, le géographe français le plus connu de sa génération dans le monde. Son parcours universitaire ainsi que sa carrière sont originaux.

Il n’arrive pas à la géographie directement ni par l’histoire, mais a fait une licence de Droit, puis s’est intéressé à la préhistoire. Il a découvert la géographie à travers la lecture de Jean Brunhes (1869-1930) qui restera son maître et père adoptif comme il l’écrit par la suite. A partir de sa rencontre avec Jean Brunhes en 1918, il décide de s’orienter principalement vers la géographie. Il suit alors ses cours au Collège de France ainsi que ceux de Lucien Gallois, d’Albert Demangeon, d’Emmanuel de Martonne à la Sorbonne. Il passe une licence d’histoire et géographie et un DES (actuelle maîtrise), sous la direction de Demangeon, puis son agrégation d’histoire-géographie en 1922. Il obtient alors pour trois ans la bourse Thiers sur l’intervention de Jean Brunhes (1922-1925). Il réalise sa thèse sous la direction d’A. Demangeon (Les hommes et leurs travaux dans les pays de la Moyenne Garonne, Agenais et Bas-Quercy, Lille, 1932) et la soutiendra en 1932.

Mais il n’abandonne pas pour autant sa passion pour la préhistoire : il étudie aussi à l’Institut de Paléontologie humaine et obtient un diplôme de l’école du Louvre mention spéciale préhistoire en 1920. Son DES de géographie porte sur la géographie préhistorique (Essai de géographie préhistorique du Limousin et de son pourtour sédimentaire). Il se constitue un réseau important parmi les préhistoriens et anthropologues. Il se lie avec A. Leroi-Gourhan et fonde avec lui, quelques années plus tard, en 1948, l’éphémère Revue de géographie et d’ethnographie. Ses travaux resteront ainsi marqués par l’anthropologie.

Certains de ses textes, comme ses actions, sont inspirés par le catholicisme social. Pendant son séjour à la fondation Thiers de 1922 à 1925, il rencontre Robert Garric, initiateur d’un mouvement de culture pour tous, les « Equipes sociales », et s’implique fortement dans ce mouvement. C’était un idéaliste qui croyait en l’homme et au progrès humain.

« La géographie humaine marque un accroissement de la main mise des hommes sur la terre, un élargissement de la puissance ceux-ci. « 

écrit-il en 1948.

Faisant partie de cette génération d’universitaires qui, après 1920, éprouve quelques difficultés à obtenir des chaires de géographie à l’Université, il accepte de fonder et de tenir la chaire géographie aux Facultés catholiques de Lille (1924-1938). De là il effectuera un grand nombre de missions à l’étranger en particulier dans les deux Amériques : Brésil, Argentine, Uruguay et Québec.

Juste avant la Seconde Guerre mondiale, en 1939, et après la guerre civile espagnole, on lui demande d’aller réinstaller l’Institut français de Barcelone.

« C’était une mission difficile, au milieu d’un pays ruiné et affamé et avec le handicap que la France n’avait pas joué la carte franquiste et était très mal vue »

note-t-il dans son autobiographie. Mais une mission difficile dont il s’est certainement bien acquitté car il restera un quart de siècle à la tête de l’Institut français de Barcelone.

Il peut être considéré comme un géographe pionnier. Pionnier au niveau de la transmission des savoirs géographiques : par son rôle dans la fondation de chaires de géographie et des outils nécessaires à leur pérennisation. Ses postes et missions ont certes un aspect administratif important, mais il enseigne aussi et a joué un rôle loin d’être négligeable dans la diffusion des méthodes de la géographie française dans les pays étrangers. Pierre Deffontaines est, comme ceux qui l’ont précédé et suivi, pionnier par la découverte de nouveaux terrains pour une géographie française qui, dans l’entre-deux-guerres, restait marquée par la monographie régionale. Enfin, il est pionnier par sa pratique de la pluridisciplinarité et sa collaboration avec les universitaires des autres disciplines. Pierre Deffontaines a joué un grand rôle dans la diffusion de la géographie et dans sa vulgarisation. Il a notamment créé ou contribué à la création de plusieurs revues et a dirigé la collection de géographie humaine chez Gallimard où un grand nombre d’ouvrages sont parus sous le titre « L’homme et… » Il a lui-même rédigé plusieurs volumes dans cette collection : L’homme et la forêt, L’homme et la religion, L’homme et la maison.

Pierre Deffontaine dessinant dans la nature

Enfin, Pierre Deffontaines est connu pour ses nombreux dessins de paysages.

Auteur : Claire Delfosse

Maître de conférences Université de Lille I (LGH) et membre d’EHGO (UMR 8504), France claire.delfosse@parisgeo.cnrs.fr

L’article dont j’ai extrait la biographie donne également la liste de toutes ses publications, liste très impressionnantes, qui comporte des centaines de références.

