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Catégorie : les critiques

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Les piliers de la mer / Passage du poète – Sylvain Tesson versus Charles-Ferdinand Ramuz

A priori, étrange idée que de présenter ensemble ces deux livres, publiés à plus de quatre-vingts ans d’écart, et ces deux auteurs si différents. L’idée m’en est venue simplement par leur lecture simultanée et quelques questions capitales pour un romancier.

Sylvain Tesson

Posons ici ces questions, nées de la parution et de la lecture du livre de Tesson, Les piliers de la mer. Le choix du sujet est-il vraiment déterminant pour l’auteur ? L’est-il pour le lecteur ? L’étroitesse d’un sujet est-elle un atout ou un danger ? Peut-on écrire un grand livre avec un petit sujet ? Je me bornerai à celles-ci, mais d’autres m’ont assailli durant ces lectures.

Pourquoi me suis-je posé ces questions ? Tout simplement en regardant le passage de Sylvain Tesson, un dimanche soir dans l’émission de France 2 qui permet aux programmes de ne démarrer qu’à 21 h 10 au lieu de 20h30, comme une loi de l’ère Sarkozy l’avait voulu en supprimant la publicité sur le service public après 20 h[1]. Emission fourre-tout présentée par un Laurent Delahousse flagorneur en chef. Tesson est un bon client de ce programme inutile. Il vient donc ce soir-là faire le SAV (comme disait la grande Simone Signoret) de son éditeur. Papotage semi-mondain d’où il ressort que ce livre décrit l’aventure exceptionnelle de l’auteur qui a escaladé plus d’une centaine de pitons rocheux isolés en mer près des côtes, dans le monde entier. On nomme en bon franglais ces pitons des « stacks ». En entendant l’auteur et son intervieweur- ravi de la crèche discuter sur ce sujet, je me suis dit que Tesson était vraiment en manque d’inspiration, puis qu’il s’agissait vraiment d’un tout petit sujet, aussi étroit que le sommet de l’Aiguille Creuse d’Etretat, le premier stack évoqué. Il y a plus de quinze ans que je suis la production de Tesson, dont j’ai lu avec plaisir plusieurs livres. Mais celui-ci ne me faisait nullement envie : donc, je ne l’achèterai pas. J’avais en effet grande crainte de m’ennuyer, ce qui est le comble dans un livre de voyage !

Charles(Ferdinand Ramuz

Je n’ai pas non plus acheté Passage du poète, ça leur fait déjà un point commun. Il fait partie de mes emprunts dans les boites à livres. Je suis un grand amateur de cet auteur suisse qui fut célèbre en son temps, mais a depuis disparu de notre paysage littéraire si encombré. Ramuz est un grand écrivain, qui a inventé son propre style, que d’aucuns qualifient d’incorrect. C’est aussi stupide que de dire que Céline ne sait pas écrire comme il faut. La langue de Ramuz est pure poésie, très travaillée, comme celle de Céline, ce qui fait croire à une spontanéité médiocre. Il est un grand témoin de la vie paysanne suisse. Ce livre est, lui aussi, écrit sur un tout petit sujet : un vignoble pentu dominant le Léman, en face de la Savoie et ses travaux et ses jours. Rien de bien passionnant, a priori, que ces quelques hectares et ces villages accrochés dans la pente assez vertigineuse qui descend jusqu’à l’eau. On peut craindre de s’ennuyer également.

Deux sujets très étroits, l’un enraciné dans un terroir avec des habitants qui ne bougent pas, de l’autre une équipe d’aventuriers qui ne peuvent pas rester en place et vont parcourir les mers du globe. Les auteurs ont choisi ces sujets, mais est-ce par volonté pure ou panne d’inspiration ? Pour Ramuz, il est manifeste que ce n’est pas par défaut : ses grands romans sont tous très localisés. Pour Tesson, je me pose la question et, à la lecture du livre, je crois à la panne d’inspiration.

Peut-on écrire un grand livre sur un petit sujet ? D’une certaine manière, c’est la littérature et ses grandes oeuvres qui apportent la réponse. L’étranger d’Albert Camus est un chef-d’œuvre mondial dont l’argument reste très bref. Le vieil homme et la mer, grand livre d’Ernest Hemingway, est le seul récit d’une pêche mythique d’un solitaire sur une barque. Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne ou Ulysse de James Joyce ne racontent qu’une journée de vie humaine… Ils apportent la preuve indubitable que l’ampleur du sujet ne détermine pas la grandeur du livre. De même que cela peut être un danger si l’on est pauvre en talent, ce peut être un atout pour l’auteur chevronné et riche.

