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Catégorie : les critiques

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Un autre Stefan Zweig ?Sur Pas de défaite pour l’esprit libre – Ecrits politiques 1911-1942

– Stefan Zweig – Paris, Inédits – Albin Michel – 2020 –350 pages, 22,90 €

A la sortie de ce livre, au début de cette année 2020, plusieurs articles le saluèrent comme il se doit : Stefan Zweig est un, si ce n’est l’écrivain le plus vendu dans le monde. Toute sortie d’un inédit est attendue et saluée. A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un copieux volume comme celui-ci. Il rassemble tous les articles qualifiés par les éditeurs de « politiques » écrits et/ou publiés entre 1911 et 1942, date du suicide de l’écrivain. Il offre donc un survol de plus de trente années qui permettent de juger vraiment de cet aspect de l’œuvre de cet auteur.

La plupart des articles que j’ai lus reprenaient en fait, je m’en suis rendu compte seulement à l’achat et à la lecture du volume, les éléments de langage de la préface de Laurent Seksik qui ouvre le livre et de l’avant-propos de la traductrice, Brigitte Cain-Hérudent[1]. Cet écrivain a connu un réel succès avec son livre Les derniers jours de Stefan Zweig, adapté en pièce de théâtre, jouée à Paris par des acteurs célèbres (Patrick Timsit et Elsa Zylberstein) ; il a récidivé en adaptant pour le théâtre Le monde d’hier. Cette célébrité et visibilité médiatique explique que les journalistes aient, très paresseusement repris son point de vue, qui ne peut qu’être favorable à Zweig, c’est une évidence. Voici une preuve de plus, s’il en était besoin de la paresse et du grégarisme de la profession (dans sa grande majorité, bien sûr, car il existe des journalistes qui « font le métier »).

Pourquoi ces précisions, avant même de parler du livre lui-même ? Par déontologie et honnêteté intellectuelle. J’ai lu avec attention cette préface. Elle est de très bonne qualité. Mais comme toute préface, elle conduit le lecteur à choisir une entrée, celle du préfacier, au détriment de la liberté supposée de l’esprit du lecteur ; c’est pourquoi je lis le plus souvent les préfaces après avoir lu le livre, et que je préfère les postfaces. Dans ce cas précis, on peut dire que tout a été fait pour que les lecteurs adhèrent à la thèse du préfacier. Quelle est-elle ?

Le mieux est de le laisser parler directement :

« On croit tout savoir de l’écrivain. Pourtant les textes rassemblés dans ce recueil vont dévoiler une facette méconnue de l’homme : le penseur.

Il est de coutume de réduire la pensée zweigienne à un ersatz de pacifisme teinté d’humanisme.[…]

Mais ces textes apportent surtout un éclairage radicalement nouveau sur la vie du Viennois en battant en brèche tout ce que l’on croyait savoir sur l’action d’un homme. C’est le mythe du non-engagement de Zweig qui est ébranlé. […]

Les pages de cet ouvrage incitent à une révision de l’accusation[2]. »

Tout lecteur sérieux aura compris à la lecture de ces lignes que cette thèse est ce qu’on appelle en rhétorique une thèse secondaire, dérivée d’une thèse première qu’elle vise à détruire ; c’est en réalité une anti-thèse. Elle a le mérite d’enoncer, au moins de manière édulcorée la thèse principale : Stefan Zweig a traversé sa vie en évitant assez soigneusement de s’engager, ce qui était contraire à sa nature profonde. Il a été un spectateur lucide et talentueux, pas un véritable acteur. C’est cette thèse que ce livre doit démolir, ou au moins, comme l’écrit Seksik, « l’ébranler », ce qui est moins ambitieux.

Les chroniqueurs, soit par paresse, soit par peur de se distinguer des louanges unanimes qui habillent Zweig et son œuvre, ont repris les éléments de la préface et les ont aménagés à leur petit sauce, comme le fait un élève intelligent qui plagie ou copie sur une autre source. C’est petit, très humain et, au final insignifiant, car la plupart des lecteurs passionnés se moquent de leurs opinions comme d’une guigne. Ces chroniqueurs écrivent d ‘abord pour leurs collègues, ensuite pour les auteurs et, enfin pour le petit public professionnel qui s’en nourrit (libraires, professeurs de lettres et de langues, étudiants avancés…), le grand public les ignore purement et simplement. Ce grand public, par contre lira la préface, et aura ainsi au moins l’intégralité de l’anti-thèse proposée.

