Ce livre fait le point sur un moment particulier de la vie du peintre Claude Monet, à savoir son séjour de plusieurs semaines en Creuse, au printemps 1889, de mars à mai. Si cet épisode est bien connu des habitants de Fresselines et de la région, il est souvent ignoré ou mal connu ailleurs. Cet ouvrage permet d’offrir au lecteur passionné d’impressionnisme et de Monet un dossier précis et ordonné sur ce moment.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’il existe à Fresselines, charmant village d’artistes peintres, un centre culturel dit Espace Monet-Rollinat qui est né de ce séjour et de ses protagonistes. On peut y admirer des copies d’oeuvres du peintre et des expositions temporaires. Le travail de Christine Guillebaud, galeriste dans ce village et poète, permet de comprendre et connaître les deux personnages ci-dessus nommés.
Maurice Rollinat est un poète et musicien qui connut une certaine célébrité en son temps, à Paris, où il fréquenta les milieux artistiques, avant de venir poser son spleen dans ce village de confluence Creuse et de la Petite Creuse. De là, il invitait ses amis à lui rendre visite et à séjourner chez lui. C’est ainsi que le peintre Claude Monet vint en 1889.
L’ouvrage de Christine Guillebaud est un dossier qui fait le tour de la question. Elle n’a pas cherché à écrire une œuvre littéraire ou à faire une fiction autour de ce séjour. Son travail est plutôt proche du bon journalisme. Le plan du livre est une série de chapitres thématiques qui nous font connaître les principaux personnages en jeu dans ce séjour : Rollinat, Monet, sa femme, Alice, et même le sherpa local du peintre, un certain Victor Thenot.
L’enjeu est double : à la fois, établir la chronologie véridique des événements et aborder la question du travail du peintre, notamment la notion de « série » de tableaux qui marquera l’originalité de ce peintre. L’auteur soutient, avec une légitimité certaine, que c’est en Creuse que Monet formalisa pour la première fois la notion de série, par la production de 24 tableaux dont dix peuvent constituer la première série, car peints au même endroit, mais avec des heures et des météos diverses. En lisant ce livre, nous découvrons que ce séjour fut très éprouvant pour le peintre, en raison d’une météo difficile et froide (une des annexes recense le temps dominant jour par jour durant le séjour). Le but est donc atteint parfaitement : à la fin de sa lecture, nous avons une idée précise de ce séjour et de ses aspects artistiques.
Par ailleurs, le livre est beau et fort bien réalisé. C’est d’ailleurs une des qualités des livres écrits et édités par l’auteur (Les Editions du vergne sont sa maison d’édition personnelle), qui a réalisé des livres de poésie, toujours illustrés par des artistes de qualité, ce sont donc des livres d’art en eux-mêmes. Celui-ci offre une très belle iconographie, que l’on peut classer en deux groupes distincts : les documents d’accompagnement du dossier (portraits divers, fac-similé de documents ou de lettres…) et les reproductions de tableaux de Monet. Les premiers sont en noir et blanc, époque oblige, alors que les seconds sont en couleur, avec une belle qualité de reproduction des couleurs, qui ne trahit pas l’oeuvre picturale. Pour des raisons de droits et de coûts, la série complète n’est pas reproduite, mais les choix faits par l’auteure sont suffisants pour se faire une bonne idée de ce travail. A noter que le livre est bilingue, avec une traduction intégrale du texte français, paginée à la suite de celui-ci.
Bernard Clavel – Livre de poche – 1971 (première édition 1956)
Tu prends ce livre comme un grand coup de poing dans la gueule (ou pour parler aux oreilles d’orfraies : comme un grand seau d’eau glacée en plein visage). Sur la couverture de la réédition en Livre de poche de 1971 il est écrit, de la plume de l’auteur :
« Ce livre est un cri jeté sur le papier en quelques jours et quelques nuits de fièvre. »
Ces mots sont tirés de la « lettre à Jacques Peuchmaurd » qui tient lieu d’une préface que Clavel n’arrivait pas à écrire. Il a choisi de s’adresser à un ami, né la même année que lui[1], devenu écrivain et qui aussi éditeur chez Robert Laffont, dont éditeur de Bernard Clavel. Jurassien lui aussi, il était parfaitement à même de comprendre notre auteur.
