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Catégorie : les livres: essais

Un autre Stefan Zweig ?Sur Pas de défaite pour l’esprit libre – Ecrits politiques 1911-1942

– Stefan Zweig – Paris, Inédits – Albin Michel – 2020 –350 pages, 22,90 €

A la sortie de ce livre, au début de cette année 2020, plusieurs articles le saluèrent comme il se doit : Stefan Zweig est un, si ce n’est l’écrivain le plus vendu dans le monde. Toute sortie d’un inédit est attendue et saluée. A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un copieux volume comme celui-ci. Il rassemble tous les articles qualifiés par les éditeurs de « politiques » écrits et/ou publiés entre 1911 et 1942, date du suicide de l’écrivain. Il offre donc un survol de plus de trente années qui permettent de juger vraiment de cet aspect de l’œuvre de cet auteur.

La plupart des articles que j’ai lus reprenaient en fait, je m’en suis rendu compte seulement à l’achat et à la lecture du volume, les éléments de langage de la préface de Laurent Seksik qui ouvre le livre et de l’avant-propos de la traductrice, Brigitte Cain-Hérudent[1]. Cet écrivain a connu un réel succès avec son livre Les derniers jours de Stefan Zweig, adapté en pièce de théâtre, jouée à Paris par des acteurs célèbres (Patrick Timsit et Elsa Zylberstein) ; il a récidivé en adaptant pour le théâtre Le monde d’hier. Cette célébrité et visibilité médiatique explique que les journalistes aient, très paresseusement repris son point de vue, qui ne peut qu’être favorable à Zweig, c’est une évidence. Voici une preuve de plus, s’il en était besoin de la paresse et du grégarisme de la profession (dans sa grande majorité, bien sûr, car il existe des journalistes qui « font le métier »).

Pourquoi ces précisions, avant même de parler du livre lui-même ? Par déontologie et honnêteté intellectuelle. J’ai lu avec attention cette préface. Elle est de très bonne qualité. Mais comme toute préface, elle conduit le lecteur à choisir une entrée, celle du préfacier, au détriment de la liberté supposée de l’esprit du lecteur ; c’est pourquoi je lis le plus souvent les préfaces après avoir lu le livre, et que je préfère les postfaces. Dans ce cas précis, on peut dire que tout a été fait pour que les lecteurs adhèrent à la thèse du préfacier. Quelle est-elle ?

Le mieux est de le laisser parler directement :

« On croit tout savoir de l’écrivain. Pourtant les textes rassemblés dans ce recueil vont dévoiler une facette méconnue de l’homme : le penseur.

Il est de coutume de réduire la pensée zweigienne à un ersatz de pacifisme teinté d’humanisme.[…]

Mais ces textes apportent surtout un éclairage radicalement nouveau sur la vie du Viennois en battant en brèche tout ce que l’on croyait savoir sur l’action d’un homme. C’est le mythe du non-engagement de Zweig qui est ébranlé. […]

Les pages de cet ouvrage incitent à une révision de l’accusation[2]. »

Tout lecteur sérieux aura compris à la lecture de ces lignes que cette thèse est ce qu’on appelle en rhétorique une thèse secondaire, dérivée d’une thèse première qu’elle vise à détruire ; c’est en réalité une anti-thèse. Elle a le mérite d’enoncer, au moins de manière édulcorée la thèse principale : Stefan Zweig a traversé sa vie en évitant assez soigneusement de s’engager, ce qui était contraire à sa nature profonde. Il a été un spectateur lucide et talentueux, pas un véritable acteur. C’est cette thèse que ce livre doit démolir, ou au moins, comme l’écrit Seksik, « l’ébranler », ce qui est moins ambitieux.

Les chroniqueurs, soit par paresse, soit par peur de se distinguer des louanges unanimes qui habillent Zweig et son œuvre, ont repris les éléments de la préface et les ont aménagés à leur petit sauce, comme le fait un élève intelligent qui plagie ou copie sur une autre source. C’est petit, très humain et, au final insignifiant, car la plupart des lecteurs passionnés se moquent de leurs opinions comme d’une guigne. Ces chroniqueurs écrivent d ‘abord pour leurs collègues, ensuite pour les auteurs et, enfin pour le petit public professionnel qui s’en nourrit (libraires, professeurs de lettres et de langues, étudiants avancés…), le grand public les ignore purement et simplement. Ce grand public, par contre lira la préface, et aura ainsi au moins l’intégralité de l’anti-thèse proposée.

