Skip to content →

Catégorie : les critiques

rassemble tous les écrits critiques

Le premier homme – Albert Camus

Le premier homme

Folio Gallimard – 2000 1re édition. 380 pages

ATTENTION CHEF D’ŒUVRE !

La catégorie chef-d’œuvre, en littérature, comme en art en général, se doit d‘être maniée avec précaution, à l’instar du terme « génie ». Seul le temps long peut valider ce que la presse ou le public qualifie hâtivement de génial ou de chef-d’œuvre du siècle ! Le terme chef-d’œuvre renvoie à un travail émérite d’artiste ou d’artisan, notamment chez les Compagnons du Tour de France. Un chef-d’œuvre est appelé à rester comme la preuve du talent de celui qui l’a réalisé. J’emploie donc dans ce sens-là le terme en l’appliquant à ce livre d’Albert Camus. Je considère ce roman autobiographique comme la pièce maîtresse de son art fictionnel, au-dessus même de ses deux autres chefs d’œuvres que sont la peste et L’étranger. C’est peu dire.

Cet ouvrage est posthume, publié très longtemps après la mort accidentelle de l’écrivain. Il en portait avec lui, dans sa serviette, le manuscrit en cours lorsque la Facel-Véga de Michel Gallimard alla s’encastrer dans un arbre au bord de la Nationale 5. Il aura fallu attendre plus de trente ans avant que les ayant-droit décident de le porter à la connaissance du public. On comprend fort bien leurs scrupules en lisant ce livre : il est véritablement inachevé, avec des erreurs de nom des personnages, des contradictions, parfois des répétitions que Camus aurait sans aucun doute corrigées, tant il était perfectionniste. Il est toujours délicat de livrer au public un document que l’auteur n’a pas approuvé ou, comme ici, qu’il n’a pas pu achever. Mais on sait aussi que certains de ces textes sont devenus des références majeures : citons le Lucien Leuwen de Stendhal, par exemple.

Une fois signalé ce caractère manifeste d’œuvre encore en chantier, je ne reviendrai pas dessus. Les erreurs sont mineures, toutes signalées en note par l’éditeur, et elles ne nuisent en rien à la lecture. Elles ont, bien au contraire, la vertu de nous montrer comment progresse le travail sur une œuvre. Les plus significatives sont les erreurs sur les prénoms, lorsque Camus redonne à un protagoniste son prénom réel. Car nous sommes en présence d’un récit à fort caractère autobiographique. Pour la première fois, Camus s’autorise à parler vraiment de lui et de sa vie algérienne. Il y avait bien les nouvelles de L’envers et l’endroit, qui dévoilaient certains détails, mais c’était très partiel. De même, Noces ou L’été levaient le voile sur un aspect de la vie du jeune auteur, mais de manière très discrète. Ici, le récit de vie est revendiqué dès le début. Par convention autant que par discrétion, l’auteur a donc changé les prénoms des personnages. Mais il est tellement impliqué dans son récit que, parfois, cessant de se contrôler, il revient au prénom réel. Cela nous permet d’imaginer à quel point ce texte devait lui importer. Il était enfin arrivé à l’âge et au moment de sa vie, où il pouvait se raconter. Il était Prix Nobel de littérature et auteur reconnu dans son pays et bien au-delà. Le temps des « doubles » fictionnels » était passé.

Ce qu’il reste de la Facel-Véga où se trouvaient Albert Camus et son pilote, M. Gallimard