Ce cri, tu le prends en pleine figure dès les premières pages du livre et tu ne peux t’en défaire jusqu’au dernier mot. Tu liras ce livre avec fièvre, comme il a été écrit. Et voici déjà la force d’un écrivain, celle de t’empoigner et de ne plus te lâcher, en te prenant aux tripes.
L’ouvrier de la nuit est un récit à la première personne. On sait, par expérience de lecteur, que ce procédé est d’une redoutable efficacité, quand il fonctionne, mais qu’il peut aussi être un piège redoutable pour des auteurs sans talent. La première personne, même dans une fiction, engage celui qui en use. Si ses propos sont creux, il est discrédité avec une grande efficacité. Le lecteur chevronné connaît de belles réussites, comme La sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï ou l’Etranger d’Albert Camus, mais il ignore le nombre de cadavres qui encombrent les bibliothèques mortes. Or, ce livre est le premier livre publié par Clavel, en 1956, alors qu’il a 33 ans. Jusque-là, il avait été attiré par une carrière de peintre qui n’est pas advenu. Il s’est servi de cette expérience personnelle pour construire son livre. Son personnage a beaucoup de points communs avec lui : il se veut peintre puis écrivain, il a une femme admirable et trois enfants, et il considère tout travail comme alimentaire et contraire à sa vocation. Clavel a travaillé une dizaine d’années comme gratte-papier à la Sécurité Sociale, emploi dont il est aisé de deviner qu’il n’est pas le fruit d’une vocation[2].
Pourquoi ce livre nous saisit-il de cette façon ? Sans doute parce qu’il est véritablement sincère et qu’il dit des choses qui peuvent nous concerner. C’est la confession d’un « salaud ordinaire » au sens banal. De ce salaud qui se confesse à nous, nous ne saurons même pas le nom. Il y a d’ailleurs très peu d’identités affirmées dans ce récit si ce n’est celle de la femme de l’écrivain-peintre, Françoise. Evidemment, ce livre parlera sans doute plus à ceux qui ont cru avoir une vocation artistique et ont dû constater leur échec. Le personnage principal, le narrateur, est convaincu qu’il a une vocation et du talent. Il faudra plus de dix ans d’échecs et de médiocrité pour qu’il admette que cette croyance est illusoire. C’est le récit de cette vie qui nous est fait, dans l’urgence d’un voyage de nuit en train, entre Paris et Lyon. Bien sûr, c’est un procédé littéraire qu’il faut accepter sans vouloir le rationaliser. Disons que l’auteur nous fait partager sa confession durant ce trajet, situé dans les années 1950. Il alterne, assez adroitement, les confidences sur son enfance et sa jeunesse, dans une famille de paysans pauvres du Jura dont il est l’unique enfant et le récit de sa vie personnelle d’adulte, après son départ du village familial où il ne reviendra que pour les obsèques de sa mère. Le point commun à ces deux époques est qu’il s’y conduit avec un égoïsme forcené qui le pousse à oublier, voire à mépriser ceux qui l’entourent, en l’occurrence ses parents. Ce sont, pour lui, des ploucs ignares qui veulent le brider et ne comprennent rien au monde de l’art. Et pourtant, sa mère croira en lui et l’aidera de toute sa volonté, jusqu’à en mourir de fatigue. Le père, lui, est beaucoup plus réaliste et pense surtout que son fils est un paresseux. Lequel fils pense que son père ne l’aime pas et mène une vie d’esclave par plaisir, cherchant à lui imposer la même existence. On le voit, à la lecture de ces quelques éléments, c’est l’histoire éternelle du conflit de générations, du récit évangélique dit du Fils prodigue aux personnages romanesques comme Julien Sorel[3] ou le fils Thibault. Les fils ont toujours cru que leurs pères ne comprenaient rien, jusqu’à ce qu’ils aient à leur tour un fils qui pensait qu’ils ne comprenaient rien, et ainsi de suite… Mais ici, le vrai problème n’est pas le conflit de générations, mais la vocation artistique et le talent du fils. Clavel, avec un masochisme certain, laisse entendre que son personnage n’a aucun talent, ni en peinture ni en littérature. Et qu’il s’aveugle par tous les moyens pour éviter la remise en question fatale. Et pourtant, elle va venir, par la bouche d’un éditeur parisien qui lui avait proposé de le recevoir s’il passait par la capitale, tout en ayant refusé son manuscrit. Là, il va enfin comprendre qu’il n’a pas le talent manifeste qu’il imaginait. C’est à la sortie de cette rencontre, fort courte par ailleurs, qu’il va réaliser toute qu’il a pu faire de mal autour de lui et s’en accuser. Il n’y aura aucune recherche d’échappatoire : on peut même trouver qu’il est très dur avec lui-même, mais cette conviction est à la mesure du dessillage qu’il vient de subir.