P. Deffontaines est connu comme un des grands apôtres de la géographie humaine, à laquelle il a consacré sa carrière, pour l’essentiel. L’homme et sa maison est un grand livre de géographie et en même temps (et là, ça marche !) un grand traité humaniste. Il a été de bon ton dans les années 1960-1970 de railler la géographie ancienne, « vidalienne » (liée à Paul Vidal de La Blache), en lui opposant une « Nouvelle Géographie » importée en grande partie des Etats-Unis. Rappelons-nous et rappelons surtout aux plus jeunes que ces années furent celles où tout fut qualifié de nouveau, pour enterrer les anciennes écoles : nous eûmes ainsi la Nouvelle Vague en cinéma, le Nouveau Roman en littérature, la Nouvelle Eglise après Vatican II, la Nouvelle Société avec Jacques Chaban-Delmas. Toutes nouveautés qui ont fait long feu et s’avèrent parfois, avec le recul du temps, être des pétards mouillés : revoir les grands films de la Nouvelle Vague est une épreuve redoutable, sauf pour les fanatiques. La géographie de Deffontaines faisait explicitement partie de cette géographie classique qui devait disparaître. Durant mes études de géographie, 1978-1983, on ne me parla jamais de cet auteur, que je découvris en faisant de la bibliographie personnelle. Comme après l’épisode quantitatif et statistique de la Nouvelle géographie, vite délaissée, car ennuyeuse à mourir, il y eut le putsch conceptuel de la géographie systémique de l’école de Roger Brunet, qui n’était que du structuralisme appliqué à la géographie, il fallut attendre les années 1990 pour que la raison reprenne le dessus et que l’on redécouvre les travaux antérieurs à 1960 et les deux pères-fondateurs de la géographie française, Elisée Reclus et Paul Vidal de La Blache. Deffontaines profita de ce retour en grâce, mais sans devenir aussi célèbre que certains autres auteurs. Ce que l‘on promut et retint de ce géographe, c’est qu’il dessinait beaucoup au cours de ses voyages et illustrait ses cours et ses livres de ses dessins. On trouvait des planches de croquis et dessins dans certains manuels classiques. Il a œuvré pour produire de nombreux livres et articles de géographie humaines portant sur plusieurs terrains d’observation (Québec, Amérique latine, France…). Il avait la conviction que cette discipline était la mieux armée pour comprendre et décrire les rapports de l’homme à son milieu, au sens large. Il savait, lui, que les géographes avaient laissé leur échapper les études sociales, à la fin du XIXe siècle, ce qui a donné naissance à la sociologie, discipline qui a largement éclipsé la géographie, comme on peut le voir sur les plateaux de télévision ou dans les journaux. Or, la géographie possède tous les outils et le géographe toutes les compétences pour analyser, décrypter et interpréter les faits sociaux dans l’espace, alors que les sociologues brillent par leur ignorance du fait spatial[1]. Le livre dont je vous parle en est la brillante démonstration.

Le sujet de l’ouvrage est fort bien résumé dans son titre. L’ambition de l’ouvrage était de dresser un état des lieux le plus complet possible sur l’habiter et l’habitat des hommes, sous tous les cieux de la terre. Le pari est parfaitement réussi. Le géographe y trouve son compte, car les exemples choisis sont toujours bien repérés et variés, et les critères explicatifs géographiques bien utilisés. La grande originalité de ce livre est d’être entièrement illustré par les dessins de l’auteur, qui a « croqué » des maisons partout dans le monde, avec un réel talent de dessinateur. 67 illustrations sont réparties dans le cours de la lecture et aident beaucoup à la compréhension du texte. En voici deux exemples :

Le plan du livre est conforme à la démarche de l’école vidalienne, il vise à couvrir l’intégralité du sujet. C’est d’ailleurs un des reproches que l’on a fait à ce courant, qui a dominé l’Université durant près de 70 ans : délivrer des études très détaillées portant sur des espaces limités (la fameuse monographie régionale de thèse !), avec une volonté d’exhaustivité. Certes il y eut des excès nombreux où le volume masquait mal le faiblesse du raisonnement intellectuel – c’est le propre des imitateurs sans talent -, mais il nous reste de cette époque des ouvrages qui sont aujourd’hui considérés comme des sources historiques et sociologiques incontournables. Deffontaines offre trois parties – non séparées dans le texte -, correspondants à trois préoccupations s’enchaînant logiquement : Les chapitres I et II traitent des maisons rudimentaires, jusqu’à l’apparition de la  des matériaux de construction spécifiques (brique, bois, pierre, mortier…). Les chapitres III à XII présentent les « dispositifs » mis au point pour résoudre des problèmes précis : Toitures, eau, feu, mobilité, grande famille… C’est sans nul doute cette partie qui peut le plus prêter le flanc à la critique formelle, car l’auteur n’évite pas, malgré son talent, l’effet de catalogue, tant reproché au vidalisme. Le lecteur y trouvera un luxe de faits et remarques qui combleront d’aise les curieux. Les chapitres terminaux, du XIII au XVII, parlent de la vie humaine dans la maison, sous divers aspects : sommeil, repas, défense, travail. Le religieux a droit à un chapitre, ce qui ne fait que révéler l’intérêt de l’auteur pour le domaine spirituel, lui qui fut un catholique pratiquant et en fut d’ailleurs pénalisé dans sa carrière en France (voir la biographie au début du livre, qui ne cache pas ce fait). Au total, c’est donc un panorama complet de l’habiter et de l’habitat humain que nous livre Pierre Deffontaines.

