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Catégorie : les critiques

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Petit livre de sagesse monastique – Henri Brunel

Paris, La Table Ronde, collection Les petits livres de Sagesse, 1999.

Le marché du livre est tellement vaste aujourd’hui que même un grand lecteur et passionné ne peut connaître toutes les collections, y compris dans ses domaines de prédilection. Il faut donc accepter soit de demeurer dans l’ignorance soit de s‘en remettre au hasard. Fréquentant beaucoup les sites de bouquinistes en ligne, y compris les ressourceries spécialisées et les gros sites du genre, je suis maintenant le destinataire de certains mails de promotion, notamment lors des soldes destinés à dégager du stock et de la place. C’est ainsi que j’ai acquis ce petit ouvrage, dans un lot de livres de spiritualité très varié. Et, ce faisant, j’ai découvert qu’il y avait eu une collection de petits ouvrages appelée Les petits livres de la sagesse chez l’éditeur La Table Ronde. C’était à la fin du XXe siècle et au tout début du présent siècle. Les thèmes abordés étaient très hétéroclites allant des Paroles de fées aux livres bouddhistes, en passant par divers aspects de la mystique catholique.

Ce volume, court, comme tous ceux de la collection (135 pages) présente les grands ordres monastiques historiques, en l’occurrence ici les Chartreux, les Bénédictins et les Cisterciens-Trappistes. L’auteur est un chrétien catholique fervent et fidèle qui ne cache pas son admiration pour les sujets de son ouvrage.

Le moine est, depuis l’origine, hors du monde et limité au sein de ce qu’on nomme « la clôture » du monastère. Car il s’agit ici des moines cénobites et semi ermites, ce qui exclut un certain nombre d’ordres bien connus, comme les Dominicains ou les Franciscains.  Il s’agit du versant le plus radical du monachisme, sans doute né en Egypte au IV siècle et répandu ensuite dans toute la chrétienté (qui n’a pas le monopole de cette pratique). Il faut bien reconnaître que l’imaginaire populaire actuel sur les moines est très limité et caricatural : on songe à une publicité télévisée sur le fromage « Chaussée aux moines » ou aux illustrations des divers camemberts. Le moine est donc décrit comme un ripailleur, buveur et au teint très coloré. Or, ceci est exactement aux antipodes de ce que ce livre nous permet d‘apprendre sur la vie monastique. L’auteur, qui a séjourné chez tous les ordres monastiques dont il traite, nous donne le régime ordinaire des monastères. On n’y fait pas du tout bombance ! Et surtout, les repas ne sont pas des fiestas bruyantes et animées. Le plus strict est chez les Chartreux, qui mangent dans leur cellule et très frugalement. Même chez les Bénédictins ou Trappistes, le repas est moment d’écoute de la lecture de la parole ou de quelque œuvre édifiante (chez les Bénédictins, on relit sans cesse, par morceaux, la Règle du fondateur, Saint-Benoît). D’où vient donc cette réputation de noceurs qu’ont les moines ? Sans nul doute de leurs adversaires et des excès médiévaux de certains religieux. Le cliché s’est installé et il a la vie dure.

Non seulement le moine ne fait pas ripaille, mais il mène une vie extrêmement monotone, très répétitive. H. Brunel donne, pour chaque ordre, l’emploi de temps de la journée. Le lecteur pourra, à juste titre trouver ce rythme insoutenable, tant les prières et offices sont nombreux, le record appartenant aux Chartreux, dont la vie semble, vue de l’extérieur être un enfer ! Si le rythme est un peu assoupli chez les Bénédictins et Trappistes (ils peuvent avoir une vraie nuit, courte, mais suffisante), il y a de quoi faire peur à un homme du XXIe siècle. Et pourtant, si nous prenions la peine de mettre sur le papier nos propres emplois du temps, nous serions sans doute assez surpris de leur densité ! C’est donc bien la nature du programme plus que son rythme qui est en cause. Nous vivons dans un monde tellement éloigné du monde spirituel qu’une vie organisée par lui nous semble un carcan insupportable. Le moine a fait le choix, très réfléchi – car il dispose d’un long temps avant de s’engager définitivement – d’une vie centrée sur Dieu. Personne ne l’y a contraint et personne ne l’y maintient de force. Voici une chose très difficile à saisir pour la grande majorité des gens. Le moine a fait le choix de servir Dieu à plein temps, de lui offrir sa vie entière. Nous ne sommes pas scandalisés par des stars ou des chefs d’entreprise qui vouent leur existence à leur travail ou à leur passion, mais nous avons du mal à accepter le choix du moine. Ceci, en fait, nous parle de nous-mêmes , de l’engrenage de nos vies dans le matérialisme le plus stérile, de la perte de toute vie spirituelle digne de ce nom.