Bernard Clavel se régale à dépeindre l’aveuglement et la bêtise de son protagoniste. Sans doute y a-t-il une part d’autobiographie dans ces aveux, notamment envers sa femme et ses enfants. Mais le portrait est d’un noir absolu. Ce peintre médiocre, cet écrivain raté se comporte en mari esclavagiste qui accepte que sa femme se sacrifie positivement pour lui (voir à ce propos très beau personnage du médecin, qui sera le seul à lui dire la vérité sur sa conduite) et en père tyrannique, punissant ses enfants au moindre bruit de jeu, qui l’empêche de créer. Le vrai petit salaud ordinaire et banal. Le texte est trop réaliste pour ne pas être inspiré de la vie réelle de l’auteur, mais il est suffisamment fictionnel pour ne pas être de l’autofiction avant l’heure.
L’enjeu de ce petit livre dense et dur est le talent et la vie d’artiste. Toute personne qui a cru un moment disposer d’un certain talent dans un art précis s’est nécessairement posé les questions que ce livre met en avant : faut-il sacrifier ce talent et cette vocation à une vie banale et laborieuse ? Ce talent est-il réel, cette vocation impérieuse ou est-ce un aveuglement ? A-t-on le droit de fonder une famille et de l’entraîner dans ce chemin ? Les refus répétés et les échecs sont-ils une preuve a contrario du génie incompris ou, au contraire, la preuve que ce talent n’existe pas ? A chacune de ces interrogations, Bernard Clavepond dans son roman et de manière impitoyable pour les pseudoartistes. La suite de sa vie a largement et brillamment prouvé qu’il n’était pas ce personnage aveugle et injuste. Mais son itinéraire personnel nous permet de comprendre pourquoi ce livre est né. Il aq attendu dix ans au moins avant d’être enfin publié. De quoi en vouloir à pas mal de monde te douter fortement de ses choix.
J’ai dit que ce livre était comme un coup de poing. Il m’a fait songer, tout au long de sa lecture, à un autre roman que j’avais exactement ressenti de la même façon, il y a bien longtemps, lors de ma première lecture : c’est La chute, d’Albert Camus. On y trouve aussi des interrogations très personnelles de l’auteur, transposées dans un contexte fictionnel. Mais personne n’est dupe du caractère existentiel de cette pensée. Certains trouveront peut-être ridicule ou indigne d’oser comparer Camus et Clavel. L’un est un grand penseur, Prix Nobel de littérature, l’autre un grand auteur de romans populaires, apparemment pas du tout intellectuel et philosophe. Eh bien, qu’ils me laissent leur dire qu’ils se trompent lourdement. D’abord parce que ces deux hommes – et je parle là des personnes humaines, pas des auteurs – ont beaucoup de points communs au plan éthique et moral. Ce sont deux hommes intègres qui ont su prendre des positions nettes qui leur ont aliéné une partie de l’opinion. Ce sont tous les deux des fils du peuples, et non des héritiers germanopratins. Ce sont deux esprits libres, à force tendance anarchiste et pacifiste. Ce sont des romanciers qui ont su, par leurs livres faire réfléchir des foules à de graves sujets sans pontifier : que ce soit dans L’étranger ou dans L’Espagnol, ils ont posé la question de l’identité, du déracinement, de l’incompréhension ambiante. La Chute ou L’ouvrier de la nuit posent la question du bilan d’une vie et des faux-semblants adoptés par certains (et peut-être par nous aussi). La peste et La lumière du lac traitent tous deux de la peste comme fléau révélateur des tares et des héroïsmes humains…J’arrête là la liste des points de convergence, mais il y en a d’autres. Camus savait très bien le poids moral et réflexif du roman et a su l’utiliser tout au long de sa courte vie. Clavel a construit une œuvre riche et très variée, mais où l’humanité est sans cesse questionnée. Je ne fais aucune différence qualitative entre les deux écrivains. J’aime que leur manière soit différente, mais je ressens profondément l’unité de leur cheminement. Lire aujourd’hui L’ouvrier de la nuit n’est pas seulement lire le premier roman-cri d’un auteur à succès, mais entrer dans une œuvre vaste et profonde[4].