Mais ce livre est aussi, je l’ai dit en ouverture, un grand traité humaniste. Il faut entendre ici ce mot au sens premier celui de la Renaissance : l’homme est mis au centre de l’étude. Par sa grande érudition, l’auteur nous fait découvrir des faits sociaux et spirituels des hommes sur tous les continents et à toutes les époques. Il n’établit aucune hiérarchie entre les cultures, on n’y décèlera jamais « le lourd fardeau de l’homme blanc ». Il présente l’homme dans sa diversité d’être, de paraître, de traiter les vivants et les morts, de croire aux diverses forces occultes, sans jamais railler ou avoir le petit sourire en coin de l’occidental ou, de nos jours, du « woke » (éveillé) appliquant la « culture de l’effacement. Ce livre délivre une magnifique leçon de compréhension – je préfère ce terme à celui de « tolérance » qui contient encore de la condescendance -, à travers un tour du monde des maisons. Car l’habiter, ne nous y trompons pas, est une question philosophique et poétique. De ce point de vue-là, l’ouvrage n’a pas pris une ride, car il s’inscrit dans la tradition encyclopédique des deux sources de la géographie française classique (Reclus et de La Blache) et, au-delà, dans celle de l’esprit de la Renaissance et des Lumières. J’aurai l’occasion de revenir sur ces thèmes dans d’autres articles, notamment en parlant de Géographie humaine, le grand livre posthume de Vidal et L’homme et la Terre, le chef-d’œuvre colossal de Reclus.

Nous avons donc ici affaire à un grand livre, qui résonne un peu comme le testament de son auteur. Bien que daté dans ses choix, et dépassé aujourd’hui sur de nombreux points, il reste passionnant car c’est de l’âme de l’homme qu’il parle à travers sa maison. A lire et relire, à regarder pour les superbes dessins.

Jean-Michel Dauriac – Janvier 2022


[1] Je reviendrai sur ces questions dans des articles particuliers.

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Un livre capital : L’étrange défaite de Marc Bloch

Folio Histoire, Gallimard, 2021 (1990 1ère édition)

Il y a fort longtemps que j’ai entendu parler de ce livre et que je connais son auteur, historien de qualité que j’ai fréquenté durant mes études, notamment pour son ouvrage sur le Moyen Age. Mais il y a aussi fort longtemps que je différais le moment de le lire. Il y avait toujours plus important à lire qu’un livre sur la défaite de mai-juin 1940 ! C’est en fait la période de crise sanitaire actuelle qui m’a poussé à enfin passer à l’acte. Non parce que je disposais de plus de temps, mais parce que j’ai lu sous quelques plumes averties le titre cité en allusion à ce qui nous arrivait et que j’ai voulu savoir quel lien il pouvait y avoir entre ces deux moments si différents de l’histoire française : une défaite militaire devant l’armée allemande et une défaite sanitaire devant un virus baptisé Covid19. Disons de suite qu’il n’y a aucun lien direct entre ce que décrit ce livre et ce que nous vivons depuis février 2020. Mais on ne peut en effet éviter le lien analogique de cette analyse.

Marc Bloch est capitaine de réserve au moment de la « drôle de guerre » de 1939-40. Il a alors cinquante quatre ans, il n’est plus mobilisable, c’est lui qui demande à être incorporé, car il n’envisage pas de rester inactif alors que la France est en guerre. Il est ancien combattant de la Première Guerre Mondiale, qu’il a terminée avec le grade capitaine. Mais il est surtout, à cette époque, un des plus grands historiens de France, co-fondateur de ce que l’on a appelé l’école des Annales, du nom de la revue qui l’a suscitée et faite connaître. Il a à son actif la publication de grands livres et une carrière d’universitaire respecté. Comme son nom l’indique, il est d’origine juive, mais complètement assimilé et pas du tout religieux. C’est un authentique patriote, pour lequel l’amour de la France est premier. Ce livre en apporte une preuve irréfutable. Devenu résistant après la débâcle et l’armistice, honteux pour lui, il sera arrêté et torturé, emprisonné de longs mois et finalement fusillé en 1944, avec d’autres résistants. Il a alors 58 ans.

