Un nouveau livre de De Luca, c’est Noël avant l’heure, un cadeau savouré, un plaisir anticipé… Autant dire que Les règles du mikado ont été lues avec le plus grand bonheur, comme à chaque livre nouveau de cet auteur et, encore une fois, je n’ai nullement été déçu.
Comme à l’accoutumée, il y a beaucoup de l’auteur dans le personnage principal de ce roman, dont nous ne connaîtrons pas le nom. Comme lui, c’est un solitaire, un homme qui aime la forêt et la montagne, un homme avare de paroles. Mais aussi un homme qui n’a aucun souci financier, ayant fort bien réussi sa vie professionnelle, dans le domaine de l’horlogerie, où il possède plusieurs boutiques. Ayant peu de besoins, il a créé une fondation à but social, pour aider les personnes ne pouvant pas faire d’étude et pour leur donner une chance de le faire. Il y puise de l’argent selon ses besoins, le reste de ses bénéfices alimentant les fonds de cette organisation. Il passe l’essentiel de son temps à camper en montagne, près de la frontière de Slovénie, dans les très beaux massifs de la région. De Luca distillera quelques éléments de sa vie personnelle, mais au compte-gouttes, lors des échanges avec la seconde protagoniste du livre.
Celle-ci est une très jeune femme (j’allais écrire jeune fille) de quinze ans, gitane slovène, qui vient de s’enfuir de son clan et de son pays, pour éviter un mariage arrangé. Du contraste de ces deux personnages, un « vieux » et une très jeune femme, naît tout l’intérêt de la situation. Le vieil homme accepte de donner un abri à la fugueuse, qui est extrêmement méfiante, et, peu à peu, un dialogue s’installe. Un rebondissement double survient, lorsque, d’abord, le père fait irruption dans la tente et que le campeur doit le dissuader de croire que sa fille est là, puis quand les gendarmes viennent contrôler le vieil homme et le menacent de l’amener au poste parce qu’il manifeste un certain dédain de leur autorité. A chaque fois, la fille se faufile sous la tente et va se cacher en silence. A la suite de quoi l’homme lui propose de descendre jusqu’à la mer, de louer des vélos et de poursuivre le camping là-bas. Je passe sur une tentative d’agression dans la tente, qui va les obliger à fuir et à se réfugier dans un port où ils seront hébergés sur le bateau de pêche d’un ami. C’est cette rencontre qui va décider du destin futur de la jeune femme : elle deviendra pêcheur (faut-il dire pêcheuse ?), finira par épouser le fils du marin, un militaire et en aura deux enfants. Elle ne reverra plus le vieil homme, qui va assurer son avenir en lui faisant verser une pension par la fondation, le temps qu’elle trouve sa place dans la société italienne. Ils échangeront seulement des lettres, qui constituent la deuxième partie du livre. Par ce procédé, l’auteur raconte la suite de la vie de la jeune femme, son chemin de vie (elle habite dans une péniche) et nous avons une réponse de l’homme, âgé, qui lui raconte son mode d’existence quasi autarcique en pleine nature. Il lui dit qu’il écrit dans un cahier :
« J’écris dans un cahier ce que je n’ai pas pu dire, même à toi. Je souris à l’idée que quelqu’un puisse le lire. » (P. 108).
La dernière partie est le texte de ce cahier, à laquelle la femme répondra par une lettre écrite à la fondation, sans aucune chance que l’homme puisse la lire, puisqu’apparemment il est mort. Et c’est cette dernière partie qui est le coup de maître de ce vieux routier de la fiction qu’est Erri De Luca. Je ne donnerai pas les détails, ce serait vous priver du plaisir de la lecture de ce très beau petit livre. Mais je peux simplement vous révéler que tout le récit précédent est remis en question par ce cahier et qu’il oblige le lecteur à tout reconsidérer, ce qui est une varie prouesse de romancier digne des plus grands. Rien de ce que nous avons lu jusqu’alors n’était ce qu’il paraissait être.
Le vrai sujet de ce livre n’est pas, comme on le croit à la lecture des cent premières pages, la rencontre de deux êtres très différents. Ceci est seulement un des éléments de la véritable histoire, le cadre qui nous permet de saisir le fond réel. C’est une manipulation, l’histoire d’apparences trompeuses, de silences graves, de vies camouflées. De Luca fait la démonstration de sa maîtrise totale de l’écriture, non seulement au plan stylistique, mais surtout au plan narratif.