[2] Ayant occupé le même emploi, mais moins longtemps, avant de pouvoir faire le métier que j’avais vraiment choisi, je puis affirmer cela sans douter.
[3] Dans Le rouge et le noir de Stendhal et dans Les Thibault de Roger Martin du Gard.
[4] Il n’est d ‘ailleurs pas impossible que j’entreprenne pour Bernard Clavel une démarche similaire à celle mise en œuvre pour Gilbert Cesbron, à savoir une analyse de l’oeuvre complète, roman par roman.
C’est un des slogans qui fut utilisé par le Comité Départemental du Tourisme de Creuse, pour promouvoir son territoire. J’avoue que la formule est belle (ce qui est rare pour des communicants) et terriblement vraie. Elle est, sous une forme tacite, au cœur de ce très beau livre, personnel et testamentaire.
En Creuse, Françoise Chandernagor demeure dans une commune voisine de la mienne, mais je n’ai jamais eu le plaisir de la rencontrer, bien que j’eus aimé collaborer avec elle pour mes actions culturelles creusoises. Le pays (au sens fort et local de ce beau mot) est donc aussi le mien, depuis que j’ai fait le choix, il y a bientôt vingt ans de m’installer dans le département le plus pauvre et le plus vieux de France, choix que, non seulement je n’ai regretté, mais que jeme félicite régulièrement d’avoir fait. Si vous lisez ce livre, j’espère que vous comprendrez pourquoi.
F. Chandernagor est une romancière connue et reconnue, à la tête d’une œuvre romanesque importante, plébiscitée par les lecteurs, depuis son premier succès (si je ne me trompe pas) avec L’allée du roi, en 1981. Voici donc plus de quarante ans qu’elle enchante ses lecteurs avec de belles histoires, fort bien documentées et bien écrites. Mais ce livre-là n’est pas un roman, mais bien plutôt un livre de souvenirs et l’ébauche de mémoires. C’est le livre d’une femme de tête qui voit s’approcher les quatre-vingts ans et le temps de faire le point, sous l’angle creusois. C’est, sans aucun pathos, le temps de prévoir où sera la dernière demeure. Pour elle, c’est déjà fait : la double tombe qui l’accueillera avec son mari est faite, il ne manque plus que la date du clap de fin. Elle sera donc inhumée – j’aime ce mot que nos tombeaux ont dénaturé, retourner à l’humus – dans sa propriété de Creuse. Je croyais que cela était interdit par la loi de la République, qui se mêle de tout et surtout de ce qui ne la regarde pas, mais en vérifiant, il s’avère que c’est tout à fait possible, à condition de respecter des distances et règles, et assorti d’une autorisation préfectorale. L’auteure fait de ce choix une affirmation forte de son attachement à la Creuse.
