Patrick Artus La découverte poche
Marie-Paule Virard 137 pages – 2005/2007
Ce livre au titre provocateur est écrit par deux auteurs fervents partisans de l’économie de marché et du capitalisme. Le titrage n’est donc pas une prophétie joyeuse et révolutionnaire, et il ne faut pas s’attendre à y trouver des propositions de substitution au modèle dominant actuel. Il s’agit d’un constat alarmiste et alarmant sur les « mauvaises pratiques » du bon système capitaliste qui serait dévoyé par des dérives suicidaires, qui doivent être corrigées car dangereuses :
« Or ces dérives mettent en péril, en réalité, le maintien de la croissance et de la rentabilité du capital dans le long terme, précipitant l’économie mondiale dans une impasse. » page 6.
Ce qui pourrait avoir une conséquence dramatique pour nos auteurs: les populations (traduisez le populo salarié prolétarien)pourraient même en venir à haïr le capitalisme et à se retourner contre lui (ce qui s’appelle une situation révolutionnaire), le pire des scénarios pour nos auteurs. Tiens, les auteurs, à propos, parlons-en: Patrick Artus est directeur des études économiques de la Caisse des Dépôts et Consignations et professeur à Polytechnique, Marie-Paule Virard est rédactrice en chef du magazine « Enjeux-Les Echos ». On le voit, deux supporters appointés du système capitaliste libéral. Or leur ouvrage fournit le plus bel arsenal révolutionnaire contre le capitalisme du XXIème siècle, avec des définitions, des exemples et des synthèses extrêmement claires. Car il s’agit d’un bon livre d’économie. Certes, ce n’est pas vraiment à la portée du grand public, mais ça tombe bien, ce n’est pas écrit pour lui. Visiblement ce petit livre a été rédigé pour les chefs d’entreprise, les actionnaires et les gestionnaires divers, bref tout ce que l’on pourrait appeler la « capitalosphère ».
Dans l’ouvrage se trouvent des encadrés explicatifs qui seront fort utiles à ceux qui voudront pouvoir mieux argumenter sur le terrain de la politique économique et financière. Par exemple pages 36-37, une remarquable synthèse en deux pages intitulée « Qui supporte le poids des crises? » où l’analyse des crises récentes, de 1973 à 2004 est faite en terme des « amortisseurs » principaux. Où l’on apprend que si les entreprises partageaient le poids des crises dans les années 1970 et 80 avec l’Etat, depuis ce sont les ménages et l’Etat qui se débrouillent seuls pour faire face aux crises. Pendant celles-ci la grosse distribution des dividendes se poursuit. Car c’est à cela que ce livre s’attaque: si le capitalisme est miné dans ses fondements c’est par les stratégies à court terme des acteurs qui veulent réaliser des plus-values massives et très rapides.
« Ce qui pose problème n’est pas le fait que les entreprises fassent des bénéfices importants, c’est ce qu’elles en font » page 49.
On notera comment est ainsi évacué en une phrase le problème de l’exploitation initiale du travail, car le bénéfice est bien ce qui est gagné de manière absolue et non relative comme c’est le cas du chiffre d’affaires. Un bénéfice important implique en particulier des salaires compressés, ce qui est le sujet du chapitre 1. Cela ne gêne nos auteurs que parce qu’il y a là un obstacle à la croissance (le chapitre 2 est « Dans le piège à croissance faible ») et non parce qu’il y a ainsi des millions de travailleurs pauvres dans tous les grands pays ainsi que des masses au chômage. Aucune considération humaine et éthique dans ce livre; mais ce n’est pas nouveau, l’économie n’est nullement une science morale, elle le proclame urbi et orbi!
L’autre élément du piège est donc la croissance faible mise en regard de l’extraordinaire accroissement des bénéfices, dividendes distribués et diverses valorisations boursières. Ce que les auteurs dénoncent avec de très bons argument, c’est ce hold-up pratiqué par les gestionnaires financiers sur ce qui devrait être l’investissement des entreprises. C’est le « court-termisme » comme ils le surnomment. Soyons clairs, nos deux auteurs se battent l’oeil des salariés:
« Bref, il y a des secteurs où une augmentation généralisée des salaires n’est pas envisageable, sauf à prendre le risque d’accélérer le processus de délocalisations et de destruction d’emplois » page 55.