L’écrivain a fait des choix techniques radicaux : la première partie est un dialogue continu entre les deux protagonistes, où il faut parfois revenir en arrière pour bien vérifier qui parle, car il n’y a pas du tout d’indications sur les changements de locuteurs. Ce choix absolu est l’écrin dans lequel De Luca nous dévoile les deux personnalités de son récit. Il faut notamment saluer la beauté du personnage féminin. Cette jeune gitane a un savoir brut extrêmement important pour sa vie quotidienne, elle sait juger les gens, peser les dangers, faire les gestes qui sauvent, bref, elle est armée pour la survie en milieu hostile. Et cela, elle le doit à son peuple, à sa famille, au mode de vie de parias que durent mener les Roms dans les Balkans. Mais elle est en partie inadaptée à la vie italienne ordinaire, elle ne sait ni lire ni écrire. Ce sera d’ailleurs sa première tâche que d’apprendre cela. En face d’elle, un homme qui délivre peu d’informations sauf sur deux sujets qui semblent très futiles : le jeu du mikado et l’horlogerie. L’homme analyse toutes les circonstances de la vie à travers un jeu de baguettes japonais. Et cette métaphore fonctionne parfaitement, grâce au talent de l’écrivain. Quant à l’horlogerie, elle lui donne une vision mécaniste de l’existence, où tout est relié et où il faut avoir les gestes les plus précis. On comprend bien que De Luca n’a pas choisi ces deux aspects par hasard. Ils lui permettent de proposer une lecture du monde où le hasard et la dépendance sont décisifs. Ce qui prendra tout son sens dans la troisième partie du livre.
Les lettres sont le second choix. On sait combien le genre épistolaire peut être performant en littérature. Ici, comme toujours chez l’auteur, il n’abuse pas de ce procédé. Quatre lettres, dont trois de l femme et une réponse assez longue de l’homme. Le tout transitant par le biais de la fondation, qui se nomme, ô surprise, Mikado.
Le cahier final est le retour à la forme classique du récit. Il aura donc utilisé trois moyens différents pour faire avancer son projet, en les combinant de manière très fluide.
Voici donc un livre que je vous recommande très chaleureusement, comme chaque livre de cet auteur. De Luca occupe une place très singulière dans les lettres européennes ; tant par sa vie et sa pensée que par ses choix d’écrivain. Il a un univers à nul autre pareil. Un univers où la réflexion politique n’est jamais absente, mais en laissant la place à la vie dans la sobriété et la distance au monde capitaliste. Lire un livre de De Luca est un temps suspendu qu’on aimerait prolonger au-delà de la brièveté des livres. On peut alors les relire régulièrement, car, comme les grands crus, ils vieillissent bien.
Durant ma vie de professeur de Khâgne, il y eut une année, au programme du concours de l’ENS Ulm la question suivante : « Les mondes du froid extrême ». En préparant ce cours, durant l’été, je lus de nombreux livres sur le monde des Pôles et, depuis cette période, j’ai développé une grande attirance pour tout ce qui concerne les mondes polaires et leurs occupants. Aussi, lorsque j’ai trouvé ce livre dans un dépôt gratuit, prêt de chez moi, je l’ai pris avec plaisir, sur son seul titre, puisque je savais ce que signifiait le mot « inuk » (l’homme) dans la langue esquimaude. J’ai par contre dû aller chercher ce que signifiait les trois initiales suivant le nom de l’auteur, O.M.I. voici ce que l’on peut trouver à ce propose sur Internet :
« Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée forment une congrégation cléricale missionnaire de droit pontifical qui se consacre principalement aux missions. »
Vous noterez le pléonasme de la définition de Wikipédia, souvent mieux inspiré.
Le mot « oblat » est un rare qui signifie « celui qui se donne ».
Nous sommes donc face à un livre écrit par un prêtre missionnaire catholique. Est-ce pour autant un livre religieux ? Je crois, après l’avoir lu très attentivement, que l’on doit répondre non à cette question. Ce n’est pas un livre de religion, mais plutôt un témoignage ethnographique et le récit d‘une aventure spirituelle.