Puis le lecteur entamera la lecture de ces textes, de taille, de sujets et d‘intérêt très variables. C’est le propres des éditions complètes d’offrir ce bric-à-brac qui ravit les spécialistes. Le lecteur ordinaire, dont je suis, s’ennuie parfois à lire certains textes ; C’est ici le cas des textes courts, qui sont souvent des réponses à des enquêtes ou des demandes de journaux. Un choix sélectifs sur la qualité les aurait éliminés : je n’en parlerai plus. Il reste ensuite une grosse trentaine de textes notables. Il n’est évidemment pas question d’en faire le tour ici, je laisse cela à quelques thésards qui vont se jeter là-dessus sur injonction professorale. Essayons de considérer les buts de ces textes. Pour ce faire nous les regrouperont en grandes familles, qui correspondent aux préoccupations constantes de Zweig, que nous connaissons déjà par ses biographies et  ses propres souvenirs.

Selon les dates, on peut identifier quelques grands groupes : la traductrice de ces textes – la traduction est très bonne – en donne d’ailleurs le contour dans son avant–propos. Mes conclusions de lecteur rejoignent les siennes. Il y a d’abord, chronologiquement, à partir de 1911, des textes qui parlent des livres, en tant que bibliophile ou professionnel du livre.. Ce sont des textes brillants, érudits même, qui s’adressent à un public de connaisseurs. Il ne saurait évidemment s’agir de textes politiques au sens plein du terme, à moins que l‘on considère que le plaidoyer pour des livres à prix modiques soit un combat culturel engagé ! La deuxième famille regroupe les textes liés à la guerre et à l’après-guerre. Un certain nombre de ceux-ci relève du travail du soldat Zweig et ne sont donc pas du tout politiques mais fonctionnels. Il faut reconnaître que Zweig sait rendre intéressantes les dites-commandes par son style et sa finesse. Plus intéressant sont les textes qui parlent du pacifisme. Zweig, dans la lignée de son ami Romain Rolland, a professé ce pacifisme tout au long de sa vie. Nous retrouvons donc dans ces pages un engagement connu, qui ne saurait que confirmer le portrait classique. Il fallait un  certain courage en ce temps-là pour soutenir ce point de vue, nous le portons au crédit de l’auteur. Mais il n’y a là rien de bien nouveau. Le pacifisme a été le seul engagement défendu par Zweig et que l’on lui a reconnu, depuis fort longtemps. Ce n’est pas rien, mais il faut ajouter que ce ne fut pas un militant actif, il ne fut pas emprisonné, comme les tolstoïens le furent en Russie. Certains de ces textes décrivent l’ambiance, en France ou en Suisse, dans l’immédiat après-guerre. Ils peuvent s’appuyer sur des livres, comme ceux consacrés à Barbusse. Cette veine pacifiste est la plus importante de ce recueil, sans surprises.

La troisième catégorie de textes est celle consacrée à la « question juive ». Elle apparaît plus tard,  à partir du début des années 1930, liée à la montée du nazisme. C’est le lot le plus intéressant, car il lève un peu le voile sur une facette peu connue de Zweig. On le savait opposé à tout nationalisme, et donc au sionisme. On a avancé que son statut d’apatride relevait d’une forme d’engagement contre le nationalisme. C’est possible. Dans les articles ici rassemblés, nous découvrons un Stefan Zweig qui affirme sa judéité et sa solidarité inquiète avec les juifs du monde germanophone (Allemagne et Autriche). Plusieurs textes sont des projets organisationnels, qui n’eurent pas de suite, mais nous permettent de saisir sa pensée. Toute la fin de ce recueil est constitué par ce genre de textes, soit un gros tiers. C’est donc une préoccupation constante de l’écrivain. Il en vient d’ailleurs à reconsidérer son opposition au sionisme face à la situation des juifs en Allemagne et Autriche, en soutenant l’idée du foyer juif en Palestine. Il faut donc porter au crédit de Zweig ce second engagement, moins connu que le pacifisme.

Enfin, nous devons signaler une espérance dans un projet européen. Zweig croit à une Europe de l’Esprit, même après l’horreur de la Grande Guerre. Mais son Europe est celle d’une élite, pacifiste et sensible, que les années 1930 vont complètement subvertir. Un des plus beaux de ces textes, sans doute même le plus beau est « L’unité spirituelle de l’Europe ».