Ce livre est d’abord un témoignage de soldat. Le capitaine Bloch n’a pas supporté la défaite de juin 1940 ; Il cherche à dire ce qui s’est passé sous ses yeux, puis à comprendre pourquoi cela s’est passé.  Le livre comporte trois parties inégales : la première est un autoportrait en soldat et ancien combattant, qui vise à justifier et expliciter ce qui va suivre ; la deuxième est ce qu’il appelle la « déposition d’un vaincu » ; la troisième  est l’analyse des circonstances et le portrait des hommes de cet effondrement militaire. On comprend à la lecture de ces pages que ces écrits ne sont pas, initialement, entrepris pour donner lieu à un livre et être publié. Il s’agit d’abord pour l’auteur d’un double exercice. Bien que ce ne soit jamais vraiment dit, il est clair que ce travail d’écriture a une fonction thérapeutique, c’est une sorte d’auto-psychanalyse, comme le prouve bien le titre de la troisième partie : « Examen de conscience d’un Français ». Mais au-delà de cette nécessité morale et personnelle, il s’agit de laisser pour les générations futures un récit clair et une réflexion méthodique sur cette « étrange » défaite-éclair. Je pense que l’on peut tout à fait comparer ces pages aux journaux des soldats de 14-18, dont seuls quelques-uns ont été publiés, mais dont la totalité forme un témoignage direct incomparable pour les chercheurs. Ce choix explique aussi la grande sincérité des propos, qui ne traduisent aucune autocensure apparente. Le ton est vif et les critiques très acérées. Bloch frappe au cœur et n’épargne aucun des rouages de la vaste pyramide des causalités de cette défaite. N’étant pas officier d’active il a une liberté de parole qu’un militaire de carrière ne saurait avoir.

La question que (se) pose Marc Bloch est simple : Pourquoi cette défaite inexorable et extrêmement rapide en mai-juin 1940 ? Un bon élève de Première ou de Terminale devrait pouvoir poser cette question, pour peu qu’on lui en donne le temps et les moyens. Sans nul doute des millions de Français se la sont posées in petto. Le titre de l’ouvrage apporte déjà un premier élément de réponse : pourquoi qualifier d’« étrange » cette défaite-éclair ? Je ne vais pas ici faire un cours d’histoire qui, autrefois revenait aux professeurs de lycée et, maintenant, est devenu strictement universitaire, tant les horaires et les programmes sont passés à la moulinette. Il suffit de rappeler que la France se débat depuis le début des années 1930 dans une crise politique larvée, inscrite elle-même dans le contexte de montée des fascismes partout sur le continent européen. Elle n’échappe que de peu à la tentation totalitaire. Mais la victoire à la Pyrrhus du Front Populaire de 1936 ne fait qu’accentuer la fracture interne au pays. Pendant ce temps les Etats totalitaire s’arment et préparent l’affrontement qu’ils jugent nécessaire et inévitable. La Guerre d’Espagne aurait pu être un électrochoc pour la France, elle ne fut qu’une reculade incompréhensible de Léon Blum, dont l’histoire a fait le bilan tragique. La tension monte et les dirigeants français et anglais reviennent de Munich en ayant « sauvé la paix » ; nous sommes en septembre 1938 ! Moins d’un an plus tard, Hitler donne l’ordre d’attaquer la Pologne, défaite en quelques semaines. Les Français en profitent-ils pour se préparer ardemment à l’assaut ? Que nenni ! Les soldats français jouent au football devant la Ligne Maginot. Lorsque l’armée allemande a fini son travail de conquête à l’Est (Pologne, Finlande), elle s’attaque à l’Ouest ; donc à la Belgique et à la France (et indirectement au Royaume Uni). En quelques semaines l’armée belge est désarmée et les troupes françaises débandées, avec un grand nombre de prisonniers de guerre et de morts. Cette fois-ci, il n’y aura pas le sursaut de la bataille de la Marne au bout, mais l’humiliante demande et signature d’armistice, mise en scène comme il se doit par Hitler, dans le wagon de la clairière de Rethondes, là-même où l’Allemagne avait capitulé en novembre 1918. Marc Bloch vit tout cela, en tant que citoyen français, en tant qu’ancien combattant et en tant qu’officier de réserve engagé. Il a besoin de coucher sur le papier ses réflexions, tant il est abasourdi par ce qu’il voit lui-même et récolte comme témoignages directs. C’est la première partie de son analyse, « La déposition d’un vaincu ». Je n’ai pas l’intention de vous livrer un résumé séquentiel de ses propos : il faut les lire in extenso. Il entreprend de faire la synthèse de cet enchaînement de reculs et d‘abandons, à la fois sur le terrain et dans les têtes des militaires. C’est la combinaison des deux niveaux qui donne sa force à ce témoignage. Il va considérer tour à tour les divers acteurs et dégager leurs responsabilité dans cet effondrement militaire. Nul n’est épargné, du simple soldat aux plus hautes autorités du pays. C’est ici que la maîtrise historique et technique de Bloch fait merveille. Ses différentes critiques s’articulent en douceur, selon un plan bien net mais jamais sensible ni visible. La lecture est terrible mais très aisée. Je vous propose un petit choix de citations, parfois commentées, qui dégageront la structure du texte.

