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Catégorie : les livres: essais

Libre parole – Etienne Balibar – Pour dire quoi?

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Etienne Balibar

Paris, Galilée, 2018 ; 130 pages

 

Ce petit livre reprend trois conférences, plus écrites que parlées données dans les dernières années, sur le sujet de la parole et du pouvoir. La première a été dite en Turquie, le 17 janvier 2018, lors de lectures vouées au souvenir du journaliste Hrant Dink, Turc d’origine arménienne, assassiné le 19 janvier 2017, pour le faire taire. La deuxième fut prononcée au séminaire littéraire de l’université de Columbia de New York, le 3 décembre 2015. Ce séminaire a été créé par Edward Saïd, le grand penseur palestinien et s’inscrit donc dans une lignée intellectuelle post-coloniale. Enfin, la troisième a été énoncée lors des journées d’études « Michel Foucault et la subjectivation », à Créteil, le 1er juin 2016. Le lecteur un peu averti aura compris que l’on se trouve dans l’école de la déconstruction, chère à la côte Est des Etats-Unis et à l’intelligentsia universitaire française progressiste.

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L’intérêt de ces textes est inégal. Le premier est un exercice de style, destiné à faire passer des messages à la résistance intellectuelle turque à Erdogan. Il est titré « Démocratie et liberté d’expression par temps de violence ». Le propos est pesé au trébuchet, suffisamment alambiqué et déterritorialisé pour en pas donner lieu à des poursuites. Le but de l’exposé est de distinguer subtilement liberté d’expression et libre parole, ne les articulant autour de l’opposition collectif/individuel. L’idée n’est pas inintéressante mais elle est extrêmement délayée et l’ensemble est bien long pour si peu de vraies idées. Mais sans doute Balibar a-t-il eu le petit frisson de se sentir dans la peau d’un résistant. Je n’ai pas réussi à en sortir une seule citation tranchante.

 

La deuxième intervention est très liée au contexte des années de terrorisme de DAECH. Le titre en est « Liberté d’expression et blasphème ».. Il fait écho aux attentats de novembre 2015 contre Charlie Hebdo. Balibar revient sur la publication des caricatures de Mahomet, très vite, et disserte ensuite sur le cadre légal de la liberté d’expression, jusqu’à l’idée d’élargir l’échange d’informations au statut de bien commun. C’est ensuite qu’apparaît le glissement idéologique vers les thèses en vogue du post-colonialisme. La référence à Frantz Fanon est quasi-canonique dans ce contexte ; elle permet de justifier sans l’affirmer bruyamment une violence en réponse à la violence coloniale. Voici un exemple de formulation :

« La réaction de violence à la violence est aussi en tant que telle une forme-limite de liberté d’expression qui peut représenter la seule possibilité dont disposent les groupes opprimés (par exemple les peuples colonisés, les « damnés de la terre » de Fanon) ou les « minorités » qui cherchent à se faire entendre pour que leurs droits soient reconnus. » page 63.

Tout ceci n’est pas absurde, tout le monde sait bien que la violence est inévitable dans la plupart des mouvements de libération. Faut-il pour autant en faire un droit de liberté d’expression ?

Survient ensuite la référence, aussi incontournable, à John Rawls et sa « Théorie de la justice », par le biais de l’expression « voile d’ignorance », qu’il applique à la répression de la prise de parole des subalternes. Il aborde alors la notion de blasphème et de sacré, qui sont consubstantielles. C’est ici que le discours est, à mon avis, glissant et dangereux. Car il établit très vite une équivalence entre le fondamentalisme musulman dans ses territoires –où la liberté d’expression est inexistante- et la laïcité qui serait répressive envers les musulmans (et els coloniaux au sens large). Ceci est proprement inacceptable. Au mieux cette démarche relève de l’aveuglement (le voile d’ignorance frapperait aussi les intellectuels les plus avancés !) ; au pire elle est une malhonnêteté intellectuelle, qui relève d’un militantisme anti-occidental qui ne veut pas dire son nom.  Voici une des affirmations :

« Les mêmes intervenants, qui dénoncent les effets d’oppression de l’institution du sacré religieux dans les sociétés non occidentales, sont aveugles et partisans dès qu’il s’agit des effets d’oppression du sacré laïque dans les démocraties occidentales. » p. 69.

Posé ainsi le fait semble relever de l’évidence historique, mais il est totalement faux et très facile à démonter, à condition que la parole de l’opposant soit audible. C’est caricaturer la loi de 1905 et le siècle qui l’a suivie de prononcer ces paroles. Mais à Columbia, voici des petites phrases qui vous posent un esprit libre !