L’étroitesse du sujet est-elle déterminante pour le choix du lecteur ? Je répondrai ici avec une certaine logique normande du « Peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu’non ». Il existe un type de lecteur qui va pouvoir hésiter devant ces petits sujets, par peur de la lassitude. Ce sera, généralement, le lecteur occasionnel. A l’inverse ce type de lecteur peut aussi être influencé par les médias, lorsque ceux-ci vont encenser de tels livres. Le grand lecteur sera moins rebuté, car il connaît la force des écrivains et leur plaisir à relever les défis les plus improbables (voir Georges Perec et son livre La disparition, écrit en évitant la lettre E). Je crois appartenir à cette race-là. Et pourtant, je ne me suis pas senti du tout attiré par ce livre de Tesson. Pour celui de Ramuz, je l’ai entamé sans avoir aucune idée du contenu, c’est en lisant que j’ai saisi le cadre réduit de son roman.

Un stack ou pilier de la mer et les aventuriers au sommet

La lecture des Piliers de la mer, je l’ai faite sur ma liseuse, que j’utilise très rarement. Tout simplement parce que j’ai pu disposer d‘une version numérique gratuite. Et cette lecture a confirmé tout ce que j’avais pressenti en écoutant Sylvain Tesson à la télévision. Le sujet est bien extrêmement étroit et i crise d’inspiration que j’ai ressentie tout au long de la lecture. IL le ressent d‘ailleurs lui-même, puisqu’à plusieurs reprises, il parlera de l’absurdité d’une telle entreprise. Il a pourtant fait tout ce qu’il pouvait pour sortir de l’ornière. Il a fait de grandes sinuosités rédactionnelles pour que le lecteur ne ressente pas la lassitude face à un éternel recommencement. Car ce qu’il fait et raconte est une répétition permanente des mêmes actions : identification et description du stack, approche de la base, escalade des flancs, description du sommet et action éventuelle, puis redescente et retour sur la terre ferme. Et cela des dizaines de fois ! Je dois dire que j’ai vraiment dû me forcer pour aller au bout du livre, pourtant pas très volumineux. Alors, bien sûr, Tesson commence à avoir du métier, donc, il a cherché à noyer le poison selon sa technique habituelle : des digressions culturelles ou philosophiques et avalanches de citations els plus diverses. Sauf que, dans ce cas précis, ça fait flop. C’est laborieux, un exercice scolaire, c’est même parfois un peu pitoyable. Car la ficelle est trop grosse et le lecteur sent cette maladresse tout au long des chapitres. On finit par attendre avec impatience la fin. Car les procédés habituels, qui ravissent les intellos parisiens que Tesson est censé vouloir à tout prix fuir, sont contre-productifs. Les citations finissent par dégager un fumet de cuistrerie et les digressions ressemblent à de pénibles délayages entre deux escalades. Nous avons droit à toutes les métaphores imaginables sur les piliers en question. L’auteur invente même une nouvelle discipline : le stackisme qui, hélas, ne sera jamais sport olympique en course pour le Nobel de littérature. Tout, ou presque, sonne faux, empesé ennuyeux. Quand ça veut pas, ça veut pas. Bref voici un minuscule sujet qui aboutit à un mauvais livre à vite oublier. Il se trouvera sans nul doute des critiques pour s’extasier devant les défauts énumérés ci-dessus, et des lecteurs assez nombreux pour els croire et acheter le bouquin pour permettre à Tesson de vivre.