Pourquoi la Creuse ? Je dirais par les hasards d’une origine paternelle mystérieuse, dont elle nous livre le secret au fil des pages, mais que son nom éclaire aisément. Chandernagor, ça ne sonne guère creusois ou français. Elle nous en raconte l’histoire. Plus près de nous, c’est dans la branche maternelle que se trouve la racine creusoise. Elle en fait une rapide généalogie, en insistant sur ses grands-parents, plus particulièrement son grand-père, maçon dans l’âme et constructeur de la « maison biscornue » de Palaiseau où elle est née et a vécu son enfance et sa jeunesse. C’est pour elle l’occasion de raconter la saga des maçons creusois et leur rôle dans l’édification des grandes villes du XIXe siècle (Lyon, Toulouse, Limoges, mais surtout Paris), de citer Martin Nadaud, le puissant symbole de cette épopée, maçon devenu député de la Creuse, comme son propre père le sera dans sa jeunesse. Car Chandernagor est un nom qui fut d’abord connu par André, le papa, autodidacte plutôt rigide, dont elle ne dit pas que du bien, notamment qu’il fut un père absent ne s’occupant pas de ses enfants. Si je l’ai bien lue, il est maintenant centenaire (né en 1921). De cette ascendance familiale marchoise est née la pratique des migrations saisonnières desquelles elle nous livre des récits écrits dans un style picaresque très drôle. Comme sont également très drôles, mais aussi touchants, les portraits multiples de Creusois connus depuis son enfance. Elle a pris soin de changer les noms de lieu et de personnes, mais il est certain que, comme chez Colette, les protagonistes ou leurs descendants pourront sans doute les identifier. Elle a suffisamment vécu pour pouvoir brosser une évolution qui prend l’allure d’une épopée de l’isolement et de la simplicité authentique.
Comme souvent dans les bons livres de souvenirs, les maisons ont une grande place. Il faut avoir atteint un certain âge pour mesurer complètement l’importance de la maison. Ce livre est l’histoire de trois maisons. La première est la « maison biscornue » de Palaiseau. Son grand-père, sans grands moyens, comme tous les maçons creusois, avait acquis un terrain étroit, pentu, en angle, sur lequel il s’évertua, au fil du temps à monter des étages les uns sur les autres, au fur et à mesure que la famille s’agrandissait. Telle qu’elle la décrit, elle me fait songer à une de ces maisons des dessins animés du Japonais Hayao Miyazaki. Cette maison fut celle de l’enfance, celle d’où l’on partait pour aller en Creuse le moment venu, celle où le grand-père fabriquait tout en béton, celle où on ajoutait des pièces quand un mariage avait lieu ou un enfant naissait. Françoise C. dit qu’elle pensait qu’elle s’écroulerait, mais elle semble avoir bien tenu le coup.
La deuxième maison est celle des arrière-grands-parents, la maison creusoise typique, dénuée de tout confort, mais où la vie bruissait, notamment celle des enfants de la famille. Cette maison était dans un village où la famille était intégrée et connue. C’est là que l’auteure nous livre ses savoureux portraits de femmes et d’hommes du cru, souvent ironiques, mais jamais méchants si ce n’est avec les brutes. Ce sont des paysans vivant dans un pays isolé, loin des agitations des grandes villes, à une époque où c’est la radio qui est le médium majeur. Les Creusois sont pauvres, mais pas misérables, ils se « débrouillent » comme on dit dans tous les territoires modestes et oubliés. Et la petite fille vibre de toute sa sensibilité, emmagasine ses moments de vie, les partage. Ainsi de la fête de la moisson, avec la batteuse et les libations qui l’accompagnent. Ou de cette partie de pêche illicite et nocturne pour aller capturer de gros poissons dans la proximité d’un barrage. On le voit, ce sont des petites choses qui pourraient paraître insignifiantes vues de la grande ville, comme ces habitants sont considérés comme des ploucs irréductibles. Mais les moments passés dans cette maison de famille rustique et parfois dure à vivre – il faut lire la description de la douche construite par le grand-père – sont restés pour elle des heures de joie, car dénuées de tout artifice.