A titre personnel, mon préféré est affublé d’un titre pour le moins intrigant, « Les pêcheurs au bord de la Seine ». Un beau texte sur l’accoutumance à toutes choses qui se répètent, une belle leçon historique pour nous inciter à ne pas juger trop vite les hommes hors de leur contexte.

Que penser de ce livre ? Littérairement parlant, il n’y a rien à redire, c’est formellement  très bien écrit, peut-être même plus réussi que les fictions, car les sujets se prêtent moins aux emphases que les oeuvres d’imagination. Nous retrouvons toute la finesse viennoise qui enchanta les lecteur du Monde d’hier. Stefan Zweig est un intellectuel de haut vol. Ce recueil n’a nul besoin de nous faire découvrir le penseur ; c‘est même une ambition stupide et insultante. Comment un grand écrivain et biographe comme lui ne serait-il pas un penseur de premier plan ? Il n’est nul besoin de réviser un jugement qui n’existait pas en l’état. La lecture des ces articles nous apprend toujours quelque chose grâce à l’érudition de Zweig.

Sur l’engagement de l’écrivain, je crois très sincèrement que cette publication en modifie pas beaucoup le portrait de l’écrivain. Il n’a jamais été le militant d’une quelconque cause. Ses seuls combats sont de plume, et encore à fleurets mouchetés. Ainsi, on est surpris par la modération de ses propos à l’égard du nazisme et d’Hitler, y compris dans le dernier texte, « Hartrott et Hitler », écrit en 1942 et qui sera publié après le double suicide de l’écrivain et de sa femme. Zweig n’est pas Péguy, il était incapable de l’être. Il ressort de ces écrits qu’il a toujours gardé cette distance bourgeois viennoise, si délicieuse en 1890, mais totalement inadaptée au monde barbare des années 1930. Zweig a été durant les années 1919-1942, un homme du monde d’avant. Il y a un abus de langage à nommer ce recueil « écrits politiques », comme à espérer qu’il en sortirait une figure engagée de l’écrivain.

J’aurais aimé que les paresseux critiques littéraires se livrent à cette analyse de fond, au lieu de plagier les auteurs impliqués dans cette publication, dont je respecte, sans les partager, les points de vue sur l’homme Zweig. Je m’y suis essayé, sans doute avec moins de virtuosité que ces mêmes chroniqueurs auraient pu déployer, mais avec le désir de rester honnête avec un écrivain que j’apprécie.

Jean-Michel Dauriac

Le 23 avril 2020


[1] Traductrice qui, dans la note1 de la page 23, justifie l’importance de son travail dans la réévaluation de Zweig, ce qui est tout à fait exact.

[2] Pages 13,16 et 17.

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Se souvenir de Lanza Del Vasto

Lanza del Vasto

Ou l’expérimentation communautaire

Frédéric Rognon

Collection Les précurseurs de la décroissance

Le passager clandestin – 2013

Il fut une époque, pas si lointaine pour moi, mais préhistorique pour les millenials, où le nom de Lanza del Vasto sonnait comme un étendard de contestation : c’était le temps de la Guerre du Vietnam, de la Guerre Froide et du Larzac. Il existait des ennemis de la paix et du bonheur très clairement identifiés : les Russes, les Américains, les Militaires… Un homme à la longue chevelure blanche animait ces foyers de sa présence bienveillante et prônait la non-violence, sur les principes de son maître Gandhi. On l’invitait à la radio et à la télévision, il publiait des livres. ? Ô tempora, ô mores, comme on disait chez les Romains ! Il suffit de regarder la télévision et d’écouter la radio pour mesurer le poids de l’absence de telles personnes. Le vide sidéral qui s’épanche partout est le miroir d’une époque sans combats autres que contre le gluten, les vaccins ou la 5G (mais on veut bien avoir la 4G quand même !) C’est peu dire que nous avons le droit, dans ce cas précis d’être un peu nostalgiques.