Car c’est un des mérites de ce petit ouvrage de nous donner à connaître la vie spirituelle des moines et la spécificité de chaque spiritualité monastique. Il y a quantité de chemins qui mènent à Dieu, il est donc normal qu’il y ait diversité des voies monastiques. Le chemin le plus abrupt est celui de la spiritualité des Chartreux. Ce sont des ermites, qui vivent ensemble leur solitude, sans un mot et en évitant les rassemblements superflus. Il faut une âme forte pour devenir Chartreux. Cette voie n’est vraiment pas accessible à n’importe qui. Les voies Bénédictines ou Cisterciennes rénovées par la Trappe sont plus douces, bien que très encadrées. Les Bénédictins et les Trappistes vivent assez intensément le travail, qui est une part de leur vocation. Les Bénédictins ont une spiritualité qui peut se résumer en trois mots forts : la foi, l’humilité et l’obéissance. Vertus évangéliques par excellence, qui sont ici poussées à leur tension maximale. Chez les Trappistes, qui sont des Bénédictins réformés, le travail manuel est un moyen important de sanctification. Pour tous ces moines, le but est de se dépouiller au maximum de la nature charnelle pour vivre la communion avec Dieu. La clôture du monastère leur permet de ne viser que ce but. Sont-ils pour autant inutiles au monde extérieur ? Sûrement pas, car ils prient sans cesse pour le monde et, chez les chrétiens, la prière est le moyen par excellence d’agir pour le salut du monde. Par leur travail, ils produisent des marchandises qu’ils vendent pour permettre la vie de la communauté. C’est aussi un moyen de rencontrer le monde séculier. Si le moine vit hors de la société médiatique, il ne vit pas dans l’autisme ; il évite simplement cette surinformation narcotique, qui n’est qu’un aspect de la propagande mondaine. Si nous nous soumettons à l’expérience de vivre quelques jours sans internet et sans téléphone portable, nous oublions très vite l’agitation du monde et ses fausses urgences. Mais, nous y retournons très vite, soit par obligation, soit par ignorance d’une autre voie, soit par peur d’un vide qui nous obligerait à l’introspection. Le moine, lui, a tout son temps. L’introspection, il la vit au quotidien, mais dans la perspective évangélique de l’humilité et de la quête du Royaume de Dieu.

Ce petit livre a une double fonction : la première est évidente, essentielle, il s’agit de faire connaître les ordres monastiques catholiques sous leur vrai jour. La seconde est beaucoup moins évidente, mais elle ne peut manquer d’exister : il s’agit de nous questionner sur notre propre existence, sur ce qui la porte et vers quoi elle nous porte. A titre personnel, je pense que je ne serais pas capable d’être moine dans un de ces ordres réguliers. Mais les connaître, pouvoir un jour rencontrer des moines, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, échanger sur la façon de vivre la foi, tout cela est d’un apport capital pour un laïc qui souhaite le rester, tout en visant une vraie vie spirituelle et mystique.

J’ai dévoré ce petit ouvrage avec un grand plaisir. Je ne peux que le conseiller, sachant toutefois qu’il faut avoir un minimum de soif spirituelle et de curiosité sur ce qui nous est étranger pour aller vers lui. On n’y découvrira pas des surhommes, mais des croyants qui ont choisi de se vouer à leur vie de foi, ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils ne connaissent pas le doute ni l’angoisse, qu’ils ne peuvent souffrir dans leur vocation. Ils sont simplement là comme des témoins d’un engagement radical au service du Christ. On peut les admirer sans els comprendre ou les approuver, mais on ne saurait les ignorer ou les caricaturer.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, juin 2024.