En quoi ce livre serait-il plus un chef-d’œuvre que tant de récits à caractère autobiographique ? Simplement parce qu’il a la grâce. J’ai lu beaucoup de récits romancés de vies d’auteurs. Il y a toujours à apprendre, mais c’est souvent assez convenu, faute d’un talent supérieur. Car il faut énormément de talent pour savoir rendre passionnante la vie personnelle de quiconque, et encore plus lorsqu’on se risque à parler de la sienne. Le risque le plus courant est la mièvrerie. Le risque d’édulcorer est grand, comme celui de la banalité. Seuls les plus grands auteurs ont su passer l’écueil. Je donne toujours en exemple La gloire de mon père de Marcel Pagnol, qui a enchanté des millions de lecteurs et, plus tard, des millions de spectateurs de cinéma. Cette simplicité apparente est tout le sommet de l’art de l’écriture. Un autre exemple magnifique est la trilogie de Léon Tolstoï, Enfance, Adolescence et Jeunesse, d’autant plus superbe qu’elle a été écrite par un auteur débutant qui avait environ vingt-cinq ans !Le premier homme rentre immédiatement dans ce cercle très restreint de ces chefs-d’œuvre narratifs. Comme ses illustres devanciers, Camus a su trouver le style parfaitement adéquat et la bonne distance. Sa vie devient un beau sujet de roman universel. Sous le nom de Jacques Cormery, il entreprend de venir voir la tombe de son père, inconnu de lui, dans le cimetière de Saint-Brieuc, en Bretagne. Et dans cette ville, il rend visite à un homme qu’il nomme ici Victor Malan, mais qui est la représentation de Jean Grenier, le professeur de philosophie qui fut si important pour la suite de la vie d’Albert Camus. Mais avant cette plongée dans le présent du livre, il y avait eu un prologue narrant l’arrivée du père dans la propriété algérienne où il venait d’être embauché comme régisseur, accompagné de son épouse enceinte, qui allait justement accoucher dans ce trou perdu d’Algérie appelé Mondovi. Peu de temps après la Grande Guerre, éclate et le père est mobilisé et quitte sa femme et son petit bébé : il ne reviendra jamais, blessé et mort peu après le début de la guerre. Quarante ans plus tard, le fils se lance dans la recherche de ce père inconnu. Et il a cette révélation très concrète :

« Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. » (P.34)

Il réalise alors que son père n’a pas eu de vie. Est-ce ce qui le pousse à se retourner sur la sienne ? La suite du livre sera un grand retour en arrière au pays de l’enfance, au double sens du terme : l’Algérie et l’enfance. Et là, le talent pleinement mature de Camus éclate à chaque page (nonobstant les erreurs signalées plus haut). Il réussit avec une beauté éblouissante à peindre la pauvreté (bien réelle) qui fut celle de sa famille, sans jamais tomber dans le misérabilisme et utiliser les ficelles mélodramatiques. La pauvreté n’est jamais une excuse pour les erreurs de Jacques-Albert. Elle doit au contraire être un moteur surpuissant pour toujours faire mieux et plus.

Ce livre est un des plus beaux hommages rendus à l’école et, singulièrement, aux hussards noirs de la République, ces instituteurs qui furent si décisifs pour ces fils de pauvres qu’ils sauvèrent de leur destin tout tracé. Il y eut, bien sûr, Charles Péguy. Il y aura maintenant Albert Camus et la rencontre de cet instituteur, Monsieur Germain, dont il dresse un portrait actif magnifique, sous le nom de Monsieur Bernard (un autre prénom en guise de nom). On sait combien Camus fut, toute sa vie reconnaissant à son instituteur, qui lui ouvrit, au forceps, les portes du lycée, en réussissant à vaincre l’opposition de la grand-mère illettrée. Le dossier qui accompagne la publication de ce livre se clôt d’ailleurs par deux lettres : une d’Albert Camus à son instituteur, datée de 1957, et une autre de Monsieur Germain, datée de 1959. Germain l’appelle « Mon cher petit ». Qui peut se vanter d’avoir appelé ainsi le grand Albert Camus, si ce n’est sa mère et, sans doute, les femmes qui l’ont aimé. En ce temps-là l’école de la république faisait au mieux son travail de promotion de tous les talents (y compris chez les peuples colonisés, sous le triste nom belge des « évolués »). A quoi tient un destin ? A une rencontre, au bon moment, au bon endroit. Combien sommes-nous à pouvoir en témoigner ? Sans doute beaucoup plus qu’on ne le croit. Nous n’aurions jamais eu les grandes et belles œuvres d’Albert Camus sans Louis Germain, modeste mais indispensable maître de l’école primaire algéroise d’un quartier populaire. Il y aura une autre rencontre capitale pour Albert Camus, un peu plus tard, et toujours dans le cadre de l’école : celle de Jean Grenier, son jeune professeur de philosophie au lycée. Ce sera la seconde des bonnes personnes au bon moment, celle qui décidera le jeune homme à poursuivre des études de philosophie. Et philosophe il devint, n’en déplaise à la bande à Sartre, qui fit tout pour le disqualifier (vous vous rendez-compte, il n’était même pas Normalien, lui !), jusqu’à le faire surnommer par un de ses spadassins de « philosophe pour classes terminales », ce qui dans le jargon de cette secte du Café de Flore était la suprême insulte disqualifiante. Mais l’histoire a de l’humour ! car celui qui est devenu une sorte de maître de liberté pour des générations de lycéens, c’est bien Camus, toujours aussi lu et de plus en plus aimé et reconnu, alors que les jeunes gens ne savent plus qui était Sartre, devenu rapidement illisible.