Frédéric Rognon, philosophe et auteur de ce livre

Le petit livre de Frédéric Rognon s’inscrit dans une collection qui entend présenter des « précurseurs de la décroissance ».  Objectif vraiment légitime tant cette génération a tendance à ignorer tout ce qui ne twitte pas et ne passe pas sur You Tune. Eh oui, il y eut des hommes qui, bien avant l’orgie consommatrice de notre temps ont entrevu l’avenir et son risque et l’ont dénoncé, voire combattu. Le mot « décroissance » n’existait pas, à peine dans le grand public le mot « croissance » était-il en usage. On parlait alors de progrès , de développement ou autre mot-valise. Mais derrière ces mots se cache toujours la même chose : le toujours plus. Lanza del Vasto , dès la fin des années 1930 forme, en Inde, lors de son séjour chez Gandhi, le projet d’une communauté fondée sur les principes gandhiens, mais en Europe. Il lui faudra une dizaine d’années avant de pouvoir lancer la première de ces communautés, qui prendra le nom de l’Arche (à ne pas confondre avec le mouvement de Jean Vannier qui porte le même nom, et qui est postérieur). Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur raconte, en une cinquantaine de pages, la vie et l’œuvre de Lanza del Vasto, personnage de roman. Ce n’était nullement un traine-savate, mais un intellectuel de haute volée, philosophe de formation, né dans une famille aristocratique cosmopolite européenne. Lui qui aurait pu connaître une vie oisive de nanti a choisi de vivre et de faire l’apologie du travail manuel et de l’agriculture naturelle. Il  a écrit énormément et laisse une œuvre importante, mais aujourd’hui tombée dans l’oubli.

Lanza Del Vasto et son épouse, Chanterelle

On trouve, dans la seconde partie de ce petit livre, des extraits choisis dans cette œuvre imposante. La sélection, très intelligente, car faite par quelqu’un qui a vécu à l’Arche et en connaît toute la philosophie, permet de découvrir des perles et donne envie d’aller directement à la source : la lecture finie, je me suis rué sur les sites de  livres d’occasion et j’ai commandé plusieurs ouvrages, tous indisponibles ou presque aujourd’hui.

Lanza del Vasto a pensé une société sans pouvoirs, sans violence et sans excès. Il a fait l’apologie de l’auto-suffisance agricole, de la frugalité heureuse et de la culture festive. Ses principes, il ne els a pas inventés mais puisées dans deux sources, dont il ne cite d’ailleurs qu’une : Gandhi et Tolstoï. Si Gandhi est revendiqué comme maître, la pensée de LDV est marquée, jusque dans ses expressions, par Tolstoï, mais celui-ci est, très bizarrement absent de ce que j’ai pu lire. Sans doute, déjà dans les années 1930, quand il découvre la non-violence, c’est à travers Gandhi car la chape soviétique et marxiste est tombée sur la pensée de Tolstoï. Mais Gandhi lui-même doit la base de ses idées au prophète russe. IL faut donc rétablir l’arbre généalogique de cette famille de penseurs.

Lanza Del Vasto, comme Tolstoï ou Gandhi, revendique d’être un croyant ; dans son cas un catholique fervent. Toute son œuvre est habitée par une spiritualité chrétienne et il ne faut surtout pas l’ôter de la pensée de Del Vasto, sinon il ne reste rien qu’une pratique un peu niaise. Ce livre permet de ne pas tomber dans ce piège et de saisir l’ensemble de la vision de l’auteur. Pour finir, je vous offre une des citations cueillies dans cette lecture :

« Ne perds pas ton temps à gagner ta vie.

Gagne ton temps, sauve ta vie. […]

Ne proteste pas contre ce que tu désapprouves. Passe-t-en. »

Les plus anciens auront reconnu la base d’un des slogans muraux de mai 68, « Ne pas perdre sa vie à la gagner ». Mais la pensée de Lanza del Vasto vaut beaucoup plus que ce qu’on appelé la « pensée 68 ». Découvrez-là en lisant ce livre réussi.

Jean-Michel Dauriac

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Bouffées d’enfance – sur Le chemin de la Garenne de Michel Onfray

Le dernier ( ? n’en a-t-il pas déjà publié un autre ?) opuscule de l’écrivain-penseur normand est un petit livre de 90 pages, publié dans la qualitative collection blanche de Gallimard. A la lecture des pages de ces souvenirs, le lecteur comprend aisément le chemin parcouru (et pas seulement sur le chemin de la Garenne) par le petit Michel de Chambois. Lui, le fils du modeste et sérieux travailleur agricole (un brassier comme on disait avant la Révolution – qui n’avait que ses bras pour gagner sa vie) et de la femme de ménage, le voilà publié dans ce temple de la reconnaissance des lettres françaises. Bel exemple d’ascenseur social de la République et de son école laïque. Ne lui manque plus que l’Académie Française et La Pléiade pour être canonisé vivant ! Mais je sais que ce n’est pas vraiment son projet.