La troisième maison sera aussi celle de « la dernière demeure ». C’est la maison personnelle, celle de la réussite d’une femme au destin assez exceptionnel. Avec une grande pudeur, Françoise Chandernagor n’aborde jamais sa carrière professionnelle et son parcours. Elle fut pourtant la première jeune fille (à l’époque on pouvait encore dire cela sans encourir les foudres wokistes et féministes) à sortir major de la prestigieuse Ecole nationale d’Administration (ENA), la fameuse fabrique du pouvoir (1969). Visiblement, elle n’avait pas d’ambitions politiques, sans doute assez écoeurée par l’exemple de son père. Elle choisit donc de rentrer au Conseil d’Etat où elle occupera diverses fonctions juridiques, en lien avec sa formation initiale de juriste. Elle se mettra en retraite de ce poste en 1993, quand elle pourra vivre de sa plume. De cela le lecteur ne saura rien. Elle ne parle que de sa vie d’écrivain. Sa maison creusoise est le havre de calme où elle a pris l’habitude d’écrire. Elle a longtemps conservé l’alternance migratoire héritée de sa famille, puis elle a choisi de s’y installer définitivement. Elle nous en fait une description bucolique, qui laisse transparaître qu’il s’agit d’un domaine vaste qui la met à labri du voisinage. Nous avons de très belles descriptions des arbres de ce parc, de l’étang, des saisons… C’est la maison de la maturité, de l’accomplissement. Certes, une maison, surtout en campagne, n’est jamais achevée, mais elle a quand même sa propre finalité atteinte : être le port d’attache définitif.
Il faut dire un mot du titre de ce recueil de souvenirs. C’est d’ailleurs par cette histoire qu’elle ouvre son ouvrage. Ce titre est un cadeau d’un de ses camarades du Jury Goncourt, François Nourissier, qui l’avait reçu lui-même de Jean Paulhan, le célèbre éditeur de Gallimard, lequel lui avait suggéré L’or de la Loire pour un de ses livres. Nourissier n’en a rien fait, il l’a à son tour offert à Françoise Chandernagor, qui l’a modifié en L’or des rivières. Il n’y pas eu de ruée vers l’or en Creuse, à ma connaissance, mais l’expression convient bien à cette vieille province historique de la Marche, où l’eau est omniprésente, tant par les milliers d’étangs que par le chevelu des ruisseaux et des rivières. D’ailleurs, le même CDT que j’ai cité au début de cette chronique a aussi accouché d’un slogan du type « La Creuse, le pays vert et bleu », couleurs que l’on retrouve sur le logo du département. Oui, ce beau secret à préserver est riche de ses magnifiques forêts, aux multiples essences, et de ses eaux vives et stagnantes. Il faut lire ce très beau livre, bien calé dans un fauteuil profond, en face d’une baie vitrée donnant sur la campagne de Creuse (ou d’ailleurs, si on n’a pas la chance d’être en Creuse), un verre d’excellent whisky ou Cognac à portée de main, et déguster livre et alcool sans modération – vous êtes chez vous, et merde à la loi !.
Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juin 2024.
Une fois cet article terminé, j’ai eu envie d’adopter le point de vue marxiste et rédiger une critique politique de cet ouvrage. Ce texte est un exercice de style argumenté, il n’est pas l’expression de ma pensée, mais ce que j’aurais pu penser si je m’étais mis dans la peau d’un militant LFI ou NPA.
L’or des rivières
Une critique politique
Voici un livre comme seule une certaine oligarchie française peut en produire. J’entends par oligarchie, dans ce contexte, l’ensemble des élites culturelles parisiennes et leurs compères politiques et économiques. C’est un fait notoire que notre pays est dirigé, de facto, par un petit nombre de personnes qui gravitent dans des cercles concentriques ou tangents dont l’épicentre tourne autour des arrondissements centraux de la capitale. Françoise Chandernagor en est un exemple type : haut fonctionnaire ayant occupé diverses fonctions au sein du prestigieux Conseil d’Etat, club quasi privé réservé aux énarques ou personnages politiques de haut rang en reconversion, elle est aussi un écrivain reconnu et, de surcroît, membre de l’incontournable jury Goncourt qui fait la météo littéraire depuis des décennies. Donc pas vraiment une femme du petit peuple. Et pourtant, dans ce livre de souvenirs, elle se la joue comme une vraie petite-fille de maçon creusois. Elle a d’ailleurs gommé e allusion à sa vie professionnelle : elle est une Creusoise de cœur et de raison ! Il y a cependant un certain malaise à lire son récit. D’abord parce qu’il fait d’elle une jeune fille de plain-pied avec les villageois de Creuse. Ce qui ne peut avoir été la vérité vraie. Elle était une Parisienne qui venait passer ses vacances dans la maison de ses arrière-grands-parents et jouait à la petite paysanne le temps des congés scolaires. Son père fut longtemps député socialiste de la Creuse et elle était donc clairement identifiée à la bourgeoisie exogène. C’est sans doute un travestissement de la vérité que ce qu’elle nous raconte. Est-ce de la mauvaise foi ou croit-elle vraiment ce qu’elle a écrit ? Les souvenirs lointains nous trompent souvent et nous avons tendance à les embellir.