Il faut bien préciser que cet ouvrage a été écrit et publié quelques années avant le livre de Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, qui fut un grand succès de librairie et a fait la réputation de son auteur. A cette époque, il n’existait que le témoignage de Paul-Emile Victor. Ce fut donc avec raison que l’Académie Française récompensa cet ouvrage en 1950.
Le livre est divisé en deux parties sensiblement égales en pagination. La première s’appelle Inuk-L’homme et court de la page 13 à la page 190 ; la seconde, Inuk en face de Dieu va de 193 à 316. Les deux parties se complètent, mais on peut les lire indépendamment. L’antireligieux – que je ne confonds pas avec l’athée – pour ne lire que le témoignage ethnographique de la première partie, le lecteur plus ouvert lira les deux.
Le récit de vie de la première partie est un témoignage de premier ordre. Le père R. Buliard a vécu 15 ans avec les Esquimaux (il n’use que de ce mot, le terme Inuit venant plus tard). En le lisant, je pensais, avec un peu de tristesse, à la façon dont Malaurie avait traité les missionnaires et leur présence parmi les hommes du Grand Nord. Il en parlait avec un certain mépris, établissant qu’ils n’avaient rien compris à leur univers mental et à leur civilisation. Celui qui lira Inuk verra que c’est très injuste, ces hommes ont véritablement mené la vie des Esquimaux et donc été au cœur de leur culture. Je reviendrai plus loin sur leur jugement sur celle-ci. Buliard a dû apprendre à vivre complètement comme les Esquimaux, car il n’avait aucun autre moyen de survivre. Il s’est donc fait pêcheur, chasseur de phoque et d’ours, traqueur de caribou et mangeur de poisson séché et gelé. Lza description des pratiques est précise et rejoint celle de Malaurie. Les Esquimaux de la zone canadienne centrale, « esquimaux du cuivre » comme on les a appelés, sont bien plus misérables que ceux du Groenland occidental. Ceux-ci ont des maisons, ceux que décrit Buliard n’ont que des igloos et des tentes. Savoir construire un igloo au couteau est de première nécessité, ce fut une des premières choses que les « longues robes », comme les indigènes surnommaient les prêtres, apprenaient. Il fallait aussi avoir un équipage de chiens et un traineau, absolument indispensable pour tout déplacement.
Le livre est agrémenté de photographies en noir et blanc où l’on voit le père Buliard en action, en costume local. En partageant la vie quotidienne des inuks, il va les connaître en profondeur. Les pages où il décrit leur mentalité sont très dures. Il emploie pour les qualifier des mots sans appel : ce sont des menteurs, des voleurs, des infanticides, qui ne reculent pas devant le meurtre, y compris de leurs amis ou parents. Il est manifeste qu’ils n’ont pas du tout le même code éthique que les blancs, leur morale naturelle est imposée par l’impitoyable climat local. Il faut replacer dans le contexte encore colonial ces propos ; ils seraient inacceptables aujourd’hui. Mais ne pratiquons pas l’anachronisme wokiste : c’étaient l’attitude générale de l’époque et ceux qui jugent sans pitié les hommes de ce temps auraient agi exactement de la même façon, qu’ils ne s’y trompent pas, ils sont eux-mêmes des moutons bêlants dont l’histoire de demain se gaussera à son tour. Le témoignage est donc à double détente : sur les Esquimaux et sur les occidentaux au contact des autochtones. Cependant, le religieux a parfaitement compris que les Blancs peuvent être nuisibles aux Esquimaux, en détruisant un mode de vie adapté pour lui substituer une dépendance aux produits importés. On sait comment cela s’est terminé, avec la mort de la civilisation inuit. Ecoutons parler le missionnaire :
« Jadis ils chassaient, pêchaient pour se nourrir (maintenant encore du reste), mais davantage pourtant pour alimenter leurs chiens, ces chiens qu’il leur faut aujourd’hui plus nombreux pour visiter sans cesse leur maudite ligne de trappe. Des renards, il leur faut des renards pour se procurer ceci ou cela, de la confiture, une montre, voire un phonographe. A cette trappe, ils sacrifient tout leur temps, ne trouvant même plus le loisir de chasser leur propre nourriture et de poursuivre exclusivement le gibier de bouche ; ils ont faim, et ils concluent qu’il leur faut encore plus de renards pour acquérir de la nourriture de Blancs, de la farine même pour leurs chiens. Ainsi s’emprisonnent-ils dans ce cercle vicieux .» (p. 139).