« Que le père Joffre était donc plus sage ! « Je ne sais pas, disait-il, si c’est moi qui ait gagné la bataille de la Marne. Mais il y a une chose que je sais bien : si elle avait été perdue, elle l’aurait été par moi. » Sans doute entendait-il surtout rappeler, par là, qu’un chef est responsable de tout ce qui se fait sous ses ordres. Peu importe qu’il n’ait pas eu lui-même l’initiative de chaque décision, qu’il n’ait pas connu chaque action. Parce qu’il est le chef et a accepté de l’être, il lui appartient de prendre à son compte, dans le mal comme dans le bien, les résultats. » (p.55)

Le lecteur comprend bien qu’en ouvrant ce bilan par ces propos, Marc Bloch va mettre directement en cause l’Etat Major français et les ministres concernés. Dans les pages qui suivent, nous trouverons de nombreuses réflexions sur ce qu’est ou devrait être un chef. Je ne puis m’empêcher de rapprocher ces pages de celles d’un petit livre publié en 1932 par un capitaine de l’armée française, Le fil de l’épée, où Charles de Gaulle disserte devant des militaires sur ce qu’est l’autorité d’un chef[1]. Bloch a une conception tout à fait proche de celle de De Gaulle : il aime l’ordre.

«  Je n’apprécie guère, je l’avoue, le négligé dans les choses ; il passe aisément à l’intelligence. «  (p. 89)

«  Un médecin de l’armée, qui fut mon compagnon au 4ème bureau de l’état-major, aimait à me persifler gentiment en m’accusant, moi vieux professeur, « d’avoir plus que personne l’esprit militaire » : ce qui, d’ailleurs, signifiait tout bonnement, j’imagine, que j’ai toujours eu le goût de l’ordre dans le commandement. » (p. 33)

Ce rappel pour montrer que Bloch n’est absolument pas un antimilitariste camouflé. Il est un homme épris d’ordre, de discipline et aime l’autorité et le respect. Mais, justement à cause de ce trait de caractère, il ne peut excuser ce qu’il a vu : des officiers fuyant en abandonnant leurs hommes, d’autres admettant trop vite la défaite ou certains optant pour un détachement cynique. C’est que la France était en jeu ! Là encore, nous trouvons un autre point commun fort entre De Gaulle et Bloch : l’amour de la patrie porté au point le plus haut, celui qui peut imposer le sacrifice de sa vie.[2] Ce que Bloch remet en cause c’est une forme d’esprit installé chez les militaires et qui les a empêchés de réagir. C’est ce que De Gaulle appelait la Doctrine dans son essai.

«  Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu de plus grave. » (p. 66).

Pour parodier un titre d’essai, la défaite de 1940 fut une « défaite de la pensée[3] ». De Gaulle, dans son essai, mettait en cause les doctrines enseignées à l’Ecole de Guerre, à propos de la Première Guerre Mondiale. Il en fut de même pour la Seconde. Quelle fut l’erreur de pensée ?

«  Les Allemands ont fait une guerre d’aujourd’hui, sous le signe de la vitesse. Nous n’avons pas seulement tenté de faire, pour notre part, une guerre de veille ou de l’avant-veille. » (p. 67).

Ce que Bloch dénonce ici c’est le contraste entre la Blitzkrieg (guerre-éclair) des Allemands et notre guerre de position, avec notre Ligne Maginot. De même qu’en 1914 nous avions été surpris par l’opération de contournement des Allemands par le Nord-Ouest, nous l’avons été de la même manière vingt ans plus tard. Donc nous n’avions rien appris durant ce laps de temps !

«  Notre propre marche était trop lente, notre esprit également, trop dépourvu de promptitude, pour nous permettre d’accepter que l’adversaire pût aller si vite. » (p.75).

No officiers ont oublié l’héritage stratégique de Napoléon Bonaparte, ce sont les néo-Prussiens qui l’ont cultivé ! C’est bien une défaite de la pensée nationale. Nous avions foi dans les plans et les doctrines, celles qui disent comment l’ennemi doit agir et réagir.

« Ils croyaient [les Allemands] à l’action et à l’imprévu. Nous avions donné notre foi à l’immobilité et au déjà fait. » (p.79).