Car Camus, grâce à Monsieur Germain-Bernard a pu passer le concours des bourses et aller au lycée d’Alger. Il faut lire avec délice ces pages consacrées à sa découverte de cet univers plutôt bourgeois et mesurer le dépaysement violent que cela représentait. Car, dans sa maison de misère, il n’y avait pas un livre, aucun élément culturel. Tout le modeste revenu du travail de sa mère et de sa grand-mère passait dans les dépenses « contraintes » élémentaires. Le lycée fut un univers à la fois merveilleux et un peu traumatisant pour ce jeune adolescent qui se sut alors vraiment pauvre à tous égards. Il fut néanmoins son passeport pour la métropole et son entrée dans le monde des livres. Ces pages pourront résonner chez ceux qui ont connu le même choc social (ce fut mon cas aussi), et auxquels il ne restait que d’être dans les meilleurs pour s’inclure dans ce milieu inconnu.

On lira avec autant de plaisir tout ce qui concerne sa vie dans le quartier et le monde du travail, à partir du portrait de son oncle. Le plus remarquable est que, devenu un grand auteur reconnu et riche, Albert Camus n’ait jamais renié ses racines et les ait, au contraire, magnifiées. On se souvient de la polémique lancée à propos de sa phrase sur la justice et sa mère, dans son discours de réception du Nobel. Polémique artificielle, due également toujours à ce même lobby sartrien.

L’épigraphe du Premier Homme est bouleversante : « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». Il s’agit bien sûr de sa mère. La boucle est bouclée : d’une famille où l’illettrisme était très présent au prix Nobel de littérature, on revient à cette mère bien-aimée. Cela s’appelle la fidélité. C’est une des vertus camusiennes.

Je n’en dévoilerai pas plus ce livre : il faut ABSOLUMENT le lire, en le dégustant doucement, comme un vieil Armagnac hors d’âge. On se prend alors à imaginer, avec nostalgie, ce que Camus aurait encore pu nous donner comme chefs-d’œuvre littéraires. Mais il nous reste les quatre volumes de La Pléiade, pour étancher notre soif de Camus.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes avril 2024

PS : Si vous le pouvez, allez écouter la magnifique chanson que Serge Lama consacre à Camus dans son dernier album : Camus.

Leave a Comment

Avec les fées – Sylvain Tesson

Équateurs littérature, 2024, Paris, 21€, 216 p.

J’attends chaque livre de Tesson avec une certaine impatience, depuis que je l’ai découvert, il y a une petite vingtaine d‘années. J’apprécie particulièrement chez lui le regard géographique que n’ont pas les autres écrivains-voyageurs, en raison de sa formation initiale dans cette discipline. Chez lui, les lieux ne sont pas que contemplation esthétique ou symboliques, ils sont aussi travail tellurique, géologie, érosion et transformation humaine. Cet opuscule ne déroge pas à la règle. Il en est même l’illustration parfaite.