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Penser contre soi-même – Nathan Devers

Paris, Albin Michel, 2024, 326 pages.

J’ai acquis ce livre en raison de son titre, qui m’a interpellé. Que peut bien signifier « penser contre soi-même » ? Il m’a fallu attendre le chapitre 4 de la troisième partie, page 311 pour entrevoir le début d’une réponse. Attitude habile ou dangereuse qui maintient le suspense, au risque de perdre définitivement le lecteur qui aura abandonné, compte tenu de tout ce que raconte avant l’auteur.

Quels sont en effet le but et le contenu de ce livre ? Contrairement au titre et à ce que pourrait laisser entendre la quatrième de couverture, ce n’est absolument pas un livre de philosophie ou sur la philosophie. Admettons, selon le CV de l’auteur, que ce soit un livre de philosophe. Ce livre a d’abord un usage thérapeutique pour son auteur, il le dit clairement dans les derniers chapitres. Ce n’est pas négligeable et, de nos jours, beaucoup d’auteurs pratiquent ainsi – c’est bien l’utilité première de l’autofiction, tant à la mode – et trouvent des lecteurs qui peuvent s’intéresser à leur cas ou s’avérer être dans la même situation. Des névrosés lisent des névrosés, des victimes de violences familiales ou autres lisent des victimes des mêmes violences. C’est de l’entre soi qui correspond bien à une des composantes du communautarisme. Dans le cas de Nathan Devers, le cas est plus rare et subtil, mais peut faire écho chez pas mal de personnes. Il nous raconte, avec un réel de talent d’écriture, la vie intellectuelle d’un jeune garçon, né dans une famille juive non pratiquante d’Auteuil. C’est un peu « Tintin au pays du Talmud ». Et là, le récit peut parler à tous, d’une manière ou d’une autre. Ce qu’a voulu faire Nathan Devers pour Nathan Naccache (c’est son vrai patronyme), c’est comprendre comment peut s’opérer une « déconversion », ce que les religieux appellent du très vilain terme « apostasie », qui sent encore la cendre des bûchers ou la pierre des lapidations.

Au commencement était donc une famille française de juifs pas religieux pour un sou et plutôt inscrit dans l’air de leur temps. Sans s’étendre sur sa vie familiale d’enfant, Nathan Devers en dit assez pour nous faire saisir l’ambiance de son foyer, dans lequel il n’a subi aucune pression pour ou contre la religion, mais bien plutôt une aimable indifférence. Il nous fait également une description d’Auteuil comme d’une sorte de village très juif, mais plutôt sympathique, à rebours des images traditionnelles de ghetto de riches. A-t-il gentiment gommé ce côté social ? Rien ne permet de le savoir. Dans cette vie tranquille, voilà que le garçon se rend un jour à la synagogue du quartier, pour la cérémonie du Yom Kippour (la fête la plus marquante du calendrier juif). Cette synagogue n’est pas une synagogue classique, c’est surtout une ancienne école, l’ENIO (Ecole Normale Israélite Orientale), qui avait été fondée à la fin du XIXe siècle et abritait un collège-lycée que dirigea longtemps Emmanuel Levinas. Après la mort de Levinas, les choses s’étaient peu à peu dégradées et l’école avait fermé. Une partie de l’immeuble avait trouvé des repreneurs et d’autres activités. Seul le sous-sol demeurait et abritait une synagogue et des salles de cours pour la communauté juive. Particularité : cette synagogue était la seule à n’avoir pas de rabbin. Nathan vient donc assister à l’office de Kippour et il est saisi par la religion juive. De ce jour, il désire devenir un parfait juif religieux et envisage d’être rabbin. Quel âge a-t-il exactement, au moment de cette conversion ? On ne peut pas le déterminer précisément, mais il a sans doute une douzaine d’années.