Ce livre est une promenade, au double sens du terme : promenade sur le dit-chemin de la Garenne, parcouru aujourd’hui, et promenade dans les souvenirs qu’éveille cette ballade contemporaine. On n’échappe pas à la nostalgie, quel que soit le nom qu’on lui donne. Il vient un âge, et Michel Onfray l’ a maintenant atteint, où l’âme nous pousse à nous retourner sur nos pas. Je dis l’âme volontairement et de manière provocatrice, car l’auteur, bien que réaffirmant son athéisme, livre un livre spirituel qui ne peut cadrer avec le matérialisme pur dont il se veut un tenant. Il se piège d’ailleurs lui-même à ce jeu, notamment vers la fin du périple, à propos du cimetière de Fel, où tout lecteur aura compris qu’il aimerait être enterré. Là, il rêve un instant à des escapades nocturnes pour aller quelques part sur le bord de la Dives, le petit fleuve né ici et contempler le monde Lisez la page 81 et vous verrez comment il désamorce cette tentation consolante. Un pur matérialiste ne pourrait même pas faire ce rêve de papier. D’ailleurs, à un autre endroit, Michel Onfray dit qu’il revendique une vie spirituelle laïque. Qu’est-ce qu’une vie spirituelle si ce n’est une vie de l’esprit ? Qu’est-ce donc que l’esprit, si ce n’est le contraire de la matière ? « L’âme, combien de grammes ? » demandait Staline à ses savants laquais ?

Il y a évidemment – c’est-à-dire de manière de plus en plus « en vue » – chez Michel Onfray une préoccupation qui dépasse le matérialisme. Cela me semble datable, pour moi, simple lecteur, qui ne prétend nullement avoir tout lu de lui, mais qui l’accompagne depuis ses débuts par mes choix sélectifs, de Cosmos et de sa préface, qui suit d’assez près la mort de son père et de sa compagne. La mort est souvent le révélateur suprême, inévitable et dérangeant nos certitudes. A cet égard, c’est encore un long chapitre ce court récit (le 4, pages 16 à 31) qui constitue le vrai cœur du récit. Prétextant le début de la promenade qui passe le long des murs de la vieille église du XIIème siècle, il raconte le dernier enterrement auquel il y a assisté. C’est celui de FB, un jeune homme (46 ans), qu’il connaissait et dont la famille avait des liens étroits avec la sienne (ils avaient été les employeurs du père), mort d’un enchaînements de maladies dont on ne se remet pas. Ce texte pourrait être sorti du livre et rejoindre les anthologies des écrivains à l’usage des scolaires. C’est aussi beau que du Maupassant et aussi vache que du Flaubert, avec un style d’authentique écrivain. En une quinzaine de pages, cela pourrait faire une nouvelle parfaite selon les canons du genre. Tout y est : une unité de lieu bien close : l’église et le cimetière, et une unité de temps très ramassée : le temps des funérailles. Les portraits vifs, parfois touchants d’émotion, souvent ironiques et quelquefois gentiment méchants, font mouche. Le curé du village n’en sort pas grandi, avec une homélie pitoyable qu’Onfray met en regard de la hauteur philosophique des propos qui l’avaient précédée, et notamment ceux du frère du mort, qui posait la question cruciale : Pourquoi ? Pourquoi un homme dont tout le monde s’accordait à dire qu’il était bon, aimable, généreux, attentif, etc.. est-il mort ainsi, dans la souffrance et si jeune, alors que d’infâmes abrutis finissent centenaires ? A cette question, Onfray espérait – est-ce une question rhétorique ? – que le prêtre apporterait un élément de réponse ; mais non, ce fut un recours pitoyable à un film et à sa mythologie, « Le seigneur des anneaux ».  Voici comment il exécute ce curé :

«  D’abord il ne savait pas quoi répondre, ensuite il convoquait Le seigneur des anneaux ! Qu’y avait-il d’autre à faire que de convenir que, décidément, oui, puisqu’il fallait entendre pareille péroraison dans la bouche d’un jeune prêtre, le christianisme était bel et bien mort… »