Le vignoble suisse sur les bords du Léman, aujourd’hui

A l’inverse, Passage du poète est une très belle surprise pour moi. D’abord parce que j’y ai retrouvé cette écriture chargée de poésie naturellement, comme un fleuve se charge de limon. Ensuite parce que j’y ai admiré l’art de l’écrivain. Le style est d’une grande beauté et se met au service d’un art consommé de la composition de l’ouvrage. Dans ces communautés vigneronnes plus vraies que nature, il choisit quelques personnages et consacre à chacun un chapitre, tout en les faisant apparaître dans les chapitres des autres acteurs. L’action est banale : c’est la vie de ces villages asservie à la vigne, durant quelques mois, au travers d’un vannier qui séjourne là pour travailler et vendre ses productions. Le livre se termine par son départ, il va aller s’installer quelques mois ailleurs. On ne peut pas ne pas penser à Jean Giono et à son chef-d’œuvre, Que ma joie demeure. Les deux auteurs sont contemporains et, véritablement, frères de plume et de pensée. Il y a chez Ramuz comme chez le Provençal, un amour de la nature qui confine au panthéisme. L’art de transfigurer une banale brume qui monte sur le Léman ou une scène de bistro. On ne s’ennuie jamais chez Ramuz, on espère toujours que la fin sera repoussée. Il se dégage de ce livre une impression de beauté du travail humain, d’humilité face à la force de la nature et de joie simple. Un livre qui rend heureux, avec si peu d’artifices. On est exactement à l’opposé du livre de Tesson.

Vous l’avez bien compris, il n’y a pas vraiment de match entre les deux livres. Le KO est très rapide. Ce que raconte Ramuz est universel, bien que très localisé et presque insignifiant, alors que le stackisme est une imposture qui ne résiste pas à l’épreuve du livre entier. Donc, n’achetez pas le livre de Tesson, il est mauvais. Par contre, celui de Ramuz est très bon, mais il est épuisé, il faut donc le chiner chez les bouquinistes en ligne, où il est courant et assez abordable.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juillet 2025


[1] A la suite de cette loi, le service public de l’audiovisuel a fait preuve d’une vraie créativité pour retarder le début des vrais programmes : il a inventé le parrainage de microémissions de courtes durées, multipliées dans ce créneau, toutes plus stupide les unes que les autres, financées par l’argent public, a commencé à diffuser des feuilletons quotidiens qui dépassent de plus en plus l’heure réelle de démarrage des émissions programmées en « prime time » et a multiplié la diffusion de spots institutionnels ou de bandes annonces sur les programmes à venir, y compris, preuve la plus grandiose de la crétinerie de ces personnes,  La bande annonce du programme qui suit immédiatement, prenant ainsi le téléspectateur pour un demeuré.

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Plaidoyer pour notre civilisation : Mémoricide , Philippe de Villiers

Editions Fayard, 2024, 380 pages.

J’ai déjà rendu compte de deux autres livres de de Villiers, ce qui fait déjà de moi un suppôt de la réaction, pour ne pas dire un fasciste et un intégriste monarchiste, selon les jugements modérés de la médiasphère actuelle. Alors autant continuer…

Longtemps j’ai regardé de Villiers avec commisération, influencé, comme des millions de gens par sa marionnette aux Guignols de l’info de Canal+. Il en parle d’ailleurs dans la dernière partie de ce livre et dit combien cela lui fut douloureux, ce que je saisis mieux maintenant. Le grand talent de caricaturiste des créateurs de cette émission a servi à conditionner toute une France qui les regardait fidèlement. Il y a là une belle preuve de la puissance dangereuse des médias. Ce qui n’enlève rien au talent des dits-auteurs. Mais, avec le temps et la réflexion, j’ai pu me rendre compte des préjugés que cette émission créait, lesquels devenaient ensuite des opinions et se figeaient. Je me souviens d’une conversation avec Jean-Pierre Papin, notre goléador national, qui, lui aussi, m’avait confié combien sa marionnette lui avait fait de tort, tant elle le présentait comme un crétin inculte. Pour l’avoir rencontré et interviewé, je sais à quel point cet homme est estimable et sa marionnette assassine. Bref, de Villiers vaut infiniment mieux que sa marionnette et les tombereaux d’injures que l’on a déversé et que l’on continue de déverser sur lui.

D’abord, De Villiers, c’est la langue française respectée et choyée. Voilà un homme qui a du vocabulaire et sait en user, sans étalage, mais toujours justement. Son texte fourmille de mots rares, mais qu’il en faudrait pas laisser mourir dans des dictionnaires qui les expulse facilement pour laisser place à des mots jetables dont les lexicographes ne sont plus capables de percevoir le destin fugitif. Un dictionnaire doit être un conservatoire, pas le reflet des tendances médiatiques. Lire Villiers, c’est comme visiter le dictionnaire. Sans être un pensum scolaire, mais avec la jubilation d’un gamin laissé seul dans une confiserie.

Ensuite, c’est un style. Un style de bretteur, bien conforme à l’idée du mousquetaire qui doit lui être si cher. Les formules claquent et elles restent en mémoire. Pas seulement pour la beauté du geste, gratuitement. Non ! mais avec la précision d’un tir de missile israélien sur l’Iran.  Juste deux ou trois exemples :

« L’optimisme est exercice béat pou les esprits pusillanimes et transparents », page 280.