De ce jour, il devient un pratiquant assidu et fréquente l’école religieuse de l’E NIO, pour apprendre le Talmud. Malgré son jeune âge, il est très déterminé et s’engage à fond. Exemple de conséquence de cet engagement : il doit pratiquer le chabbat et respecter les fêtes juives. Or, il est élève au Lycée public Jean-Baptiste Say, où le Chabbat n’est pas à l’ordre du jour. Il se trouve donc devant un dilemme cornélien : pour être un bon juif, il doit quitter le lycée où il se trouve si bien, dans la liberté laïque. Il choisit de partir pour vivre sa foi totalement. Il est alors inscrit dans un lycée juif, Betham . Il y découvre avec stupeur un monde complètement clos sur lui-même et, en même temps, l’hypocrisie de beaucoup de ses condisciples. Mais il passe sur ces gros inconvénients et se donne à fond dans l’étude du Talmud. Il devient une sorte de petit prodige que le responsable des cours, monsieur Meyer met à contribution. Puis arrive un rabbin chargé des cours, le rabbin Kotmel, avec lequel il va construire une relation de maître à disciple. Celui-ci l’ouvre à une étude critique, mais où le Talmud finit toujours par l’emporter. Le temps passe et Nathan progresse beaucoup dans la connaissance de l’hébreu biblique et de la science du Livre. Le rav Kotmel organise un camp estival, en montagne, pour ses élèves les plus motivés. Il demande à Nathan d’y faire un cours sur le sujet de son choix. Celui-ci, d’abord effrayé, finit par accepter et choisit le livre de Qohélet (L’Ecclésiaste dans les bibles françaises).

Si on lit bien le livre comme il est écrit, c’est le travail de réflexion sur Qohélet qui va ébranler Nathan et finalement le faire basculer dans l’athéisme et, du même coup, abandonner Talmud et projet de devenir rabbin. Mais en réalité, ce brusque revirement, cette « déconversion » a été préparé de longue date, par la rencontre d’un ancien professeur de philosophie en Classes Prépas, qui va le guider dans l’univers philosophique sans lui faire le moindre cadeau. De ce maître discret nous ne connaîtrons que le prénom : Jean-Pierre. Il fera découvrir au jeune homme les grands concepts et penseurs de la philosophie occidentale. Bien que Nathan continue à étudier intensivement le talmud, le ver est dans le fruit. Peu à peu, le questionnement philosophique attaque els certitudes du talmud. La lecture de  Qohélet ne sera que le dernier coup de masse qui fait effondrer l’édifice. Il ne peut plus croire en Dieu, il devient athée et philosophe.

Le jeune écrivain qui publie ce livre raconte ainsi une dizaine d’années de quête philosophique, qui l’a mené à l’Ecole Normale Supérieure et à l’agrégation de philosophie. Le parcours classique du bon élève capable d’assimiler de vastes connaissances et de se couler dans le moule de la pensée normalienne. La fin du livre, en quelques chapitres tente d’expliquer en quoi la philosophie est devenue sa nécessité. Il faut dire que c’est, de loin, la partie la moins intéressante du livre. Elle est philosophiquement faible, montrant cruellement le manque de recul de l’auteur. Il a beau manier la rhétorique maison et user des termes-clés, son propos est creux. Je n’ai pas bien compris ce qu’il cherchait et trouvait dans la philosophie tel qu’il en parle. Le symbole de ce doute est le changement de nom : Nathan Naccache est devenu Nathan Devers. Il tente une explication étymologique de son alias qui est peu convaincante : il est parti « de » et se dirige « vers ». C’est ce que nous faisons tous, du plus stupide au plus intelligent, sans avoir besoin de changer de nom.