Eh bien, non, Michel, le christianisme n’est pas mort, mais il en est des curés, pasteurs, rabbins comme des médecins que tu as rencontré lors de ton AVC : il y a des bons et des mauvais : mais à la différence des médecins, ce n’est pas le savoir acquis au séminaire ou à la faculté de théologie qui déterminent le bon serviteur, c’est la foi vécue, l’expérience vraie de la transcendance et l’amour qui est découle de celle-ci qui sont les bagages utiles. A ce lancinant « Pourquoi ? » auquel nul n’échappe, pas même le croyant, la réponse n’est évidemment pas dans un recours stupide à un faux-fuyant mais dans le partage du doute et la force de la conviction. Tout ne s’arrête pas au cimetière lorsqu’on jette la poignée de terre sur la boite en sapins ou chêne, selon la richesse du décédé. Tu le sens bien, faute de la savoir par l’expérience, car tu succombes un instant à cette espérance :

« Rentrant chez moi et passant devant le cimetière, je n’ai pu m’empêcher d’être traversé par cette étrange idée : ce soir, le nuit venue, FB donnera à mon père des nouvelles des vivants. Je savais qu’il n’en serait rien, mais la seule idée m’a fait du bien. Puis j’ai songé à ce que serait désormais la date anniversaire de ce père privé de son fils. C’est ce qu’on nomme l’enfer, et il est sur la terre. Enfin, j’ai pensé également à la solitude de ses deux chiens qui ont perdu leur gentil maître. »

Cette étrange idée qui t’a traversé l’esprit – et pas l’intelligence neuronale des sciences cognitives – est ce que le croyant connaît sous le nom biblique de « pensée de l’éternité » dont la Bible dit sobrement en Ecclésiaste 3:11

« Il fait toute chose bonne en son temps ; même il a mis dans leur cœur la pensée de léternité, bien que l’homme ne puisse pas saisir l’œuvre que Dieu fait, du commencement jusqu’à la fin. »

Y-a-t-il une faiblesse à admettre que certaines choses puissent nous dépasser, et que la mort et la vie soient celles contre lesquelles butent tous les hommes depuis qu’ils pensent ? Qu’ils aient apporté à ces questions les solutions les plus diverses n’invalide nullement le sujet, mais prouve, au contraire, que c’est un invariant de la nature humaine.

A travers cette promenade se trouve aussi abordé la question de l’école républicaine. Il y a dans ce texte des pages magnifiques sur la foi des instituteurs d’antan, sur leur loyauté de service et le dévouement mis à servir l’enseignement pour tous. Je ne puis que te rejoindre sur ces pages : j’en suis comme toi, un pur produit. Comment un fils de modeste employé aurait-il pu devenir instituteur, puis professeur agrégé, puis professeur de classes préparatoires et théologien s’il n’avait bénéficié d’une formation scolaire d’une qualité extraordinaire. Je sais ce que je dois à l’école, c’est pour cela que j’ai aussi fondé et animé une Université Populaire. Je remercie ces instituteurs et professeurs qui ont cru en leur mission et en moi, ce qui était parfois difficile vu mon absolu manque de travail et mon agitation. D’ailleurs, devenant moi-même instituteur en 1974, j’avais l’impression sensible de poursuivre leur tâche et d’avoir seulement saisi le témoin lors du passage de relais. Je me souviens de la joie de mon ancien directeur d école primaire – qui m’avait corrigé manuellement bien souvent – quand il appris que j’étais instituteur : c’était sa récompense, la validation de son travail.

Mais je dois signaler mon désaccord sur  la fin du chapitre où tu rends ce vibrant hommage à l’école. Tu livres deux paragraphes critiques qui commencent ainsi :

«  Mai 1968 est passé par-dessus tout ça… »