Ce qui est ici décrit est l’entrée des Esquimaux dans le système commercial canadien des trappeurs. Ils sont devenus des trappeurs de renards des neiges, dont la fourrure est très recherchée. Le processus d’aliénation est amorcé, il ne s’est jamais arrêté et, aujourd’hui, les inuks sont des assistés misérables, chez lesquels le taux de suicide est très élevé et l’alcoolisme un fléau général.
Roger Buliard donne une vision sévère de la société inuite, qui oblige à poser une question : peut-on juger objectivement une société différente en tous points de la nôtre ? Ce serait tout le travail de l’ethnologie. Mais, à dire vrai, les ethnologues eux-mêmes ne peuvent se garder absolument de leur propre appartenance. Ils essaient en devenant des spécialistes de faits réduits à l’os : le cru et le cuit, la parenté… Cependant, tout lecteur attentif débusquera des débuts de jugements de valeur dans leurs écrits. Comment pourrait-il en être autrement ? L’être humain est, par définition, à la fois singulier et social. Par sa singularité, il est capable de prendre des positions révolutionnaires, de posséder un certain discernement, d’acquérir des méthodes analytiques qui distancient le plus possible ses travaux. Par son caractère social, il est le fruit d’une histoire génétique, d’une histoire nationale ou régionale, il est aussi le produit d’une morale sociale, d’un climat politique… Buliard est missionnaire catholique, issu d’un milieu rural franc-comtois, il vit dans la première moitié du XXe siècle. Tout cela pèse bien sûr sur son livre mais, de mon point de vue, pas plus que chez P.E Victor ou J. Malaurie. Ce qui pourra lui être reproché aujourd’hui relève de l’anachronisme malveillant. Il ne faudrait pas oublier que TOUTE l’Europe et ses satellites ultra-marins est fruit de deux millénaires d’héritage de Jérusalem, Athènes et Rome, et surtout Rome. Le nier est seulement une preuve de bêtise, d’aveuglement ou d’ignardise. Je me souviens de la lecture du livre de Kropotkine, ex-prince russe devenu anarchiste militant, La morale anarchiste – dont j’ai rendu compte sur mon blog en son temps – ; j’avais montré à quel point sa morale tout en rejetant celle des Eglises chrétiennes était pétrie de cette pâte, comme la morale républicaine de l’école laïque de Jules Ferry t Ferdinand Buisson. On n’échappe pas à son histoire, c’est un dangereux leurre de le croire !
Alors, oui, quand le témoin Buliard décrit dans le menu les mœurs inuites, il est, à juste titre, scandalisé par le meurtre, la trahison, la polygamie, le sort des vieillards et des fillettes à la naissance. Mais il a l’honnêteté de donner les explications de ces attitudes : un climat impitoyable qui ne peut laisser vivre les infirmes, les improductifs, les malades, une nature très chiche dans les ressources que l’homme peut utiliser, un système de croyance rudimentaire et animiste qui donne la même (voire plus) à la vie de l’ours, du chien et de l’être humain, des microsociétés isolées où se vit « l’éternel retour du même », sans progrès techniques depuis des siècles… Tout cela est fort bien dit dans sa première partie, et ses jugements ne sont pas plus scandaleux que ceux de Marx sur les bourgeois. Il vaut donc la peine de lire avec attention ce compte-rendu de quinze ans de vie comme les Esquimaux, en non en séjour ou mission ethnologique, j’insiste là-dessus, car c’est le point sur lequel les grands ethnologistes ont toujours buté, à commencer par Claude Lévi-Strauss, celui du « touriste » de passage, quoiqu’il fasse. Buliard et ses frères missionnaires ont appris la langue et réalisé des dictionnaires de langue inuite, pour saisir au mieux la pensée de leurs amis indigènes. Mais, j’insiste, le lecteur devra prendre son temps et accepter de ne pas se laisser piéger par des préjugés absurdes.