La vraie question est de savoir ce que signifie ce livre.  Si l’on prend le titre au mot, il viserait à raconter comment un jeune homme a pu, par le travail de la raison critique, « penser contre lui-même », non pas au sens propre, car cela est impossible, il le dit d’ailleurs lui-même, mais au sens que Devers est le contretype absolu de Naccache, celui qui pense exactement à l’inverse. Si l’on admet que le terme « conversion » convient parfaitement à son vécu de jeune adolescent se tournant vers une pratique et étude stricte du judaïsme, alors il faut user du terme rare de « déconversion » pour décrire le second revirement, celui qui conduit à la voie philosophique. On peut parfaitement comprendre, chez un jeune homme brillant et assoiffé d’absolu ces deux choix d’engagement. Ce qui m’interpelle, c’est l’opposition qu’il fait entre les deux modes de réflexion. Il serait donc, d’après lui, impossible à un juif pieux et, a fortiori, à un rabbin de pratiquer la philosophie. Les exemples sont nombreux au XXe siècle à infirmer cette thèse, à commencer par celui de Lévinas ou de Martin Buber. J’avance l’hypothèse qu’il y a une autre raison, très personnelle, à ce changement radical. Le jeune Nathan Naccache a poussé tellement loin l’exigence juive dans tous les domaines qu’il ne pouvait plus y trouver place pour autre chose. C’était un exclusivisme extrême qu’il avait mis en place. Découvrant la philosophie et son mode de questionnement, il n’a pas pu faire autrement que d’effacer le Talmud, pour permettre à Nathan Devers de faire de la philosophie, elle-même devenue une exclusivité, si l’on en croit ses propos.

Ce que ce livre raconte, en réalité, en creux, est ce qui se passe lorsqu’on entre trop vite et trop jeune dans une démarche qui engage toute l’existence. Nathan n’était pas assez mûr pour gérer au mieux sa passion du judaïsme. Il faut dire qu’il n’a reçu aucune aide de ses parents en ce domaine : ils sont totalement absents du récit, passées les premières pages qui les présentent. La réalité est un garçon de douze ou treize ans qui rentre avec toute sa fougue et son intransigeance dans un chemin de foi. Personne n’a su lui dire de prendre son temps, de mesurer son appétit. C’est d’indigestion qu’il est mort, le futur rabbin !

Mais, au-delà de son histoire personnelle, Nathan Devers nous parle d’une génération qui doit souvent se débrouiller seule, avec le risque de tomber entre les mains de gens habiles à manipuler les jeunes esprits. La conversion, comme la déconversion, sont parfaitement acceptables, mais elles ne peuvent qu’interroger le lecteur qui a parcouru un long chemin de vie et qui sait le poids réel de ces mots. Que fera Nathan de sa vie ? Il ne le sait sûrement pas lui-même. Sera-t-il vraiment philosophe ou simplement professeur de philosophie ? Se pourrait-t-il que Devers redevienne Naccache un jour ? le livre me semble vraiment amener à toutes ces questions. De ce point de vue il est intéressant, alors qu’il est philosophiquement très décevant. En lisant ce récit, je n’ai pu m’empêcher de songer au livre d’Emmanuel Carrère, Le royaume. Deux histoires de conversion-déconversion qui posent le problème du fondement spirituel de la conversion, dans les deux cas. Finalement, qu’est-ce que s’engager ? Voilà le vrai sujet de ce livre, intéressant mais sans doute dispensable.

Jean-Michel Dauriac – Les bordes/Beychac – mai 2024

PS: En faisant des recherches de photos pour cet article, j’ai découvert que ce jeune homme mettait en scène sa vie de couple comme un vulgaire people. On est loin du Talmud et de la philosophie comme art de vivre, ms bien près de la « BernardHenrilévisation »! Puissè-je me tromper.

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Les invisibles – Joël Peyrou – Gérard Mordillat

Paris, Les éditions de l’Atelier, 2010.

Ceux qui regardent la télévision (il y en a encore, surtout chez les plus vieux) savent qu’il existe une série policière télévisée qui s’appelle Les invisibles, dont le thème est de retrouver l’identité et le meurtrier de gens obscurs ou sans papiers. C’est d‘ailleurs plutôt une série qui sort du magma général qui inonde les écrans. Eh bien ce livre n’a strictement aucun rapport, si ce n’est l’anonymat de ses protagonistes.

Nous sommes face à un livre de photojournalisme, comme on dit aujourd’hui. Le photographe, c’est Joël Peyrou, qui jouit d’une certaine réputation de qualité dans le milieu. Le grand documentariste Gérad Mordillat signe le texte de présentation. Qui sont ces invisibles ? J’emprunte les mots de Mordillat.

«  Ce sont des hommes…

Des hommes au travail, photographiés en couleur par Joël Peyrou. […   ]

Ce sont des menuisiers, des laveurs de vitres, des métallos, des maçons, des mécaniciens, des postiers… Des professionnels saisis dans le geste quotidien d eleur activité, sans idéalisation, sans commisération, à hauteur d’œil, à hauteur d’hommes. […]

Ces hommes au travail sont des prêtres-ouvriers, des PO comme on les appelle.