La foi erronée des officiers supérieurs s’est bien évidemment transmise aux échelons inférieurs et a paralysé les troupes, incapables de réagir dans les temps à l’avancée allemande. Ailleurs Bloc dit  quelque chose comme « L’ennemi n’aurait pas dû être là. » Et pourtant il y était. Il y a donc, en premier lieu, une énorme responsabilité des chefs militaires. Mais elle n’est pas la seule. Elle se conjugue avec la manie administrative et procédurière française, qui a gagné aussi les armées. Jugez-en plutôt avec cet extrait assez ironique :

« Quel officier, ayant servi dans une région ou un groupe de subdivisions, peut se remémorer sans un triste sourire, l’invraisemblable maquis des « mesures » prévues, numéro après numéro, pour la période dite « de tension », qui devait précéder la mobilisation générale ? Tiré en pleine nuit, d’un demi-sommeil, par le télégramme qui prescrivait, par exemple, « Appliquez la mesure 81 », on se reportait au « tableau », sans cesse tenu à portée de la main,. C’était pour y apprendre que la mesure 81 faisait jouer toutes les dispositions de la mesure 49, à l’exception des décisions d’ores et déjà entrées en vigueur par application de la mesure 93, si celle-ci, d’aventure, avait devancé, dans l’ordre des temps, la place qu’eût semblé lui assigner son numéro, cela toutefois en ajoutant les deux premiers articles de la mesure 57. Je donne ces chiffres un peu au hasard. Ma mémoire ne me permet pas une exactitude littérale. Tous mes camarades reconnaîtront que, pour le fond, je simplifie plutôt. » (p.92-93).

Tout fonctionnaire français reconnaîtra là la démarche de son administration. Il suffit de lire le journal officiel pour comprendre quel est le taillis inextricable que représentent les textes dans notre pays. En temps de paix et dans le civil, c’est la paralysie et le retard, en temps de guerre, c’est la défaite assurée. Marc Bloch ne dit pas autre chose.

L’étrange défaite est donc la conjonction de l’incapacité des chefs à sortir de leurs doctrines et à penser l’imprévu et celle de l’administration des hommes et des choses, purement bureaucratique et réglementaire, quand il faudrait de l’initiative et de la liberté de jeu. Cependant, pour le capitaine Bloch, cela n’est pas suffisant pour expliquer cette déroute. Il existe des facteurs plus larges et individuels. C’est ce qu’il va analyser dans la partie « Examen de conscience d’un Français » .

«  Dans une nation, jamais aucun corps professionnel n’est, à lui seul, totalement responsable de ses propres actes. Pour qu’une pareille autonomie morale soit possible, la solidarité collective a trop de puissance. » (p.159).

Il y donc une responsabilité en partie partagé par les Français autres que les militaires. La relative insouciance des terres de l’arrière du combat est aussi à mettre en jeu. C’est le syndrome des « planqués de l’arrière » de 1914-18. Il est certain que cela a joué, au moins au début du conflit présent. Ce n’est que lorsque les Allemands ont débarqué dans les rues de leurs villes que les civils ont réalisé la situation, ce qui a entrainé cette immense vague de réfugiés que l’on a surnommé « l’exode de juin 40 ». Mais auparavant, tout ou presque avait été fait pour que les civils ignorent cette guerre et ne s’y sentent pas partie prenante. Bloch dénonce les très nombreuses exemptions à la mobilisation générale, qui furent exactement à l’inverse de celle de 1914. Il a ces phrases très sévères :

«  Aussi bien, devant le sacrifice, on ne saurait concevoir d’exceptions. Nul n’a le droit de croire sa vie plus utile que celle de ses voisins, parce que, chacun, dans sa sphère, petite ou grande, trouvera toujours des raisons, parfaitement légitimes, de se croire nécessaire. » (p. 166-167).

On est bien loin, au printemps 1940, de « la Patrie en danger » et de l’esprit de Valmy. Ce serait plutôt le « sauve qui peut » général. On ne peut pas ne pas penser que le pacifisme proclamé des années 1930 est grandement responsable de cela. Que faire quand les habitants d’un pays ne se sentent plus concernés par la défense du sol natal ? Bloch ne sous-estime pas l’antagonisme de classe qui vient renforcer ce détachement. Il écrit :

« La vérité est que, les deux fois,  la source de l’élan populaire fut la même : « Ils ne cessent de chercher querelle à tout le monde, Ils veulent tout prendre pour eux. Plus on leur cédera, plus ils réclameront. Cela ne peut plus durer. » Ainsi me parlait, dans mon petit village de la Creuse, un de mes voisins, peu avant mon départ pour Strasbourg. Un paysan de 1914 n’eût pas dit autrement. » (p.170).