Venons en maintenant à la seconde partir du livre, Inuk en face de Dieu. Le titre annonce la couleur. Ici, le témoin est le missionnaire-prêtre venu annoncer la foi chrétienne au bout de la Terre, obéissant ainsi au commandement du Christ à ses disciples lors de sa dernière apparition, avant l’Ascension selon la doctrine chrétienne :
« …mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » Actes des Apôtres, chapitre 1, verset 8, version Traduction œcuménique de la Bible (TOB).
Cette partie raconte l’histoire de ces missions au cours du XXe siècle, après la Grande Guerre, dans les territoires du Grand Nord central canadien (voir la carte annexée au livre, ci-dessus). On aura garde d’interpréter ces œuvres comme une preuve de l’impérialisme de Rome, car il n’y avait rien à gagner à aller dans ces solitudes perdues chercher à convertir des individus isolés en quelques groupes minuscules, si ce n’est des martyrs, ce dont Buliard nous parle et dont il fait la liste à la fin de son livre :
Ces hommes connaissaient le danger de leur action, ils en étaient pleinement conscients, ils en parlaient entre eux, sans forfanterie, mais sans peur, convaincus d’accomplir la plus grande œuvre d’amour en allant faire connaître le salut du Christ à ces hommes isolés. Avaient-ils tort ou raison ? chacun répond à question avec ses propres convictions. On peut considérer que leur animisme leur suffisait et qu’ils n’avaient nul besoin d‘une religion étrangère ; c’est la position de Jean Malaurie, qui dit être devenu animiste au contact des Inuits. Pour un chrétien, le point de vue est différent : la rencontre avec la Christ est la plus belle chose qui puisse advenir à un humain, il faut donc partager ce bonheur. Je ne prétends pas convaincre qui que ce soit du bien-fondé de cette attitude, mais il faut la présenter avec vérité. Il n’y avait pas chez ces missionnaires de visées impérialistes, juste la conviction profonde d’agir pour le bien de ces hommes et femmes.
Le récit montre fort bien l’extrême difficulté de cette entreprise. Les Esquimaux accueillaient souvent fort mal les étrangers et cherchaient à les dépouiller, pouvant, à l’occasion, les tuer pour cela. Ce fut le cas d’au moins deux prêtres. L’omerta couvrait ces crimes, que la police canadienne en parvenait jamais à punir, quand bien même elle connaissait les coupables. Lorsque le contact était établi, il fallait apprendre à parler leur langue, vivre comme eux, dans la même dureté de vie. Le père Buliard, comme tous les missionnaires, a appris à pêcher, chasser, conduire les chiens, bâtir un igloo… Mais ; il sut, en sus, soigner certaines maladies grâce à des connaissances de médecine apprises en formation et des quelques médicaments qu’il avait à sa disposition. Il a acquis une réputation certaine de « dentiste », c’est-à-dire d’arracheur de dents. Et, par-dessus tout cela, il lui fallait ne pas perdre de vue sa mission chrétienne. Il annonçait l’Evangile en termes adaptés, faisait le catéchisme à ceux qui en avaient le désir, baptisait parfois.
Il fallut aussi construire de toute pièce une petite chapelle sur l’emplacement dénommé la mission du Christ-Roi, sur l’île Victoria, parmi les populations les plus polaires du pays. Le bois fut apporté, non sans difficultés, par le bateau de la mission le Notre-Dame-de-Lourdes, au prix d’une navigation périlleuse dans les glaces flottantes, ledit bateau piloté par un prêtre-marin ! Tout cela est raconté avec précision, non sans un certain humour et toujours avec humilité. Ces pères catholiques (Falla en Inuit) ne sont pas des héros, justes des serviteurs d’une cause qui les dépasse et les transcende.