Il introduit ensuite la triple notion d’universalisme civique, religieux et du marché, les posant en lutte.  Parlant de la liberté d’expression dans ce contexte, il écrit alors :

« …elle se distingue par principe des universalité religieuses aussi bien que de l’universalité du marché. Elle peut donc entrer en conflit avec leurs logiques respectives mais aussi essayer de les soumettre a des normes d’indépendance et d’égalité qui prennent sens pour une variété de sujets. » p. 76.

Le tour est joué, au nom de l’universalisme civique – non défini d’ailleurs – la liberté d’expression peut soumettre les discours religieux – premiers universalismes pourtant – à ses normes. Par cette prestidigitation verbale, tout contrôle du religieux et de l’économiques est justifié (mais sans être aucunement argumenté).

La fin du texte est d’une assez grande ambiguïté ; à dire vrai, je en comprends pas vraiment qu’elle est la position de Balibar, sauf à distinguer religion et sacralité, comme il le dit dans la dernière phrase. Ce que les faits ont déjà faits depuis longtemps, sans attendre l’aval des philosophes.

Cette deuxième causerie m’a laissé une impression de malais, celle de naviguer dans un univers intellectuel de contrefaçon très bien faite. Mais aussi d’être face à une certaine pauvreté argumentative.

 

La troisième conférence, « Dire, contredire : sur les formes de la parrêsia chez Michel Foucault ». Logiquement, le thème du courage de dire atteint ici son apogée. La libre parole est surtout celle de l’homme qui ose se lever dans l’agora pour contredire le discours dominant. Je ne m’étendrai pas sur le détail de ce texte. Je dirai simplement que celui qui alu Foucault sera en terrain de connaissance. Tout y est : le vocabulaire complexe et pédant, qui use et abuse des mots d’origine étrangère pour impressionner le chaland, les exemples exotiques, la fausse provocation. Ce n’est en fait que la cuistrerie, qui parvient assez mal à masquer le manque d’idées des auteurs de la galaxie foucaldienne. Paradoxalement c’est faire preuve de parrêsia que de se lever et dire que Foucault, et ses disciples avec lui, est très largement surévalué, par une sorte de dictature de l’université : essayez de faire une thèse de sciences humaines qui ne cite ni Foucault ni Derrida et vous verrez le résultat !

 

La lecture de livre me laisse dubitatif, je pense que le lecteur de cet article critique l’aura compris. Il y a là à la fois accumulation d’évidences déguisées en idées profondes et affirmations non démontrées au service d’un discours déstructurant qui se camoufle derrière les oripeaux du propos savants. La réalité est la pauvreté des idées originales, ce que Foucault a porté au zénith, avec une grande érudition et un immense travail de recherche en bibliothèque. Cela suffit-il à faire un penseur de premier plan ?

 

Jean-Michel Dauriac – le 31 décembre 2018, Les Bordes – Creuse.

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La philosophie devenue folle – Le genre, l’animal, la mort – Voyage au pays du délire antihumaniste

La philosophie devenue folle

Le genre, l’animal, la mort

 

Jean-François Braunstein

 

Paris, Grasset, 2018– 394 pages – 20,90 €

 

 

 

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Un livre au titre attirant car très provocateur : la philosophie, n’est-ce pas la sagesse ? Or, si la sagesse devient folle, que nous restera-t-il pour être sages.

Le sous-titre éclaire aussitôt notre lanterne : ce n’est pas toute la philosophie qui est devenue folle, mais les trois sujets cités qui l’y poussent. Le lecteur attentif à l’actualité éthique et politique aura reconnu dans ces trois thèmes les grands débats « post-modernes » qui agitent le landerneau politique progressiste et la caste éclairée de nos penseurs.

 

Les trois thèmes donnent lieu chacun à une partie du livre, dans cet ordre. Le volume de chaque partie est assez important pour bien aborder le sujet. Un très bonne conclusion de synthèse ferme cet ouvrage.

 

Il faut d’abord signaler que l’auteur ne jargonne pas, ce qui est appréciable pour un livre de professeur de philosophie. Il nous épargne l’exposé des concepts mis en jeu et préfère les faire apparaître dans l’étude des théories incriminées. Ce qui est beaucoup plus agréable et plus accessible à un large public : il n’est en effet pas besoin d’avoir fait de longues études pour se saisir de cet ouvrage. On peut parler de vulgarisation critique.