Puis le lecteur entamera la lecture de ces textes, de taille, de sujets et d‘intérêt très variables. C’est le propres des éditions complètes d’offrir ce bric-à-brac qui ravit les spécialistes. Le lecteur ordinaire, dont je suis, s’ennuie parfois à lire certains textes ; C’est ici le cas des textes courts, qui sont souvent des réponses à des enquêtes ou des demandes de journaux. Un choix sélectifs sur la qualité les aurait éliminés : je n’en parlerai plus. Il reste ensuite une grosse trentaine de textes notables. Il n’est évidemment pas question d’en faire le tour ici, je laisse cela à quelques thésards qui vont se jeter là-dessus sur injonction professorale. Essayons de considérer les buts de ces textes. Pour ce faire nous les regrouperont en grandes familles, qui correspondent aux préoccupations constantes de Zweig, que nous connaissons déjà par ses biographies et  ses propres souvenirs.

Selon les dates, on peut identifier quelques grands groupes : la traductrice de ces textes – la traduction est très bonne – en donne d’ailleurs le contour dans son avant–propos. Mes conclusions de lecteur rejoignent les siennes. Il y a d’abord, chronologiquement, à partir de 1911, des textes qui parlent des livres, en tant que bibliophile ou professionnel du livre.. Ce sont des textes brillants, érudits même, qui s’adressent à un public de connaisseurs. Il ne saurait évidemment s’agir de textes politiques au sens plein du terme, à moins que l‘on considère que le plaidoyer pour des livres à prix modiques soit un combat culturel engagé ! La deuxième famille regroupe les textes liés à la guerre et à l’après-guerre. Un certain nombre de ceux-ci relève du travail du soldat Zweig et ne sont donc pas du tout politiques mais fonctionnels. Il faut reconnaître que Zweig sait rendre intéressantes les dites-commandes par son style et sa finesse. Plus intéressant sont les textes qui parlent du pacifisme. Zweig, dans la lignée de son ami Romain Rolland, a professé ce pacifisme tout au long de sa vie. Nous retrouvons donc dans ces pages un engagement connu, qui ne saurait que confirmer le portrait classique. Il fallait un  certain courage en ce temps-là pour soutenir ce point de vue, nous le portons au crédit de l’auteur. Mais il n’y a là rien de bien nouveau. Le pacifisme a été le seul engagement défendu par Zweig et que l’on lui a reconnu, depuis fort longtemps. Ce n’est pas rien, mais il faut ajouter que ce ne fut pas un militant actif, il ne fut pas emprisonné, comme les tolstoïens le furent en Russie. Certains de ces textes décrivent l’ambiance, en France ou en Suisse, dans l’immédiat après-guerre. Ils peuvent s’appuyer sur des livres, comme ceux consacrés à Barbusse. Cette veine pacifiste est la plus importante de ce recueil, sans surprises.

La troisième catégorie de textes est celle consacrée à la « question juive ». Elle apparaît plus tard,  à partir du début des années 1930, liée à la montée du nazisme. C’est le lot le plus intéressant, car il lève un peu le voile sur une facette peu connue de Zweig. On le savait opposé à tout nationalisme, et donc au sionisme. On a avancé que son statut d’apatride relevait d’une forme d’engagement contre le nationalisme. C’est possible. Dans les articles ici rassemblés, nous découvrons un Stefan Zweig qui affirme sa judéité et sa solidarité inquiète avec les juifs du monde germanophone (Allemagne et Autriche). Plusieurs textes sont des projets organisationnels, qui n’eurent pas de suite, mais nous permettent de saisir sa pensée. Toute la fin de ce recueil est constitué par ce genre de textes, soit un gros tiers. C’est donc une préoccupation constante de l’écrivain. Il en vient d’ailleurs à reconsidérer son opposition au sionisme face à la situation des juifs en Allemagne et Autriche, en soutenant l’idée du foyer juif en Palestine. Il faut donc porter au crédit de Zweig ce second engagement, moins connu que le pacifisme.

Enfin, nous devons signaler une espérance dans un projet européen. Zweig croit à une Europe de l’Esprit, même après l’horreur de la Grande Guerre. Mais son Europe est celle d’une élite, pacifiste et sensible, que les années 1930 vont complètement subvertir. Un des plus beaux de ces textes, sans doute même le plus beau est « L’unité spirituelle de l’Europe ».