« Il n’y a plus d’orateurs, il n’y a plus que des récitants », page 210.

Et cette dernière : « Le propre de l’inculture, c’est que l’inculte n’a pas les armes pour en juger », page 112.

Il y en aurait tant d’autres qui font mouche et qu’il faudrait citer, mais je veux vous laisser le plaisir de les trouver au fil des pages, comme on débusque un beau cèpe sous la fougère.

On ne s’ennuie jamais à lire le vicomte vendéen.

Puis, Villiers, c’est encore une très vaste culture d’honnête homme comme, hélas, on ne risque plus d’en produire dans nos écoles, comme il le démontre si bien dans ses pages consacrées à ce sujet. Certes, parfois cette culture est prise en flagrant délit d’approximation, surtout sur des exemples classiques, où il reprend la vulgate générale, réductrice. Il m’est arrivé à quelques reprises de pester contre ces à-peu-près, indignes de lui. Mais ce n’est jamais sur des sujets importants, plutôt sur des exemples ou illustrations. Il faut ici signaler sa grande culture religieuse. Son texte est truffé de référence à des textes de la Bible, donnés au fil de la plume, ce qui prouve que cela fait partie de sa personnalité profonde. Il a également une belle connaissance historique, comme souvent pour les intellectuels de sa génération (la mienne aussi !) qui ont eu la chance d’avoir un véritable enseignement d’histoire cohérent. Evidemment, c’est sur le plan politique qu’il est le plus pointu, particulièrement sur la construction européenne, à laquelle il a consacré un livre très documenté et passionnant.

Il faut signaler la pertinence de ses citations et, en même temps regretter que, dans un élan populiste, il ne donne aucune référence. J’aurais aimé pouvoir aller retrouver certains passages de Péguy qu’il cite fort à propos, ou Saint-Exupéry. Il accomplit vraiment un travail d’écrivain et a construit, au fil du temps, ce qui ressemble à une œuvre, ce que ses dénigreurs ignorent et lui refusent.

Ce livre a un petit goût testamentaire, bien compréhensible chez un septuagénaire qui voit s’approcher la ligne des quatre-vingts ans. Il est en effet un moment, auquel on parvient insensiblement, où se manifeste le désir de faire le bilan et de transmettre. C’est l’impression qui reste de ce livre. Il y reprend des thèmes des ouvrages précédents et les agence au milieu du propos propre à celui-ci : la mémoire, l’histoire et l’amnésie volontaire qui vient. Le livre est une immense déclaration d’amour à la France et à son histoire. Villiers aime le « roman national », dont il accepte parfois un peu facilement les raccourcis. Il se désole des chemins pris par la nouvelle école incarnée par Patrick Boucheron dont le haut fait demeurera la cérémonie d’ouverture des JO de Paris, il n’a pas de mots assez durs pour fustiger les assassins de la mémoire, d’où le néologisme « mémoricide » qui, pour l’heure, a peu de chance de rentrer dans les dictionnaires de l’année prochaine.

Il tisse très étroitement l’histoire de France et son histoire familiale, et l’on n’est pas obligé de toujours adhérer à ses prises de position. Je ne le rejoins nullement dans son apologie du « mourir pour la patrie », non que je refuse que cela soit nécessaire, amis je ne crois pas à la force des armes et je reste convaincu, comme Tolstoï, Ellul ou Gandhi, que celui qui frappe par l’épée périra par l’épée. De même, je ne suis pas vraiment fan de son amour de l’ordre tel qu’il le définit au cours de ses chapitres. L’ordre ne garantit ni la liberté ni la paix et surtout pas la fraternité. L’ordre doit découler des valeurs positives, amis il n’en est pas une. L’anarchie se définit comme « l’ordre moins le pouvoir », ce que je fais mien. Il est un  ordre bâti sur l’amour du prochain et la liberté réelle que De Villiers connaît bien, puisqu’il est un catholique convaincu. Je préfère l’ordre des orants que celui des CRS, celui de l’amour du prochain plus que celui des juges…

De même, pour apprécier son livre, il n’est pas besoin de faire siennes toutes ses positions sociétales, où il est, de mon point de vue, « trop » conservateur. Rien ne sert de se lamenter sur l’avortement, le genre et ses dérives ou l’euthanasie légale : les lois sont passées, elles s’imposent à nous. Ce qui ne signifie pas que l’on doive les approuver et les appliquer à soi-même. Il est une résistance toute personnelle qui peut et doit exprimer sa différence, sans pour autant vouloir revenir en arrière. Ainsi sa diatribe sur le pape François, pape gauchiste et immigrationniste  est à la fois injuste et très monarchiste. Et c’est un huguenot qui l’écrit !