 

Chaque thème fait l’objet d’une présentation théorique, d’un résumé de son historique où sont présentés les inventeurs ou propagateurs de ces courants. La démonstration s’appuie sur un large choix de citations fort bien référencées, ce qui valide la démarche critique.

 

Braunstein ne mène pas un combat polémique. Il a choisi de présenter les arguments des propagateurs du genre, de l’anti-spécisme et de l’euthanasie avec une ironie mordante qui fait mouche. Il faut dire que nombre de citations sont absolument délirantes, il faudrait en faire une anthologie. Je laisse le lecteur les découvrir  à chaque page du livre. Une fois ces présentation bien faîtes, il n’est effectivement nul besoin de détruire ces thèse, elles se disqualifient d’elles-mêmes, à moins que vous n’apparteniez à la même confrérie du délire.

 

Ainsi le genre apparaît comme une pensée a priori séduisante qui est devenue hors contrôle par une surenchère de non-sens. L’apport théorique de la notion de genre a permis d’aborder des sujets jusque là ignorés ou repoussés. Mais ce qui s’appelle le genre aujourd’hui dans ces cercles philosophiques dépasse toutes limites de la raison. On y croise toutes les variantes de genre revendiquées et on s’aperçoit vite que le sigle LGBTQ est totalement dépassé. La typologie est tellement farfelue et étoffée sans cesse qu’il n’y aura pas assez de lettres dans l’alphabet pour en faire l’acronyme. Derrière ces revendications se cache en réalité la haine du corps et sa négation. Le corps comme le sexe biologique n’existent plus pour ces penseurs. La preuve par les partisans de l’amputation volontaire qui veulent faire reconnaître le droit de se débarrasser d’un membre qui ne leur convient pas. Il n’y a en réalité plus aucune limite au désir de chaque individu, au nom de la liberté. Or les théories les plus en pointe ne sont pas connues du public qui ne connaît que la face présentable du genre, lequel est souvent confondu avec le féminisme, qu’il veut éliminer en fait car perçu comme réactionnaire. Ce livre remplit donc une belle mission de dévoilement avec des bases solides.

 

Le thème de l’animal est tout aussi effrayant. La vitrine nous présente les « droits de l’animal » et le végétarisme comme produits d’appel, mais il n’est pas vraiment question de cela. Il s’agit, là aussi d’une révolution anthropologique qui distingue initialement entre « l’animal humain » et « l’animal non-humain », mais s’en éloigne ensuite très vite pour abolir la notion même d’espèce, pour accorder les mêmes droits à tous les vivants ; Les textes présentés sont effarants mais surtout ridicules. Cela va de l’apologie de la zoophilie à la révision du droit pour contourner l’absence de consentement de l’animal. On sort très secoué de ces pages, car la raison vacille ; et ce qui est le plus triste c’est que ces lignes émanent de sommités universitaires qui font autorité dans leur microscopique spécialité. La palme de l’énormité revient au professeur Singer et à ses traités d’éthique. Il est patent que l’Université ne sort pas grandie de cette étude, car on découvre – si on ne le savait pas – qu’elle offre asile au sens plein du termes à de véritables fous délirants. Or, encore une fois, les question initiales ne sont pas sans intérêt : réfléchir à la place de l’animal dans nos cultures est utile et doit amener à corriger de grosses erreurs ; mais là n’est plus la question. Les « animalitaires » sont par-delà le bien et le mal, le juste et l’injuste, ils sont emportés par une pensée destructrice dont ils ne sont pas capables de voir que, si elle n’avait jamais été formulée auparavant, c’est parce qu’elle est absurde et non parce qu’ils sont des génies.

 

La dernière partie sur la mort est le couronnement de cette folie. L’auteur présente successivement  les partisans de l’infanticide, l’euthanasie, banale dans ces discours, mais surtout l’évolution de la notion même de mort, avec la « mort cérébrale », concept non médical, qui amène à prélever des organes sur des « morts » qu’on prend la peine d’anesthésier ! La logique du profit, abritée derrière la santé, brise tout même les choses les plus sacrées, car s’il est une chose sacrée pour l’homme, c’est la mort !