Des OS du sacerdoce si l’on préfère. » (P.7.)

Le titre est formidablement bien choisi, car il porte plusieurs sens qui s’additionnent (on dirait qu’ils sont polysémiques chez les universitaires cuistres). Ces hommes sont, comme tous les ouvriers, invisibles en tant qu’eux-mêmes, interchangeables, comme la photographie de couverture le montre : un homme part dans la nuit, à la fin de sa journée de travail, il quitte l’entrepôt de matériel. C’est un travailleur lambda, un anonyme, un invisible. Mais cet homme est aussi un prêtre invisible au peuple de l’Église catholique. Il est hors de sa fonction habituelle, sans les vêtements et ustensiles sacerdotaux. Il a un bleu de travail, rien n’indique qu’il s’agit d’un porteur de sacrements. Les chrétiens ne le voient pas plus comme prêtre que comme ouvrier. Enfin, ces hommes sont aussi invisibles à leurs collègues, tant que ceux-ci n’ont pas lié connaissance intime avec eux. Le PO ne met jamais en avant sa qualité religieuse, c’est un élément de base de sa vie professionnelle. Il est là comme ouvrier, facteur, employé, pas comme prêtre ou aumônier. Il demeure invisible tant que ses camarades n’ont pas appris à le voir comme porteur de Dieu. Cette triple invisibilité est le cadre de ce magnifique reportage-hommage de Joël Peyrou. Il a mis cinq années à réaliser ce projet. Il lui a fallu comprendre, observer, être accepté, pour que ces photos soient si « naturelles », qu’on oublie l’appareil et le photographe.

J’ai connu ce livre par un de se acteurs, lors d’une conférence organisée par l’Université Populaire des Hauts de Garonne, à Lormont, que j’ai créée et que j’anime, avec d’autres amis depuis plus de quinze ans. Nous avions mis au point une causerie sur les prêtres-ouvriers, avec Patrick Rödel, un philosophe-écrivain venu nous présenter la Doctrine sociale de l’Église. Antoine Bréthomé était alors parmi les auditeurs et s’était fait connaître. De là était née cette idée de parler des prêtres-ouvriers, cette page souvent ignorée de beaucoup de nos contemporains. Antoine a été maçon, c’est lui, l’homme qui s’en va, sur la couverture du livre. Il m’a fait connaître ce beau livre, dont il était, à très juste titre, fier.

Ils s’appellent Antoine, Albert, Jean-Louis, Gérard, Francis et Maurice. Ils sont nés entre 1936, pour le plus âgé,  Albert, et 1965, pour le plus jeune, Maurice. Ils exercent divers métiers : maçon, comme Antoine, chauffeur et autres emplois, comme Albert, ouvrier d’usine, comme Jean-Louis 1 ou Francis,  laveur de carreaux,  comme Jean-Louis 2,  menuisier, comme Gérard ou facteur comme Maurice. Des métiers modestes et fort utiles. Le livre les donne à voir dans leur travail : on voit des bétonnières, des échelles, des machines-outils, des vélos à réparer… On voit des hommes travailler, rire, partager. Le monde du travail de tous les jours. Sur ces photos, rien ne distingue nos invisibles des autres invisibles. Ils sont ouvriers parmi les ouvriers. C’était le but premier du choix des PO : se fondre dans la masse des travailleurs, partager vraiment leurs conditions de travail et de vie. Ce  devait être un projet profondément subversif puisqu’on se souvient qu’un pape a interdit cette activité en 1954, puis le rappelle en 1959. Tout travail en usine, même à temps partiel, est interdit. Mais ce livre prouve que cette décision n’a pas empêché le mouvement de se poursuivre. Certains ont persévéré. Le Concile Vatican II autorisera à nouveau, sous Paul VI, le travail ouvrier, sous l’égide de la Mission Ouvrière. Tout cela par crainte de voir ces prêtres contaminés par le Parti Communiste Français et le marxisme ! l’Église a renouvelé l’erreur avec la condamnation des religieux sud-américains et leur théologie de la libération. Cela prouve malheureusement que l’Église a bien peu confiance dans la foi de ses prêtres, ce que je trouve ridicule et insultant, quand on sait le pouvoir de transformation vital de l’Évangile.