Le voyage qu’il nous propose de partager avec lui court de la Galice espagnole aux iles Shetland, sur un arc littoral hérissé de caps et creusé d’anses diverses. Une carte simplifiée en donne une vision, page 10. Tesson le définit comme un « voyage dans les mers celtiques ». C’est tout à fait exact au regard de la civilisation. Mais avant les Celtes furent le granit et ses compagnes, les roches métamorphiques, comme le gneiss, les schistes ou les grés. Cet arc, que les géographes de la fin du XXe siècle ont surnommé « l’arc atlantique », est d’abord le mariage de l’océan et des massifs granitiques, comme la Bretagne, en France nous en donne le bel exemple. Les Celtes, peuples mystérieux dont on sait peu de choses, notamment sur l’origine, n’ont fait que venir terminer leur course européenne sur ces falaises et promontoires et s’y sont fixés et y ont navigué. Le monde celtique est granitique et, très symptomatiquement, tout ce qu’i n’est pas granit sera ignoré par la bande à Tesson. Car ce livre est le résultat d’une équipée maritime. Jusque-là, l’écrivain avait utilisé le cheval (dans les plaines d’Asie Centrale), la moto (sur le lac Baïkal ou dans la steppe russe) et beaucoup la marche (dans l’Himalaya ou sur les chemins noirs). Cette fois-ci ce sera le voilier qui sera le moyen de transport principal et la marche ou le vélo qui seront des outils secondaires. Le principe qu’il a adopté est simple : naviguer d’un massif granitique à un autre et se faire déposer aux endroits choisis, pour effectuer une marche ou un raid cycliste jusqu’au point de rembarquement. L’essentiel des distances sera donc franchi sur l’élément liquide, mais le récit sera centré sur les moments terrestres, à quelques exceptions près.

Dans cette équipe il y a donc un skipper, Benoît, et un cuisinier-matelot répondant au bizarre prénom de Humann. Ce trio va très bien fonctionner et l’auteur sait donner une place à ses compagnons. Chacun a un rôle décisif et rien ‘n’aurait été possible sans ce concours des trois personnes. Il est d’ailleurs significatif que ce livre ne nous livre pas de vraie rencontre entre Tesson et des personnages du cru. Partout, il ne fait que passer, tenu par des points de rendez-vous avec le bateau. C’est une des lacunes du récit, à mon sens. Les paysages sont superbement décrits, en termes très poétiques, selon la méthode Tesson, qui associe peinture des lieux et méditations assorties de références livresques. Cette méthode est maintenant parfaitement rodée, au point que parfois je me suis surpris à lui trouver un petit côté « procédé mécanique ». Mais l’absence d’humain, d’incarnation rend ce voyage un peu moins passionnant que les ouvrages précédents. Il faut dire que rien ne ressemble plus à un promontoire assailli par les flots mugissants de l’océan qu’un autre promontoire attaqué par les rouleaux furieux de la mer. Peut-être était-ce tout simplement une fausse bonne idée que ce périple sous cette forme.

Le livre se lit pourtant plaisamment, notamment grâce à la qualité poétique de l’écriture. Quand je songe à la pétition signée par 1200 abrutis inconnus pour récuser la présidence du printemps des poètes 2014 attribuée à Sylvain Tesson, j’ai honte pour les signataires, à la fois de leur bêtise et de leur grégarisme. Poète, Tesson l’est bien plus que beaucoup qui se revendiquent de cette appellation et besognent laborieusement dans les arrière-cuisines de la pseudomodernité. La poésie, elle éclate presque à chaque page de ce livre, à commencer par son titre. L’auteur s’explique sur ces fées, au tout début de son livre :

« Le mot fée désigne autre chose. C’est une qualité du réel révélé par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. » (p.11)

Voilà la poésie, cet art de voir au-delà du réel et d’interpréter les signes de la vie comme autant de symboles du merveilleux. Il faudrait citer des pages entières de cet art de transfigurer le monde par le verbe. Mais il vaut mieux laisser au lecteur la surprise de les découvrir.