A titre personnel, mon préféré est affublé d’un titre pour le moins intrigant, « Les pêcheurs au bord de la Seine ». Un beau texte sur l’accoutumance à toutes choses qui se répètent, une belle leçon historique pour nous inciter à ne pas juger trop vite les hommes hors de leur contexte.

Que penser de ce livre ? Littérairement parlant, il n’y a rien à redire, c’est formellement  très bien écrit, peut-être même plus réussi que les fictions, car les sujets se prêtent moins aux emphases que les oeuvres d’imagination. Nous retrouvons toute la finesse viennoise qui enchanta les lecteur du Monde d’hier. Stefan Zweig est un intellectuel de haut vol. Ce recueil n’a nul besoin de nous faire découvrir le penseur ; c‘est même une ambition stupide et insultante. Comment un grand écrivain et biographe comme lui ne serait-il pas un penseur de premier plan ? Il n’est nul besoin de réviser un jugement qui n’existait pas en l’état. La lecture des ces articles nous apprend toujours quelque chose grâce à l’érudition de Zweig.

Sur l’engagement de l’écrivain, je crois très sincèrement que cette publication en modifie pas beaucoup le portrait de l’écrivain. Il n’a jamais été le militant d’une quelconque cause. Ses seuls combats sont de plume, et encore à fleurets mouchetés. Ainsi, on est surpris par la modération de ses propos à l’égard du nazisme et d’Hitler, y compris dans le dernier texte, « Hartrott et Hitler », écrit en 1942 et qui sera publié après le double suicide de l’écrivain et de sa femme. Zweig n’est pas Péguy, il était incapable de l’être. Il ressort de ces écrits qu’il a toujours gardé cette distance bourgeois viennoise, si délicieuse en 1890, mais totalement inadaptée au monde barbare des années 1930. Zweig a été durant les années 1919-1942, un homme du monde d’avant. Il y a un abus de langage à nommer ce recueil « écrits politiques », comme à espérer qu’il en sortirait une figure engagée de l’écrivain.

J’aurais aimé que les paresseux critiques littéraires se livrent à cette analyse de fond, au lieu de plagier les auteurs impliqués dans cette publication, dont je respecte, sans les partager, les points de vue sur l’homme Zweig. Je m’y suis essayé, sans doute avec moins de virtuosité que ces mêmes chroniqueurs auraient pu déployer, mais avec le désir de rester honnête avec un écrivain que j’apprécie.

Jean-Michel Dauriac

Le 23 avril 2020


[1] Traductrice qui, dans la note1 de la page 23, justifie l’importance de son travail dans la réévaluation de Zweig, ce qui est tout à fait exact.

[2] Pages 13,16 et 17.

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Se souvenir de Lanza Del Vasto

Lanza del Vasto

Ou l’expérimentation communautaire

Frédéric Rognon

Collection Les précurseurs de la décroissance

Le passager clandestin – 2013

Il fut une époque, pas si lointaine pour moi, mais préhistorique pour les millenials, où le nom de Lanza del Vasto sonnait comme un étendard de contestation : c’était le temps de la Guerre du Vietnam, de la Guerre Froide et du Larzac. Il existait des ennemis de la paix et du bonheur très clairement identifiés : les Russes, les Américains, les Militaires… Un homme à la longue chevelure blanche animait ces foyers de sa présence bienveillante et prônait la non-violence, sur les principes de son maître Gandhi. On l’invitait à la radio et à la télévision, il publiait des livres. ? Ô tempora, ô mores, comme on disait chez les Romains ! Il suffit de regarder la télévision et d’écouter la radio pour mesurer le poids de l’absence de telles personnes. Le vide sidéral qui s’épanche partout est le miroir d’une époque sans combats autres que contre le gluten, les vaccins ou la 5G (mais on veut bien avoir la 4G quand même !) C’est peu dire que nous avons le droit, dans ce cas précis d’être un peu nostalgiques.