Vous aurez compris que j’ai beaucoup apprécié ce livre, que je vous le recommande, mais que je ne partage pas toutes les positions de Villiers, même si la plus grande partie de ce qu’il dit est d’une belle lucidité et se trouve partagé par une grande partie des Français, de gauche comme de droite, ceux du peuple réel. La vraie liberté est de pouvoir le dire sans être disqualifié d’emblée par les donneurs de leçon de la gauche dopée à la moraline, faute d’avoir un projet socio-politique pour la France (Jaurès, réveille-toi, ils ont vendu les meubles de famille !).

Jean-Michel Dauriac – Juillet 2025 –

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Résister – Voix protestantes

Patrick Cabanel – Nîmes, éditions Alcide, 2014.

Le mot « Résister » a été gravé sur les murs de pierre de la Tour de Constance, à Aigues-Mortes, par Marie Durand et les femmes huguenotes emprisonnées pour leur foi par les dragons de Louis XIV, après la révocation de l’Edit de Nantes. Depuis cette date, ce verbe est devenu un mot d’ordre intemporel pour tous les protestants, dans diverses circonstances. La Seconde Guerre Mondiale fut une de ces circonstances où le mot retrouva toute sa signification. Le but de ce petit livre est de donner un aperçu de cette résistance protestante sous l’angle de la prédication pastorale.

L’auteur de ce recueil est Patrick Cabanel, éminent historien français, spécialisé dans les études sur la laïcité, la République, et les minorités juives et protestantes en France, entre autres sujets. Sa bibliographie est impressionnante (voir l’article Wikipédia).  Il fait ici la démonstration de sa rigueur et de son talent, dans une synthèse et des notices très bien réalisées. Quel est l’enjeu ? Donner à lire un choix de sermons pastoraux prononcés durant le conflit, à des dates souvent importantes, en présentant brièvement les auteurs, en ayant brossé auparavant le contexte historique général dans un beau texte introductif.

Cabanel montre qu’il y eut une double résistance protestante au nazisme et à l’antisémitisme et au fascisme de Vichy. On connaît surtout celle des filières de sauvetage des enfants juifs par le village de Chambon sur Lignon, en Haute-Loire. Ceci a été illustré par des films, des documentaires, beaucoup de témoignages… Mais, parallèlement à cette résistance active, exista aussi une résistance spirituelle dont els pasteurs et les fidèles furent les acteurs anonymes. Le sort réservé aux Israëlites par Vichy fut un moteur puissant de cette résistance et du rejet de tout compromis avec l’occupant. L’introduction en fait le récit, mettant en avant le rôle des pasteurs dans leurs prédications hebdomadaires au Temple et les réactions que suscitèrent les grandes étapes de la turpitude vichysoise : statut des Juifs, port de l’étoile jaune, rafles, déportations et spoliations. A chaque fois, des ministres du culte réformé, souvent en langage codé biblique, encouragèrent leurs paroissiens à refuser la soumission, à garder la ligne de l’Evangile et celle de l’amour inconditionnel. Les figures héroïques ne manquent pas dans le texte biblique pour appeler à la résistance sans le dire ouvertement et risquer des mesures de rétorsion contre les églises.

L’auteur a retenu huit pasteurs en poste dans ces années, dans des paroisses diverses : Lyon, Aix-en-Provence, Chambon sur Lignon et, bien sûr, l’Oratoire de Louvre, le grand temple parisien. Chaque pasteur est présenté, dans une brève biographie, puis le contexte précis du sermon est donné, avant de livrer le texte. Le tout est accompagné de nombreuses notes de bas de pages, très riches en références et explications.