Un autre atout du livre est la présence de cartes de géographie du voyage selon ses étapes. Je donne ci-dessous la carte générale et celle d’une étape. Ces cartes ne sont pas des illustrations, elles sont vraiment utiles et, lecture faisant, on y revient sans cesse pour suivre le chemin du narrateur. Leur aspect artisanal ajoute du charme à cet outil de repérage.

Enfin, pour clore cette présentation critique de ce livre, je ne résiste pas à la citation d’un extrait que je titrerais « Le merveilleux et la grâce.

« Qu’est-ce qui émanait de la profondeur de ce vieux paysage ? « Une grâce » dit Benoît qui savait prier Dieu. « Le merveilleux », dis-je, moi qui ne savais pas. Quelle était la différence ?

Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde, car il en est l’essence. La grâce s’en distingue, car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs. » (p.114-115.)

Il n’est pas inutile de rappeler que le thème de ce printemps des poètes 2024 est « La grâce ». Quel meilleur président que l’auteur capable d’écrire ainsi !

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – mars 2024.

Leave a Comment

Il est minuit, docteur Schweitzer, de Gilbert Cesbron

Il est minuit, docteur Schweitzer

Gilbert Cesbron ; Livre de poche 1972 (1re édition 1952).

Cette pièce en deux actes a été écrite en 1950 par l’auteur Gilbert Cesbron, déjà connu comme romancier et qui devait écrire quelques autres pièces à la suite de celle-ci, qui inaugurait son arrivée dans le monde du théâtre. Cette pièce a connu un grand succès et a été portée sur les médias de l’époque assez vite. Il y eut d’abord une version radiophonique – à cette époque, les pièces radiodiffusées étaient nombreuses et beaucoup de créations étaient écrites pour la radio. Puis suivit une adaptation cinématographique, avec Pierre Fresnay, alors au sommet de sa carrière, dans le rôle du docteur Schweitzer et une jeune actrice dans le seul rôle féminin, Jeanne Moreau. La formule du titre devint presque proverbiale pour exprimer l’idée d’urgence.

Une image du film, avec Pierre Fresnay, dans le rôle du docteur Schweitzer, et la jeune Jeanne Moreau, dans le rôle de Marie. A gauche, le père Charles, rôle tenu par Jean Dubucourt. Film de André Haguet, 1952.

Cesbron est un auteur catholique, qui n’a jamais fait mystère de sa foi et qui écrira un Ce que je crois fort intéressant, au soir de sa vie. Cette précision est capitale pour saisir l’enjeu de cette pièce. Il s’agit d’une sorte de huis clos, toute l’action, verbale, se passant dans le bureau du docteur Schweitzer, dans le premier hôpital qu’il construisit en grande partie de ses mains, à Lambaréné, sur le bord de l’Ogoué, au Gabon, alors colonie française incluse dans l’AEF (Afrique Equatoriale Française). Les deux actes correspondent à deux moments de l’action, avec une montée en intensité dramatique lors du second acte. Les personnages sont peu nombreux : Schweitzer, au premier chef bien sûr, puis Marie, une jeune femme de France venue travailler à l’hôpital, l’administrateur colonial Leblanc, représentant la République, autorité civile du lieu, le commandant Lieuvin, responsable militaire du lieu et un moine ermite, le père Charles de Ferrier, vivant dans la jungle non loin de l’hôpital. Tous ces personnages ont aux alentours de la quarantaine[1], sauf Marie, qui a seulement 32 ans. Les deux personnalités, Ferrier et Lieuvin sont des allégories de personnages célèbres. Ferrier représente le père Charles de Foucault et Lieuvin est la figure de Lyautey. Tout va se jouer en quelques heures, entre deux minuits, donc avec une très forte unité de temps, de lieu et d’action, vieilles recettes de la tragédie qui ont fait la preuve de leur efficacité.