Frédéric Rognon, philosophe et auteur de ce livre

Le petit livre de Frédéric Rognon s’inscrit dans une collection qui entend présenter des « précurseurs de la décroissance ».  Objectif vraiment légitime tant cette génération a tendance à ignorer tout ce qui ne twitte pas et ne passe pas sur You Tune. Eh oui, il y eut des hommes qui, bien avant l’orgie consommatrice de notre temps ont entrevu l’avenir et son risque et l’ont dénoncé, voire combattu. Le mot « décroissance » n’existait pas, à peine dans le grand public le mot « croissance » était-il en usage. On parlait alors de progrès , de développement ou autre mot-valise. Mais derrière ces mots se cache toujours la même chose : le toujours plus. Lanza del Vasto , dès la fin des années 1930 forme, en Inde, lors de son séjour chez Gandhi, le projet d’une communauté fondée sur les principes gandhiens, mais en Europe. Il lui faudra une dizaine d’années avant de pouvoir lancer la première de ces communautés, qui prendra le nom de l’Arche (à ne pas confondre avec le mouvement de Jean Vannier qui porte le même nom, et qui est postérieur). Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur raconte, en une cinquantaine de pages, la vie et l’œuvre de Lanza del Vasto, personnage de roman. Ce n’était nullement un traine-savate, mais un intellectuel de haute volée, philosophe de formation, né dans une famille aristocratique cosmopolite européenne. Lui qui aurait pu connaître une vie oisive de nanti a choisi de vivre et de faire l’apologie du travail manuel et de l’agriculture naturelle. Il  a écrit énormément et laisse une œuvre importante, mais aujourd’hui tombée dans l’oubli.

Lanza Del Vasto et son épouse, Chanterelle

On trouve, dans la seconde partie de ce petit livre, des extraits choisis dans cette œuvre imposante. La sélection, très intelligente, car faite par quelqu’un qui a vécu à l’Arche et en connaît toute la philosophie, permet de découvrir des perles et donne envie d’aller directement à la source : la lecture finie, je me suis rué sur les sites de  livres d’occasion et j’ai commandé plusieurs ouvrages, tous indisponibles ou presque aujourd’hui.

Lanza del Vasto a pensé une société sans pouvoirs, sans violence et sans excès. Il a fait l’apologie de l’auto-suffisance agricole, de la frugalité heureuse et de la culture festive. Ses principes, il ne els a pas inventés mais puisées dans deux sources, dont il ne cite d’ailleurs qu’une : Gandhi et Tolstoï. Si Gandhi est revendiqué comme maître, la pensée de LDV est marquée, jusque dans ses expressions, par Tolstoï, mais celui-ci est, très bizarrement absent de ce que j’ai pu lire. Sans doute, déjà dans les années 1930, quand il découvre la non-violence, c’est à travers Gandhi car la chape soviétique et marxiste est tombée sur la pensée de Tolstoï. Mais Gandhi lui-même doit la base de ses idées au prophète russe. IL faut donc rétablir l’arbre généalogique de cette famille de penseurs.

Lanza Del Vasto, comme Tolstoï ou Gandhi, revendique d’être un croyant ; dans son cas un catholique fervent. Toute son œuvre est habitée par une spiritualité chrétienne et il ne faut surtout pas l’ôter de la pensée de Del Vasto, sinon il ne reste rien qu’une pratique un peu niaise. Ce livre permet de ne pas tomber dans ce piège et de saisir l’ensemble de la vision de l’auteur. Pour finir, je vous offre une des citations cueillies dans cette lecture :

« Ne perds pas ton temps à gagner ta vie.

Gagne ton temps, sauve ta vie. […]

Ne proteste pas contre ce que tu désapprouves. Passe-t-en. »

Les plus anciens auront reconnu la base d’un des slogans muraux de mai 68, « Ne pas perdre sa vie à la gagner ». Mais la pensée de Lanza del Vasto vaut beaucoup plus que ce qu’on appelé la « pensée 68 ». Découvrez-là en lisant ce livre réussi.

Jean-Michel Dauriac

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Grandeur du petit peuple : quand Michel Onfray écrit à l’encre sympathique jaune

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S’il est un auteur et un homme qui ne laissent pas indifférent, c’est bien Michel Onfray ! Depuis maintenant trois décennies, il inonde les étals des libraires de titres tous plus originaux les uns que les autres, sur des sujets les plus divers, avec un seul point commun : exercer son droit à une pensée libre et philosophique. Que tous ces livres ne soient pas des réussite durables, l’auteur lui-même le sait et l’a dit, mais il a besoin, du moins est-ce ce que je crois, de l’écriture comme d’autres de la cigarette. Ici, il nous livre une réflexion sur le mouvement des Gilets Jaunes (MGJ).