Mais ce livre, œuvre d’un agnostique (c’est quelqu’un qui n’a pas encore trouvé de réponse à sa quête), va au-delà du milieu du travail. Il donne aussi à voir nos PO dans le second versant de leur vie, celle de prêtre. Ainsi voit-on Gérard en prière, vraisemblablement le matin, avant de partir travailler (P. 28.). Il nous montre Antoine, une Bible posée sur la table, à côté de lui, lisant devant une coupelle avec un morceau de pain (le Pain de vie ?), Antoine installant l’autel dans une vieille église, sans doute du Périgord (P. 40-41), comme le montre la photo de la page 99. Francis, Bible ouverte sur la table : prépare-t-il une homélie ou un service religieux ? Albert, priant dans une chapelle moderne (P. 51), Jean-Louis 2 se recueillant devant une vieille personne décédée. Ces hommes doivent assumer une double charge, celle de travailleur au quotidien et celle de leur sacerdoce, dont ils ont fait solennellement le voeu. Il n’est pas bien difficile d’imaginer que ce n’est pas toujours aisé, surtout quand la fatigue brise le corps. Et pourtant, d’est ce qu’ils ont choisi et accompli toute leur vie professionnelle durant. Pourquoi ?

Pour vivre, non pas coupé des autres dans un rôle bien balisé de prêtre, mais pour être au milieu d’eux complètement. Ce faisant, ils ne font que revenir à la vie de l’Église primitive, quand le sacerdoce professionnel n’existait nullement, amis seulement l’usage des charismes décrit par Saint-Paul dans la première épître aux Corinthiens, chapitres 12, 13 et 14. Le prêtre ou le pasteur professionnel est une invention institutionnelle, pas une création évangélique. Paul a continué à pratiquer son métier de faiseur de tentes, pour n’être à charge à personne. Il est évident que la création d’une caste sacerdotale isole lesdits prêtres et pasteurs des autres croyants, qu’ils le veuillent ou non. Le PO n’arrive pas avec cette image, il est un compagnon de travail. Certains les ont côtoyés des années en ignorant leur prêtrise. Est-ce utile ? Cela ramène-t-il des âmes dans l’Église ? Nous ne sommes pas aptes à dresser ce type de bilan, personne ne l’est véritablement. Selon la doctrine chrétienne, c’est Dieu et Jésus seuls qui savent ce qui se passe dans le cœur des hommes et des femmes. Mais je dois dire, en mon nom propre, que je comprends parfaitement le sens de cet engagement de prêtre-ouvrier et que je l’approuve même, car il correspond à ma lecture protestante du Nouveau Testament. Le sacerdoce exclusif m’apparaît comme une sorte de mal nécessaire, dont l’explication, fort complexe, n’a pas sa place ici. C’est en partageant véritablement l’existence commune des gens que l’on peut faire passer le message de l’Évangile, par notre comportement d’abord, puis par la parole, quand la porte des cœurs s’entr’ouvre.

J’aime ce livre pour sa vérité simple. Nous y voyons des gens au travail, sans signes distinctifs. Pourtant l’un d’eux est prêtre, porteur du ministère divin. Son engagement religieux lui donne une grande responsabilité envers les autres et lui-même. Celle d’être un témoin du Christ. Peu importe la manière, du moment que l’Évangile est là. Il faut ajouter que les textes de Joël Peyrou, qui ponctuent l’ouvrage, sont également très beaux et humbles.

Seul Dieu voit les invisibles, c’est un peu là son superpouvoir ! Merci au photographe d’avoir produit ce très beau recueil, que je reprends régulièrement, par vrai plaisir de voir mes frères prêtres mêlés à leurs frères humains et partageant le pain de sueur. Ce livre n’est plus disponible en neuf, mais il se trouve en occasion, souvent à des prix très bas. Ne le ratez pas.

Jean-Michel Dauriac – Beychac, le 27 mai 2024.

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