Le paysan ou l’ouvrier de 1940 ne veut pas mourir pour le grand capital et les 200 familles. Cette guerre n’est pas son affaire. Il n’a pas perçu suffisamment le caractère idéologique de la lutte. Lorsqu’il l’aura saisi, la Résistance sera en marche. Bloch met aussi en cause le rôle des leaders syndicaux de l’époque et leurs luttes seulement concrètes.

«  On ne leur avait pas appris, comme c’eût été le devoir de véritables chefs, à voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain du lendemain. » (p.173).

Voici un reproche très lourd envers les chefs de syndicats, accusés de ne s’occuper que de revendications matérielles, en n’ouvrant pas les yeux des troupes sur l’horizon plus large des puissances et des idéologies. Ce fut le projet des Universités Populaires à la fin du XIXème siècle. Mais elles ont échoué à empêcher le premier conflit mondial et l’Union Sacrée. Elles ont quasiment toutes disparues entre les deux guerres. Il n’y a donc pas de lieu où les ouvriers ou les paysans pourraient s’ouvrir à des perspectives plus vastes que celle du « pain quotidien[4] ». De même l’amour de la famille ne saurait s’opposer à celui de la patrie.

« Je n’ai jamais cru qu’aimer sa patrie empêchât d’aimer ses enfants ; je n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie. C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse. » (p.173).

Bloch condamne donc autant l’exclusivisme d’un certain internationalisme prolétarien que le pacifisme universel des intellectuels. On notera la beauté de la dernière phrase qui montre bien le talent d’écrivain de l’auteur et son travail tacite de moraliste. Il en vient alors à parler de l’enseignement et, plus précisément de l’école primaire, dont on sait le rôle majeur qu’elle avait jouée dans la préparation des esprits patriotiques avant 1914. Il reproche au système d’instruction publique de n’avoir pas continué à entretenir ce sentiment d‘attachement à la patrie, et il a ces très belles phrases :

«  Instituteurs, mes frères, qui, en grand nombre, vous êtes, au bout du compte, si bien battus ; qui, au prix d’une immense bonne volonté, aviez su créer dans notre pays aux lycées somnolents, aux universités prisonnières des pires routines, le seul enseignement peut-être dont nous puissions être fiers ; un jour viendra bientôt, je l’espère, un jour de gloire et de bonheur, où une France enfin libérée de l’ennemi et, dans sa vie spirituelle plus libre que jamais, nous  rassemblera de nouveau pour les discussions d’idées. Ce jour-là, instruits par une expérience chèrement acquise, ne songerez-vous pas à changer quelque chose aux leçons que vous professiez hier ? » (p.175).

On notera le vibrant hommage aux instituteurs et à leur courage, leur lutte permanente, jadis, pour garder la flamme de la patrie allumée. Les instituteurs ont participé en masse au premier conflit mondial et l’ont payé très cher en vie humaine : avec les paysans, c’est le deuxième groupe professionnels le plus décimé par la guerre ; les paysans étaient les soldats et les instituteurs les sous-officiers ou officiers inférieurs. Ensemble ils ont fourni la chair à canon de la guerre de position. Par contre les lycées et les universités ne sont pas vraiment félicités dans cette transmission du patriotisme. Rappelons que dès l’instauration du gouvernement de Vichy et de la Révolution Nationale qui lui servait de programme, les instituteurs furent sommés de prêter serment au Maréchal et de faire chanter le chant en son honneur dans les classes. Ceux qui s’y refusèrent furent d‘abord poursuivis, puis arrêtés[5].

Les partis politiques et la presse portent également une part de responsabilité dans cette débâcle. Mais Bloch n’épargne aucune des classes sociales de son pays. Il fustige la paresse intellectuelle des officiers, d’active comme de réserve. Il raille la bourgeoisie et ses goûts étriqués. Très intéressante est la définition qu’il en propose :

« J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d‘établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque plus ou moins instinctivement son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif. » (p.194-195).

Or, cette bourgeoisie veille à sa propre reproduction et se coopte pour les emplois importants. Elle se méfie des enseignants et de l’école publique, elle a manifesté, pour le moins, une indulgence certaine envers Hitler et le nazisme, elle est farouchement anticommuniste. Elle n’a pas su ou voulu voir les signes qui annonçaient la catastrophe. Bref, elle a joué un rôle majeur dans l’esprit de défaite.

On le voit, le diagnostic du professeur et capitaine Marc Bloch n’épargne personne et ne défend aucune ligne particulière : il dresse une constat alarmant mais lucide des coresponsabilités de l’étrange défaite. A quelques réflexions rapides, on comprend aisément qu’il n’a aucune estime pour Pétain et ses séides. Il les considère comme un élément du problème et non comme la solution. Il n’a pas non plus vraiment de compassion pour la droite française, pas plus que pour els communistes. Bref, son espoir est dans la construction d’une France nouvelle, quand les nazis seront vaincus.