 

La castagne (pour faire référence au chef d’œuvre de Nougaro, « Toulouse ») commence avant même le premier mot du texte , par la dédicace, qui mérite d’être citée :

« A la mémoire de mon père Gaston

qui était ouvrier agricole

A ma mère Hélène

Qui fut femme de ménage

A mon frère Alain

Qui est mécanicien dans une carrière

A sa femme Nathalie

Qui est cantinière

A mon neveu Ludovic

Qui, après une formation de bûcheron,

Est apprenti plombier

A ma nièce Virginie

Qui est aide-soignante. »

Le ton est donné, l’auteur a défini son camp : celui des humbles et des sans-grades. Il faut lui reconnaître qu’il n’a jamais oublié d’où il venait, même si aujourd’hui par son talent et son travail, il appartient à la petite confrérie des auteurs qui vivent bien de leur plume. Je le rejoins dans cette origine et dans cette fidélité.

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Voici donc un livre qui est un livre placé sous le signe de l’immédiateté. Onfray abandonne les Camus ou Nietzsche pour parler d’un présent brûlant (voir la photo de couverture du livre). Il introduit sa réflexion par un chapitre qui donne le ton, « Le retour du refoulé mastrichtien ». Il s’y livre à des considérations historiques sur les révolutions et émeutes françaises et étrangères et leurs conséquences. Il y définit le peuple, ce qui est central pour son ouvrage :

« ..le peuple – que je définis comme l’ensemble de ceux sur lesquels s’exerce le pouvoir et qui ne l’exercent jamais -, les petits, les sans-grades, les modestes, les gens de peu. » (p. 12-13).

Après quoi, il précise pourquoi il a choisi de parler des GJ.

« C’est le peuple qui s‘est soulevé dès les premières heures des Gilets Jaunes. » (p. 13).

Ceci ne pouvait que plaire à un libertaire proudhonien comme lui, égaré dans un siècle libéral capitaliste sans vergogne. C’est d’ailleurs aussi ce qui m’a fait apprécier ce mouvement avant même son début. Enfin, il précise  que ce livre prend la forme d’un journal, sur le modèle de grands prédécesseurs, comme le Hugo de Choses vues  ou le Tocqueville de Souvenirs.

 

Son parti-pris est donc de nous livrer dans l’ordre chronologique les textes qu’il a écrit au fur et à mesure que se lançait, puis se structurait, puis changeait le MGJ. Il prévient qu’il y aura donc des redites. Faute avouée n’est qu’à moitié pardonnée : il y a effectivement beaucoup trop de répétitions et je me suis habitué à les sauter, dès que j’identifiais le début d‘un refrain, que ce soit pour flinguer Macron ou ses séides ou pour montrer en quoi les GJ ont été caricaturés. Je pense qu’un tel sujet méritait une travail de relecture, non pour améliorer, mais pour sortir toutes ces  redondances qui risquent de décourager le lecteur moyen.

Que dit Onfray ?

D’abord, il essaie de rendre justice aux revendications des GJ, qui ont si souvent été caricaturées par une presse aux ordres du pouvoir et un pouvoir aux ordres du capital et de l’ « enfant-roi », comme il surnomme fort justement notre bien-aimé Président à la pensée complexe. S’appuyant à la foi sur des informations officielles parues dans ladite presse, des tracs et des messages qui lui ont été envoyés par les GJ eux-mêmes, il montre qu’il s’agit bel et bien d’une revendication légitime de ceux qui sont écrasés. Le peuple a une pensée ; elle est simple, mais pas simpliste, et elle s’est polie sur les ronds-points au fil des semaines.

Ensuite, il montre comment a été pratiqué à une échelle industrielle l’amalgame pour discréditer les GJ. Comment à partir d’un propos, on le généralise et on l’essentialise, pour arriver à une formule sans cesse répétée du type : « Les Gilets Jaunes pensent que… » ou plutôt, vu de Paris, « ne pensent pas du tout ». Ainsi ont été lancées et appuyées les accusations d’antisémitisme, homophobie, de fascisme, de racisme et tant d’autres « ismes » dont se régale la petit coterie qui fait l’opinion dans les médias des nababs qui la contrôlent. Il ne nie pas, et ce serait absurde de le faire, que des propos de cette nature aient pu être dits ou écrits ici et là, mais ils ne représentent en rien la nature de ce mouvement. C’est comme si ‘l’on déduisait du fait que Castaner est un fantoche que tous les ministres sont des fantoches ! (il tape particulièrement sur le ministre de l’Intérieur en mettant en relief à la fois sa personnalité et ses actes souvent stupides).