 

On sort de ce livre plutôt secoué, mais c’est un trouble très salutaire, car il met au jour ce qui est masqué et nous force à regarder en face des concepts pour lesquels nous avons pu avoir de la sympathie, mais sans savoir vraiment ce qu’ils recouvraient. D’un point de vue philosophique, il y a là des discours de rupture qui ne peuvent relever de la philosophie. Du point de vue éthique, les questions en jeu sont de première grandeur, puisqu’elles remettent en cause les fondements même de l’anthropologie humaine. Du point de vue théologique, c’est un tissu d’assertions aberrantes. Mais à l’issue de cette lecture, le lecteur comprend alors que le projet transhumaniste est le couronnement de tous ces délires : il prévoit en effet de mettre fin ultimement à la notion d’humain, pour faire naître le post-humain. Ce n’est plus de la science-fiction, c’est déjà dans les laboratoires et en test par petits morceaux dans nos vies. Je pense qu’il y a là matière à mobiliser ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas, mais qui trouvent que l’humanité de l’homme, avec toutes ses limites et potentialités est une richesse.

 

Un livre à lire et faire lire.

 

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L’esprit nomade: « Carnets de steppes » de Sylvain tesson & Priscilla Telmon

Carnets de steppes

 

Sylvain Tesson & Priscilla Telmon

 

Pocket 2017 nouvelle édition

 

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Un très bel objet que ce livre de poche. Il s’agit en même temps d’un récit de voyage, cher à Sylvain Tesson, et d’un livre de photographies. Les illustration sont placés en regard des textes qui les concernent ou qu’elles éclairent. Mais le livre peut aussi être feuilleté uniquement pour la contemplation photographique.

 

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C’est un livre sorti en 2002, donc une aventure assez ancienne. Le projet : parcourir à cheval, à deux, les routes de la soie de l’Asie Centrale (et même un peu plus). Le récit est linéaire et suit la progression des voyageurs du Tian Shan à la mer d’Aral. Ce n’est pas un livre structuré dans la continuité.  Les auteurs abordent des thèmes au grès de ce qu’ils voient ou vivent. On y lit donc aussi bien la description d’une ville comme Samarkand que des considérations sur la vie en yourte ou une philosophie de la déambulation équestro-pédestre. Le grand talent de Tesson est de ne jamais donner l’impression de difficulté, même quand on la devine au détour d’une phrase ou d’un dialogue. Il est aisé de comprendre que ce périple de six mois et plusieurs milliers de kilomètres dans les pays de l’Asie Centrale n’a pas été toujours une partie de plaisir. Mais ce n’est pas ce que les auteurs veulent partager avec leurs lecteurs. C’est d’émerveillement qu’il s’agit. Presque d’éveil au sens bouddhiste du terme. Or les raisons de s’émerveiller sont autant dans les grandes choses attendues (les villes mythiques, les fleuves réputés ou la mer d’Aral) que dans l’attention aux faits infimes, tels l’accueil chez les nomades ou la communion entre l’homme et sa monture. Les photographies font d’ailleurs la part belle aux portraits de ces inconnus rencontrés, qui ont souvent ouvert leurs demeures et exercé un des devoirs sacrés de l’humanité qui est en train de sombrer dans le maelström de l’individualisme mondialiste capitaliste : l’hospitalité. Il faut parfois payer cela au prix d’un effort, comme quand il s’agit d’ingurgiter le kumiss, le fameux lait de jument fermenté. Mais le devoir d’hospitalité va avec le devoir de partager la culture de l’hôte.

On sort de ce beau livre avec un sentiment contrasté. D’un côté, le lecteur est heureux et ému par tout ce qu’il a pu partager (car la lecture est vie). De l’autre, il sait, car les auteurs ne s’en sont pas caché, que ce monde de nomade disparaît sous leurs yeux, écrasé par le mirage du confort, de la consommation, traqué par les frontières et els polices, ruiné par son inadaptation à l’économie de la performance. Seuls survivent ceux qui osent habiter dans les univers qui nous semblent particulièrement inhospitaliers et loin de tout.

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Plus je lis les livres de Tesson et plus j’aime ce qu’il fait et la façon de le vivre. Sans doute notre formation commune de géographes (pas dans une optique académique mais humaniste, version Elisée Reclus) y est-elle pour quelque chose. La géographie est la lecture et l’écriture du monde ; on n’y vient pas comme on va au droit ou à la gestion, ou alors on y meurt à l’esprit. Ici Sylvain Tesson a parfaitement su nous faire vibrer à l’esprit des steppes et des nomades qui les parcourent. Ce n’est pas si courant pour ne pas être souligné. Puissent les nomades vivre encore longtemps dans ces marges du monde !

 

Jean-Michel Dauriac

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