Le retour du bon vieux chantage à l’emploi que les salariés de tous les pays développés connaissent si bien: « bosse et tais-toi; estime-toi heureux d’avoir un boulot ; dehors il y en a trois millions qui veulent le tien et ailleurs des millions qui nous attendent! ».Cela ne pse aucun, problème aux économiste puisque les chiffres de leur « Coran incréé » le dit! Pour eux le problème des salaires existe mais il n’est pas majeur. On peut toujours s’inspirer de ce beau pays qui se nomme les Etats-Unis où un système d’impôt négatif a été mis en place sous l’administration Clinton (grand démocrate de gauche comme tout le monde le sait ). Un encadré très clair pages 62-63 résume fort bien l’ « Earned Income Tax Credit ». Voilà la solution: une sorte de RMI additionné aux salaires de misère concédés par les entreprises. L’Etat paie à la place des sociétés qui peuvent ainsi engraisser les actionnaires et les PDG! Elle est pas belle, l’économie moderne!Une autre façon de donner du pouvoir d’achat sans augmenter les salaires est de faire vraiment jouer la concurrence: là, nos auteurs atteignent au grandiose en prenant l’exemple de l’entente des trois « majors » de la téléphonie mobile sur le prix du SMS. Il est vrai que les familles françaises se nourrissent et se logent avec des SMS, tout le monde le sait! Une autre solution est de reconquérir des parts de marché à l’exportation en se spécialisant sur des productions porteuses: l’Allemagne l’a fait et elle est la bonne élève de la classe! Et tant pis si cette stratégie est suicidaire compte tenu des problèmes énergétiques à l’horizon et des pertes de liberté des peuples enchaînés au commerce mondial par les multinationales globales anonymes et apatrides! Le même discours d’Adam Smith et Ricardo, comme si rien ne s’était passé depuis.
Mais, une fois expédiée l’affaire du pouvoir d’achat et des salaires, on en vient à ce qui chagrine vraiment nos auteurs: la « course déraisonnable » au profit. Toute la seconde partie du livre développe, critique, illustre d’exemples et de définitions le rôle de la sphère financière et de ses divers acteurs. Là, ami lecteur, tu trouveras des outils fort appréciables. Par exemple, pages 74-75, un encadré « La mesure de la profitabilité par le ratio ROE », le fameux « Return on Equity » qui a servi à fixer la fameuse barre des 15% de rentabilité annuelle formant l’horizon indépassable des placements à court terme. Nos auteurs écrivent clairement à ce propos:
« Un objectif de rendement des fonds propres excessif produit en effet naturellement des biais de comportement peu favorables à l’économie en général et pénalisant à moyen terme pour les entreprises elles-mêmes (et donc pour leurs actionnaires comme pour leurs salariés).. » page 85
Pourquoi ces pratiques de recherche maximale des profits? Pour satisfaire les nouveaux rois des marchés, les fonds d’investissement ou les fonds de pension. Le chapitre 5 leur est consacré. En gros les « méchants » sont les investisseurs, leurs complices les banques et le gendarme inopérant les Etats (ceci est strictement exact). Les investisseurs agissent selon un concept que nos auteurs construisent en analogie à René Girard, le « mimétisme rationnel ». En gros tous vont toujours dans le même sens, et ce faisant essaient de préserver leur part de marché, mais ils annulent ainsi le jeu des régulations classiques de la bourse et accroissent les risques de crise majeure, laquelle est inévitable pour nos auteurs! L’exemple de la crise asiatique de 1997-1998 est présenté en illustration de cet effet (pages 94 à 98).