Mais ce qui peut le plus gêner le lecteur, surtout s’il est lui-même un vrai Creusois autochtone, c’est le misérabilisme condescendant qui préside aux portraits de villageois et aux descriptions de la vie dans son enfance. La Creuse qu’elle décrit est une lointaine colonie de Paris dans laquelle on n’arrive qu’après un périple long, dangereux et épuisant. On croirait lire George Sand décrire ses voyages entre paris et le Berry au XIXe siècle ! Quand les Parisiens sont enfin arrivés, ils vivent au contact de paysans rustres et simplets avec les enfants desquels on s’amuse bien le temps d’un été. Bien que ce ne soit nullement intentionnel, il y a de la morgue dans toutes ces descriptions humaines. Morgue instinctive du parisien envers le provincial rural profond et morgue de l’intellectuel envers les primaires du cru. Ces êtres frustes habitent des maisons au sol de terre battue, sentent mauvais, car ils ne se lavent jamais, les femmes font pipi debout directement sous leur jupon, etc. Vu de Paris, ces êtres sont assez repoussants, comme une sorte de généalogie des Gilets Jaunes, le plouc ne connaissant pas vraiment d’évolution positive.
Enfin, la dernière partie du livre, celle qui décrit la maison acquise par l’auteure, est un véritable acte d’autosatisfaction bourgeoise. Le clou étant d’avoir prévu de se faire inhumer sur sa propriété, comme les seigneurs féodaux autrefois dans leurs cimetières privés. Cette maison et son parc sont décrits en termes lyriques et bucoliques qui rappellent la grande tradition littéraire française des écrivains nantis.
Il n’est bien sûr pas question de remettre en cause l’amour de Françoise Chandernagor pour la Creuse, mais seulement de le remettre en perspective par rapport à l’auteure et à son histoire. Elle s’abrite d’ailleurs assez adroitement derrière l’origine d’anciens esclaves indiens des Chandernagor pour se mettre au niveau des maçons creusois d’hier et des habitants modestes et oubliés d’aujourd’hui. Cet amour pourrait être comparé à la passion des bourgeois bordelais pour le Bassin d’Arcachon, une passion quasi coloniale.
Finalement, la question essentielle est double : peut-on adopter un pays sans que celui-ci vous adopte, sur le long terme ? Peut-on dire aimer un pays si l’on a un regard condescendant sur ses habitants et si l’on aime surtout ses paysages ? C’est au lecteur de ce livre de répondre, par l’interprétation de sa propre lecture. Il peut y avoir deux lectures de ce livre, c’est pourquoi il y a deux critiques très différentes. L’une n’est pas nécessairement exclusive de l’autre.
Jean-Michel Dauriac – les Bordes – Juin 2024
PS : j’ai acquis, par choix longuement mûri, une ancienne petite ferme dans le nord de la Creuse, il y a plus de quinze ans. J’aime ce pays, ses paysages, ses habitants modestes, leurs plaisirs festifs bon enfant et leur capacité à accueillir les résidents venus d’ailleurs. Mais je sais que je serai toujours « le bordelais » pour les gens de mon hameau, alors qu’à Bordeaux j’étais le gars du Périgord, où ma famille est enracinée au moins depuis le XVIe siècle. Je crois que l’on peut cumuler les identités, sans tricher et s’illusionner sur l’enracinement à l’échelle d’une vie humaine. Ma vraie patrie c’est l’Aquitaine et surtout ma langue, le français, que je chéris et qui transcende les clivages régionaux. J’ai adopté la Creuse, d’une adoption pleinière, mais je sais que la Creuse ne peut m’adopter, elle peut juste m’accepter pleinement.