Tu décris alors les changements brutaux survenus dans les classe, en des termes très satiriques et drôle, mais qui sont faux, car ils sont généralisés. J’ai vécu ces années dans une école primaire de banlieue dans un quartier de ce qu’on appelait alors une ZUP, mais pas encore stigmatisée par les signes de l’EN, la ZEP, le RADES et autres acronymes d’échec systémique. Je veux te dire que si l’école ne s’est pas effondrée à ce moment-là, pour devenir un immense barnum sans boussole, c’est bien à la résistance des enseignants qu’elle le doit. Il y eut bien ces instituteurs emportés par les modes et qui se mirent eux-mêmes dans une impossibilité réelle de transmettre. Mais ils ne furent jamais majoritaires et c’est pourtant eux que l’on a décrit comme les archétypes de l’évolution. Mai 68 a eu des bons côtés, en faisant sauter certains verrous stupides dans l’enseignement (notamment l’aspect militaire de l’organisation des lycées et collèges), mais aussi des côtés pervers, à cause du refus total des limites et contraintes. La « pensée 68 », si tant est que cela existe, a agi beaucoup plus dangereusement au niveau de l’Etat et notamment des structures de l’Education Nationale et la démolition de la grammaire française au nom du structuralisme et l’introduction des maths modernes, (incompréhensibles et inutiles à ce niveau), de même que l’irruption de l’éveil en lieu et place de l’histoire, géographie et sciences naturelles ont été des catastrophes nationales dont l’école primaire continue aujourd’hui encore à payer le prix, car elle ne s’est pas complètement guérie de ces errements impulsés par les brillants chercheurs des sciences de l’éducation, discipline qui devrait, en tant que telle, être bannie de l’Université au vu des dégâts constatés. Mais, de grâce, rendons justice aux instituteurs – et pas aux « professeurs des écoles » – d’avoir su, avec leurs moyens, dans leurs classes, résister et continuer de transmettre les bases utiles dans un bateau qui sombrait.

Enfin, à côté des pages spirituelles et de celles consacrées à l’école, il y a tout ce que tu écris sur la nature. Le texte sur l’empoisonnement de la Dives est un parfait résumé du « progrès » technique et agricole. Jadis il y avait une abondante faune et flore aquatique, dont tu parles avec délice et précision. Aujourd’hui le fleuve est mort, gavé de nitrates et autres produits invisibles. La Dives décrite est l’emblème du réseau hydrographique français, un des plus beaux du monde (c’est le géographe de métier qui parle) que nous avons massacré en quelques décennies pour arriver à une économie au bout de ses possibilités de croissance. Rassurons-nous, la nature est capable de se régénérer et, si nous disparaissons en tant qu’espèce, ce qui est tout à fait possible (c’est la fameuse « fin du monde » des chrétiens, vue sous l’angle terrestre) si nous ne changeons pas radicalement et immédiatement de route, la nature saura se relever : il suffit de voir comment elle a survécu et dépassé Tchernobyl, sur le site de la centrale, pour le comprendre. Les écologistes sont nés de cette peur, mais, comme tu le remarques, ils ont appris la nature dans les livres. J’ajouterais qu’ils ont essentiellement urbains, ce qui ne les rend pas particulièrement connaisseurs de la complexité du vivant en situation. L’histoire de la passe à saumon qu’ils ont obtenu sur la Dives est symptomatique de cette aberration. Il n’y a jamais eu de saumon sur ce fleuve, mais il faut qu’il puisse le remonter : on dirait du Pierre Dac ou du Desproges !

Alors, que conclure sur ce beau petit livre ? D’abord qu’il faut absolument le lire. C’est un texte court qu’on peut avaler d’une seule traite, comme la promenade décrite, quitte à y revenir par bribes, comme je l’ai fait pour écrire ce papier. Ensuite qu’il confirme le vrai talent d’écrivain de Michel Onfray. Peut-être est-ce d’ailleurs cette partie de l’œuvre qui restera ? La philosophie n’est jamais meilleure et plus efficace que quand on n’en fait pas expressèment.  Mais par-dessus tout, on ne peut que constater que l’œuvre devient plus grave, non pas au sens latin de lourde, mais au sens de la profondeur des interrogations. Seul celui qui a vécu assez peut aborder certaines questions. On ne peut pas sérieusement disserter de la mort à vingt ans. Cela reste un exercice de Normalien. Il faut avoir vu mourir autour de soi des êtres que nous aimions, les avoir vus souffrir et affronter l’inéluctable, pour se colleter avec elle. Le grand « Pourquoi ? » est La Question des questions. Peu à peu Michel Onfray attaque cette énigme, à sa manière. Celle-ci vaut toute notre attention et notre estime.

Les Bordes (Creuse) – Jean-Michel Dauriac – 1er janvier 2020 .

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