L’écrivain Gilbert Cesbron

Le début de la pièce met en scène Schweitzer et Marie, qui lui fait office de secrétaire et d’assistante. Leurs échanges laissent vite entendre que Marie est tourmentée. Face à un Schweitzer habité par sa foi et sa mission, elle doute d’elle-même et du sens de sa vie. La conversation démarre sur les aspects professionnels, puis en vient à ce qui préoccupe la jeune femme : le sens de la vie et la quête du bonheur. Elle interroge avidement le docteur et elle doit être très surprise de l’entendre dire « Le bonheur, ça n’existe pas. » Or, elle veut croire au bonheur de toute la force de son âme douloureuse – on devinera assez vite qu’elle est venue ici fuir après une déception amoureuse. Schweitzer oppose le bonheur à la joie et dit qu’il a choisi la joie. Évidemment, pour saisir pleinement cette phrase il faut être un chrétien convaincu et savoir la place de la joie dans le christianisme. Schweitzer est un grand théologien et un pasteur expérimenté, il sait exactement le poids des mots. Ainsi est posée une des intrigues de la pièce : Marie et le bonheur, qu’elle identifie à l’amour humain, alors que Schweitzer parle de la joie divine ; il y a deux plans disjoints. Sans dévoiler tout le contenu de la pièce, disons que Marie trouvera l’amour, pour le perdre presque aussitôt, mais sans être privée de son bonheur.

Le Père Charles entre alors en scène. Et à travers lui, Cesbron nous donne à contempler tout ce qui peut réunir deux hommes de foi, au-dessus de ce qui devrait les séparer ecclésialement. Nous comprendrons assez vite que ces deux chrétiens différents sont associés : l’un soigne les corps des hommes et l’autre prie pour leur âme. Non que Schweitzer ne se préoccupe pas de leur vie spirituelle, mais son appel missionnaire est dans le soin médical et humain[2]. Les deux hommes se comprennent parfaitement à mots couverts. Bien sûr, pour jouir complètement des subtilités des dialogues, il vaut mieux connaître la vie de ces deux géants de la foi. Mais l’art est un moyen merveilleux qui permet de passer par-dessus l’ignorance et d’aller toucher le coeur. Si le lecteur ne sait rien du père de Foucault et de Schweitzer, cela ne l’empêchera nullement de profiter pleinement de leurs échanges, car le premier degré est déjà très riche. À travers leurs échanges, il est évident que les deux hommes s’apprécient beaucoup. Cette rencontre fictionnelle ouvre un horizon imaginaire à ceux qui connaissent ces deux vies. Se connaissaient-ils dans le monde réel ? Il y a peu de chances, car Schweizer est Alsacien, donc Allemand au regard de la loi (c’est un des grands ressorts de la fin de la pièce) et la route de Foucauld a plutôt été géographiquement très éloignée de celle du pasteur strasbourgeois. Chacun savait-il ce que faisait l’autre ? La probabilité en est plus grande. Quoiqu’il en soit, ce que nous propose Cesbron est assez excitant : imaginer leur rencontre et leur collaboration autour de la misère humaine. Tout à fait vraisemblable, même si totalement inventé. Car les deux hommes étaient au service de leurs prochains, extrêmement attentifs à leur vie concrète (la pièce en donne quelques exemples dans des échanges entre personnages).