« Sans la « complicité », la « permissivité » des banques centrales, le mimétisme rationnel des investisseurs n’aurait pu pousser aussi loin le prix des actifs » page 99
Cette quête de profit à très court terme se fait donc au détriment des investissement productifs à moyen terme, mais aussi au détriment des futurs bénéficiaires de ces fonds. Les faillites ou la crise internationale en vue risque de priver des familles de toute retraite dans de nombreux pays du monde! Pour continuer à verser des dividendes extraordinaires, les financiers sont amenés à inventer des instruments de plus en plus complexes. L’encadré page 102-103 est titré « Les instruments financiers complexes » et donne d’excellentes définitions des quatre types principaux de produits inventés pour attirer l’actionnaire et le boursicoteur: hedge funds (fonds d’investissements de capitaux), les CDOs (collaterized debt obligations – spécialisés dans les achats d’obligations d’entreprise), les produits structurés et les actifs illiquides, ces deux derniers étant les plus complexes et les plus risqués, mais aussi les moins transparents. Cette valorisation excessive se fait pas le biais de l’endettement, ce que l’on appelle les LBO (Leveraged buyout). Emprunter massivement auprès des banques (les complices) pour acheter des entreprises, les restructurer pour augmenter la profitabilité (ce qui signifie toujours licenciements) et payer ainsi les intérêts des emprunts; puis revendre le tout ou « par appartement » selon ce qui est le plus intéressant. Cette méthode est une sorte de « cavalerie » comme on disait autrefois d’une comptabilité truquée, une fuite en avant où l’entreprise est un simple enjeu et ne reçoit rien. Exemple donné par les auteurs du fabricant français de briques Terreal, acheté 470 millions d’euros en 2003 et revendu été 2005 pour 860 millions d’euros! Cela n’a évidemment rien à voir avec la progression de la production de l’entreprise et sa valeur réelle. Il ne peut y avoir qu’une seule issue à ce système: l’explosion générale. Le tout est de savoir quand. Conclusion autiste mais formidable des auteurs:
« Si l’épargne mondiale (que le FMI estimait à environ 11 000 milliards de dollars en 2005) était investie à bon escient, la planète économie serait peut-être à l’aube d’une nouvelle ère de création de richesses. Mais les signes sont de plus en plus nombreux que l’abondance d’argent frais encourage les comportements qui peuvent se révéler dangereux pour l’économie mondiale. » page 113.
Et ce ne sont pas de dangereux subversifs altermondialistes ou anarchistes qui l’écrivent!
Le dernier chapitre est l’élément principal de proposition des auteurs. Il s’agit de s’attaquer aux normes de régulation bancaires et boursières. En effet disent nos auteurs, si tous les investissements n’étaient pas traités de la même manière, tout irait bien. Ainsi face à ce système délirant, il suffit de distinguer court terme, moyen terme et long terme et le tour est joué! Tant de naïveté laisse pantois! A aucun moment les auteurs n’émettent le moindre doute sur la pertinence du modèle capitaliste à simplement durer. A l’absence de toute considération morale s’ajoute donc ce que l’on peut appeler au moins un aveuglement total, au pire une stupidité qui interpelle. Voici un extrait de la conclusion qui me semble illustrer ce dernier point:
« Tout cela ne peut que déboucher inexorablement sur une économie de croissance faible (insuffisance de la demande et de l’offre si les investissements à horizon long ne sont pas réalisés, si les salaires sont inutilement comprimés), sur des faillites (si les risques « catastrophiques » cachés se réalisent) et, in fine, sur un rejet du capitalisme par les opinions (si la déformation du partage des revenus ne conduit qu’à la distribution de cash aux actionnaires) » page 135.
C’est beau et vrai comme du Marx (Karl pas Groucho!). On notera que pour nos deux auteurs, qui sont sans nul doute des gens intelligents et cultives, mais lobotomisés par la pensée unique de leur microcosme, la croissance économique est un « impensable » absolu. Dirigés par des gens tous semblables car tous clonés dans les mêmes écoles de formation économique ou commerciale, nous avons des raisons de nous inquiéter.
Cette remarque politique mise à part, je ne saurais trop vous pousser à lire ce livre et à l’annoter: les capitalistes vous donnent des armes formidables pour les remettre en cause et les faire douter! Ça ne se refuse pas!
Jean-Michel Dauriac – Avril 2007 –
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