«  Ce n’est pas aux hommes de mon âge qu’il appartiendra de reconstruire la patrie. La France de la défaite aura eu un gouvernement de vieillards. Cela est tout naturel. La France d’un nouveau printemps devra être la chose des jeunes. » (p.207).

L’histoire lui aura donné partiellement raison, car on vit dans la foulée de la Libération, émerger toute une génération de dirigeants très jeunes, issus de la Résistance, qui allaient gouverner longtemps la France ( pour mémoire le jeune général Chaban-Delmas allait être maire de Bordeaux durant 47 ans !). Malheureusement, Marc Bloch ne sera pas là pour voir ses désirs en partie exaucés. Il ouvrait son livre par ces lignes célèbres car très utilisés par les hommes politiques :

«  Un jour viendra, tôt ou tard, j’en ai la ferme espérance, où la France verra de nouveau s’épanouir, sur son vieux sol béni déjà de tant de moissons, la liberté de pensée et de jugement. » (p.29).

Ce temps est venu. Il doit continuer et nous pouvons, nous devons nous revendiquer de l’héritage d’hommes comme Marc Bloch, pour défendre la liberté de pensée et de juger. Ce n’est pas une lutte achevée et dépassée. Nous voyons de nos jours resurgir, sous d’autres atours le totalitarisme intellectuel ; cette fois le vent mauvais vient de l’Ouest, de l’autre côté de l’Atlantique et se nomme Cancel Culture, mouvement Woke etc.. Comme en 1940, la paresse intellectuelle et l’esprit de défaite règnent en France, très discrètement. La récent crise sanitaire n’a fait que remettre en vue nos faiblesses humaines, techniques et morales. Bien sûr, comparaison n’est pas raison, mais il serait, pour une fois, salubre que les leçons de l’histoire nous soient éclairantes.

J’ai gardé pour la fin les deux citations les plus célèbres de Marc Bloch. La première parle du climat détestable de son époque et de sa réaction.

«  Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. » (p.31).

Car le juif assimilé qu’était le grand universitaire se sentait d‘abord français et l’était par toute son histoire. Mais se revendiquer juif devant un antisémite, c’est bien être ce que doit être un vrai Français : l’ami du faible et du persécuté et l’ennemi du raciste et du persécuteur. A ceux qui avaient, par faiblesse, bêtise, calcul ou indignité, plongé dans l’antisémitisme, la collaboration et la délation, on peut opposer cette déclaration devenu quasi-proverbiale :

«  Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. » (p.198).

Monarchistes et républicains unis dans la même histoire, car c’est bien cela l’histoire de France ! Mais pour pouvoir vibrer ainsi, encore faut-il qu’on enseigne encore ces grands moments et qu’il subsiste une saga nationale qui fasse sens. Pour le refuser, notre pays connaît depuis quelques décennies une décomposition de sa cohésion nationale, car l’histoire, ignorée, ne peut plus faire rêver les Français.

Que ce livre ait paru à certains commentateurs cultivés avoir un lien avec notre époque n’est nullement absurde, car il y a diverses guerres et différentes défaites. Mais c’est toujours le même esprit qui y conduit, celui que Marc Bloch a dénoncé dans ce livre remarquable.

Jean-Michel Dauriac – Août 2021

N.B : l’édition utilisée contient en complément du texte évoqué un ensemble de documents qui mettent en valeur le travail de réflexion de Bloch dans la presse clandestine de la résistance, ainsi que quelques lettres qui permettent de bien saisir sa position sur la politique juive de Vichy. Très émouvant : le texte du testament (au sens propre) de l’auteur, ainsi que les citations militaires de l’officier Bloch.


[1] Je renvoie le lecteur à l’essai consacré à ce livre : https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=698

[2] Je mesure à quel point cette attitude peut paraître stupide aujourd’hui à une grande majorité de Français, surtout les plus jeunes où l’idée de « mourir pour des idées » ou « pour la France » est inconcevable. Mais ils acceptent parfois de mourir pour un portable ou une voiture ! Triste résultat d’une éducation (ou d’une absence d’éducation équilibrée) qui n’a appris ni à hiérarchiser les affections ni à garder toujours un avis critique sur les pouvoirs, quels qu’ils soient.

[3] La défaite de la pensée, Alain Finkielkraut, Gallimard, 1967.

[4] Le lecteur comprendra bien que l’un n‘exclut pas l’autre et que l’histoire du mouvement syndical montre qu’à l’origine les préoccupations matérielles étaient associées à des préoccupation philosophiques et éducatives, dont Ferdinand Pelloutier est l’ incarnation même, et les Bourses du Travail la traduction pratique.

[5] J’ai eu, dans ma famille, un exemple très proche de ce processus.

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