Il montre encore comment le pouvoir, et Macron en premier, a choisi de réprimer très violemment les manifestations pacifiques des GJ. Pas de maintien de l’ordre, mais de la baston, où les policiers se savaient couverts. Le nombre des victimes et la nature des blessures ne laissent aucun doute là-dessus, même les observateurs étrangers du plus haut niveau l’ont signalé. La seule limite posée par le Président et ses acolytes (le Premier Ministre et le Ministre de l’Intérieur) était qu’ils puissent dire et répéter en boucle qu’il n’y avait eu aucun mort du fait des forces de l’ordre et de pouvoir suggérer que les morts bien réels étaient du fait des GJ, ce qui est absolument faux.

Corrélativement à ce choix de la violence, il dénonce le rôle des médias et la propagande par l’image qui en est découlé. Il signale comment ils ont choisi les GJ qu’ils invitaient, pour les isoler, les ridiculiser ou les récupérer. Le sommet de ce mensonge transformé en information est le fameux Grand Débat, dont Onfray retrace la généalogie et les trucages. La justice a également été mise au pas et a prononcé des peines très sévères à l’encontre des GJ, alors qu’on attend encore les condamnations de policiers mis en cause de manière indubitable : on a sanctionné deux ou trois lampistes pour mieux couvrir les autres.

L’impuissance et les stratégies des partis politiques et des syndicats sont bien analysées, en particulier les revirements de La France Insoumise et de son Conducator. En même temps qu’il montre comment le mouvement se veut farouchement apolitique et loin des partis traditionnels, il établit bien la limite de ce modèle et le fait que le refus de toute organisation signe une forme d’impuissance.

Il signale le paradoxe de ce mouvement : d’un côté des mâles qui se comportent parfois en machos classiques, en beaufs de base, et de l’autre une forte présence féminine fort intéressante. Il en profite pour délivrer un manifeste féministe. Le livre est l’occasion de plusieurs portraits, à charge souvent pour les mâles, et plutôt flatteurs pour les femmes.

Enfin, ce qui arme l’analyse de tout le mouvement des GJ est le refus de l’Etat Mastrichtien, dont Onfray montre qu’il est le véritable pouvoir, dont nos gouvernants sont des hommes-liges . Le combat est à mener d’abord pour abattre ce Moloch qu’on ne peut pas quitter sans son accord (voir le Brexit). L’auteur prend fermement position dans le camp des souverainistes, prouvant s’il en était besoin, que ce n’est évidemment pas une opinion d’extrême-droite, comme le veut faire croire la propagande européiste.

 

Le livre est donc très riche et se présente comme une « défense et illustration des Gilets Jaunes », pour parodier les titres classiques. Il ne manque pas de lucidité sur les manques , les errements ou les faiblesses des GJ. Il se conclut sur la mise en sommeil plus ou moins inévitable du mouvement en tant que phénomène massif. Mais il espère que ce n’est pas la fin, et voici, en ce sens , la dernière phrase du livre :

 

« Je ne souhaite qu’une seule chose : la résurrection du Phénix contre ces vautours-là. » (p. 370)

 

Je partage son désir, mais en y ajoutant le passage à une organisation fédéraliste minimale (ce qu’il dit d’ailleurs à un moment) pour permettre la poursuite du mouvement. S’ils persistent à n’être que des individus isolés qui se retrouvent le samedi, le GJ sont condamnés à disparaître en tant que tels.

 

Ce livre est un beau témoignage pour la mémoire du mouvement, c’est un réquisitoire implacable contre l’équipe de l’enfant-roi et du prince lui-même, contre lequel Onfray n’a pas de mots assez durs. Il faut signaler d’ailleurs que dans ce livre, il se lâche comme jamais et écrit plus comme un militant que comme un observateur. Comme à l’accoutumé, il y en aura pour détester ce livre et son auteur ; c’est leur droit, mais il ne faudrait pas qu’ils en oublient l’absolue sincérité et toute absence de calcul. C’est assez rare pour le signaler.

 

Jean-Michel Dauriac

Le 12 mars 2020.

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