Patrick Cabanel, l’auteur de ce livre

Il faudrait tout citer, tant les textes sont intéressants ? Je me limiterai à une seule citation, qui me semble tout à fait représentative de ces sermons. Elle est de Gustave Vidal ( 1892-1970), tirée d’une prédication prononcée à l’Oratoire du Louvre le 3 novembre 1940, c’est-à-dire juste après l’entrevue de Montoire entre Hitler et Pétain (22 & 24 octobre) et le fameux discours du Maréchal, le 30 octobre, qui lance officiellement la politique de collaboration. Il est intitulé « Chiens vivants et lions morts », d’après la phrase du livre de l’Ecclésiaste, chapitre 9, verset 4. Phrase mise en vis-à-vis de Marc ch. 8 verset 34, qui dit : « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera. »

« Si nous voulons, pour notre génération et pour celles qui montent dans notre peuple et dans le monde, sauver la Justice aujourd’hui foulée aux pieds, la Vérité étouffée, la Liberté menacée par l’anarchie ou écrasée par l’oppression, l’Amour bafoué par les doctrines de violence et de haine qu’on veut nous imposer, si nous voulons retrouver ces saintes réalités qui font les âmes fortes et vivantes et, par leur vertu, arracher notre peuple à cette veulerie de chien couchant où l’on s’efforce de le conduire et de la maintenir pour le mieux asservir, il nous faut, dès maintenant, chercher en Christ – « le seul nom qui ait été donné aux hommes, par lequel ils puissent être sauvés » – la source de l’héroïsme. » Page 75.

Tout ce qui fait la puissance et l’intérêt de ce livre est là, rassemblé dans ces quelques lignes. Le rappel des « valeurs » qui méritent que l’on s’engage, au péril de sa propre vie est fait. Les majuscules du texte disent bien que nous avons là des concepts forts : la Justice, la Vérité, la Liberté, l’Amour. Notons que ces valeurs sont aussi celles de la République laïque, si l’on veut bien remplacer Amour par Fraternité. Or, ces vertus sont communes aux chrétiens et aux vrais républicains, cela se verra dans les maquis. En face de ces forces de vie se dresse la « veulerie de chien couchant », celle que promeut Vichy et la collaboration, qui est d’abord une défaite de l’esprit. Vidal va jouer tout au long de son sermon à inverser les termes de sa citation originelle et promouvoir l’héroïsme résistant des lions vivants au détriment de la soumission veule des chiens couchants et morts. Le pessimisme désabusé de Qohélet n’est pas de saison. Il faut transcender les difficultés et aller à la source, le Christ. On retrouvera quasiment dans tous les sermons les mêmes appels à revenir aux sources, à savoir les enseignements du Christ et des apôtres, pour en faire des maximes de vie et de combat. Le lecteur un peu féru de Bible se régalera à voir comment ces pasteurs jouent sur les images et les types pour faire passer leurs messages d’actualité. Il fallait, en effet, ne pas offrir de prise à la censure, très active en ces jours mauvais.

Ces sermons sont des témoignages très riches de cette résistance spirituelle qui anima le protestantisme dans son ensemble, en France. Vous aurez grand plaisir à les lire et les relire, je vous l’assure.

Mais, au-delà des circonstances propres à leur rédaction et prédication, ils sont aussi fort utiles pour nous dans le contexte actuel de notre pays et de la civilisation européenne. Ce n’est pas le nazisme qui nous menace, mais la menace est pourtant bien réelle. D’abord avec le retour de la « bête immonde » de l’antisémitisme et de la xénophobie sélective. Tout ce qui est dit sur les juifs et la nécessaire solidarité avec eux en 1940-1945 peut se dire aujourd’hui. Et qui connaît l’histoire ne peut qu’être choqué par ce retour en force de l’ignominie. Ce serait cependant incomplet de limiter el parallèle à cet aspect. Quand Vidal parle de vouloir « arracher notre peuple à cette veulerie de chien couchant où l’on s’efforce de le conduire et de la maintenir pour le mieux asservir », cela ne peut pas en pas résonner en nous en ce moment. La veulerie est partout, elle dégouline de nos médias, elle est le carburant de la plupart des discours politiques, elle submerge les écrans des smartphones et tablettes. Les lois iniques se multiplient sous une novlangue qui déconcerte le Français moyen, la propagande omniprésente colonise les cerveaux de gens de tous âges et toutes conditions, et l’on voit bien que les gens instruits, les intellectuels ou les artistes ne sont pas épargnés par cette colonisation mentale. Lire ces sermons peut donc être une sorte d’électrochoc salutaire, pour ceux qui croient au Ciel ou ceux qui n’y croient pas.

Jean-Michel Dauriac – mai 2025.

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