Il existe un second tandem, celui des responsables civil et militaire, donc les représentants de l’Etat et du monde profane. Ils sont aussi avant tout symboliques de la colonisation. Cesbron n’a pas écrit une pièce politique : on y chercherait en vain des preuves d’un jugement ou d’un engagement. Leblanc et Lieuvin sont les serviteurs du monde humain, alors que Schweitzer et Ferrier sont ceux du monde spirituel au service de leurs frères humains. Le point de jonction est l’humain, vu sous deux angles distincts, parfois contradictoires. Leblanc voit des noirs qu’il faut surveiller, Lieuvin[3] des colonisés à garder en paix, alors que Schweitzer et Ferrier voient des créatures de Dieu en souffrance. Cette distinction parcourt aussi, en filigrane toute la pièce. Les deux laïcs sont dans la concurrence, à tous égards. On sait que, dans les colonies, le pouvoir militaire n’avait pas beaucoup d’estime pour les administrateurs civils, et réciproquement.

La progression dramatique joue sur l’intrication de plusieurs niveaux d’intrigues : Marie symbolise le premier niveau, celui de l’amour humain ; il met en jeu Leblanc et Lieuvin, tous deux amoureux de la jeune femme. Leblanc et Lieuvin représentent le second niveau, celui de la société humaine entre politique et armée. Enfin, Schweitzer et le père Charles sont les acteurs du troisième niveau, celui de la vie spirituelle qui conditionne les rapports humains. L’art de l’auteur est plutôt bon, car il parvient à faire progresser les trois intrigues en parallèle sans utiliser de grosses « ficelles » repérables. Et, de surcroît, c’est tout le but et la force de cette pièce, il réussit à tisser ensemble les trois niveaux. Je ne vous dirai pas comment, ce serait détruire le plaisir de lire ce texte.

Mais je puis mentionner le fait le plus marquant, celui qui clôt la pièce : le commandant Lieuvin a pour ordre d’arrêter Albert Schweitzer, car, la guerre venant d’être déclarée, l’Alsacien est, de facto, un ennemi de la France dans sa colonie. On mesure évidemment l’absurdité d’une telle décision, fait parfaitement exact au plan historique, puisque le docteur fut effectivement arrêté et transféré dans un camp de prisonniers en France. Mais telle est la logique juridique qui ne tient aucun compte des cas particuliers. Lorsqu’il revint, après la guerre, son hôpital avait été détruit par la végétation ; il en construisit un nouveau, sur un terrain plus vaste.

Quelles forces agissent dans cette pièce ? Sous des formes diverses, il s’agit toujours de l’amour. Marie est troublée par l’amour qu’elle suscite chez les deux hommes de pouvoir, Leblanc et Lieuvin. Mais, au fond d’elle-même, elle a déjà fait son choix : ce sera le commandant Lieuvin. Cesbron nous donne à le comprendre par les traits de personnalité qui se dégagent peu à peu des paroles de ces protagonistes. Leblanc, c’est la sécurité un peu morne, la respectabilité sociale ; Lieuvin, c’est l’amour de la patrie, le respect de la parole donnée et le panache dans le service supérieur. Le couple se fonde sous nos yeux dans une économie de paroles, sur l’acte symbolique du cadeau d’une bague. Nous comprenons qu’il sera fort, indissoluble. Mais un autre amour vient percuter frontalement cette idylle : celui de la Patrie en danger. Tout le nœud dramatique est en effet la menace de la guerre que tous savent imminente. Elle est déclarée dans la journée et la machine bestiale s’enclenche : il faut arrêter l’Autre, l’Ennemi désigné, fût-il son ami. Bien sûr Lieuvin n’est pas du tout satisfait de cet acte, mais il obéit à un ordre, il agit en professionnel. L’amour irraisonné de la patrie piétine l’amour et l’amitié. Lieuvin avait promis à Marie de rester sur place ; mais l’entrée officielle en guerre l’oblige à partir servir au front. Cet amour naissant est donc sacrifié dès l’origine, suspendu à un retour hypothétique du soldat. Marie a fait le choix de son cœur, mais elle le paie aussitôt au prix fort. Enfin, il y a l’amour du prochain, celui que connaissent ou devraient connaître les chrétiens. Ici Gilbert Cesbron l’incarne doublement, pour en montrer les deux faces. Le père Charles (directement inspiré par Charles de Foucauld), ancien saint-cyrien et officier, compagnon d’armes de Lieuvin, a fait le choix du retrait total et de la faiblesse désarmée de l’amour.  Il mourra sans surprise dans un déferlement de violence anticoloniale née de cette déclaration de guerre (la pièce l’explique fort bien). Cesbron n’a fait que transposer les circonstances réelles de la mort de Foucault, mort d’une balle dans la tête lors de l’attaque de son fortin, sans raison réelle, par un jeune touareg apeuré. Celui qui était venu vivre au milieu des plus oubliés meurt tué par l’un d‘eux. C’est une forme de martyre, qui se reproduira dans l’histoire africaine[4]. C’est donc l’amour désintéressé poussé à l’extrême, car le père de Foucauld n’a converti aucun de ses voisins[5], il a juste témoigné par sa présence. En face de cet amour christique, Cesbron pose Schweitzer. C’est la parole en actes. Jeune, Schweitzer, conscient d’être heureux et privilégié, s’était fait cette promesse qu’à trente ans il se mettrait au service des malheureux. Il a tenu parole, puisque c’est là le début de ses études de médecine et de son projet de service médical en Afrique. Il était déjà un organiste très réputé, spécialiste de Bach, un philosophe reconnu et un pasteur et théologien protestant actif, pasteur depuis sa jeunesse. Mais tout cela était trop peu pour lui. Il fallait aller au sacrifice de ce bonheur qui lui semblait si injuste. D’où sa réplique à Marie, au début de la pièce : « Le bonheur, ça n’existe pas. » Affirmation à comprendre comme « Le bonheur ne peut pas exister égoïstement, tant qu’il subsistera pauvreté, misère et maladie qui doivent être soulagées« . C’est cet amour actif auquel le monde profane, aveuglé par ses passions tristes, met brutalement fin par cette arrestation légale mais honteuse. L’amour est doublement bafoué par la guerre.

On le voit, cette pièce amène à beaucoup réfléchir. Ce qui pourrait en faire un pensum bavard à la Jean-Paul Sartre[6]. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas ici de grandes tirades nombriliennes. Les personnages se dévoilent par petites touches impressionnistes mais, au final, ils sont bien vivants et nous marquent profondément. Cela me fait songer au théâtre d’Albert Camus, le contemporain exact de Cesbron. Tous deux sont épris de pureté, l’un avec Dieu et l’autre en le tenant volontairement à l’écart. La différence est l’espérance, clé de voute de la foi chrétienne qui résiste à tous les séismes, alors que l’existentialisme de Camus n’a que l’acceptation de l’absurde à offrir, pour justifier une vie probe qui a sa valeur en elle-même. Je préfère le choix de Cesbron, mais je respecte énormément celui de Camus, car il est d’une réelle honnêteté.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Février 2024.


[1] La seule erreur factuelle que j’ai détectée concerne la mention de l’anniversaire des 40 ans de Schweitzer : il est né en 1875, et pas au mois d’août.

[2] Il faut rappeler que les missions protestantes qui ont envoyé Schweitzer l’ont fait sous la promesse explicite qu’il ne prêcherait pas. Il est donc, de fait, interdit de chaire, et cela en raison de ses convictions libérales bien connues, dont l’université de Strasbourg et sa faculté de théologie étaient le bastion majeur.

[3] Lieuvin est l’incarnation du maréchal Lyautey, bien connu pour son attention à la condition des indigènes, selon la conception de l’époque, et non selon notre relecture actuelle.

[4] Le massacre des moines français Tibéhirine (Algérie) est connu de tous et relève de la même haine politique sans objet. Voir ou revoir le superbe film de Xavier Beauvois, Des hommes et des Dieux.

[5] Ce fait a d’ailleurs été problématique au moment d’instruire son dossier de béatification. C’est le martyre qui le justifie.

[6] Par ailleurs lointainement apparenté à Albert Schweitzer.

One Comment