Une chose en particulier est remarquable : l’honnêteté absolue de l’auteur sur la portée de leur œuvre. A plusieurs reprises il écrit que leur travail n’est guère couronné de succès et que les baptêmes se comptent à l’unité. Il insiste sur la fragilité de certaines conversions, le retour aux pratiques antérieures pour certains. L’univers du Christ est si éloigné de celui des inuks qu’ils ne parviennent guère à en saisir le message, au-delà de quelques rudiments. Souvent, ils disent au père, « je crois ce que tu crois ». Cela peut paraître absurde et ridicule aux sceptiques. C’est pourtant souvent ainsi que les choses ont commencé : les convertis ont été saisis par la fois des apôtres, des témoins, des missionnaires. Ce n’est qu’après qu’ils ont pu approfondir, quand les Eglises ont su fabriquer des outils de catéchèse adaptés aux civilisations absolument différentes. Le prêtre ne cache pas non plus qu’ils sont en concurrence avec les pasteurs anglicans, qui connaissent, apparemment, plus de succès. Parfois, Buliard est mauvais joueur et cherche à expliquer que ce succès serait dû à une prédication superficielle, voire à des avantages matériels. Mais à d’autres endroits, il se met aux côtés des pasteurs. Ce qui demeure, c’est la foi magnifique de ces hommes, souvent jeunes, prêts à donner leur vie pour leur Dieu. Même si l’on n’est pas croyant, on ne peut pas ne pas admirer cela.
Il me faut maintenant, pour conclure, ajouter un point important. Ce livre est très bien écrit, le père Buliard a un vrai talent d’écrivain, bien qu’il s’en défende parfois. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce livre a été récompensé par l’Académie Française. Il y a là un véritable style d’écrivain-voyageur, qui rend cette lecture agréable, en plus de son contenu.
Sur la page de titre de mon exemplaire, signé par l’auteur, il est écrit « 150e mille », ce qui n’est pas rien ! Ce livre s’est beaucoup vendu en son temps. Et c’est votre chance, lecteurs qui voudraient suivre mon conseil : on le trouve très facilement d’occasion sur internet ou en bouquinerie, à des prix bas. Il suffit de taper le titre sur un moteur de recherche.
A priori, étrange idée que de présenter ensemble ces deux livres, publiés à plus de quatre-vingts ans d’écart, et ces deux auteurs si différents. L’idée m’en est venue simplement par leur lecture simultanée et quelques questions capitales pour un romancier.
Sylvain Tesson
Posons ici ces questions, nées de la parution et de la lecture du livre de Tesson, Les piliers de la mer. Le choix du sujet est-il vraiment déterminant pour l’auteur ? L’est-il pour le lecteur ? L’étroitesse d’un sujet est-elle un atout ou un danger ? Peut-on écrire un grand livre avec un petit sujet ? Je me bornerai à celles-ci, mais d’autres m’ont assailli durant ces lectures.
Pourquoi me suis-je posé ces questions ? Tout simplement en regardant le passage de Sylvain Tesson, un dimanche soir dans l’émission de France 2 qui permet aux programmes de ne démarrer qu’à 21 h 10 au lieu de 20h30, comme une loi de l’ère Sarkozy l’avait voulu en supprimant la publicité sur le service public après 20 h[1]. Emission fourre-tout présentée par un Laurent Delahousse flagorneur en chef. Tesson est un bon client de ce programme inutile. Il vient donc ce soir-là faire le SAV (comme disait la grande Simone Signoret) de son éditeur. Papotage semi-mondain d’où il ressort que ce livre décrit l’aventure exceptionnelle de l’auteur qui a escaladé plus d’une centaine de pitons rocheux isolés en mer près des côtes, dans le monde entier. On nomme en bon franglais ces pitons des « stacks ». En entendant l’auteur et son intervieweur- ravi de la crèche discuter sur ce sujet, je me suis dit que Tesson était vraiment en manque d’inspiration, puis qu’il s’agissait vraiment d’un tout petit sujet, aussi étroit que le sommet de l’Aiguille Creuse d’Etretat, le premier stack évoqué. Il y a plus de quinze ans que je suis la production de Tesson, dont j’ai lu avec plaisir plusieurs livres. Mais celui-ci ne me faisait nullement envie : donc, je ne l’achèterai pas. J’avais en effet grande crainte de m’ennuyer, ce qui est le comble dans un livre de voyage !
Charles(Ferdinand Ramuz
Je n’ai pas non plus acheté Passage du poète, ça leur fait déjà un point commun. Il fait partie de mes emprunts dans les boites à livres. Je suis un grand amateur de cet auteur suisse qui fut célèbre en son temps, mais a depuis disparu de notre paysage littéraire si encombré. Ramuz est un grand écrivain, qui a inventé son propre style, que d’aucuns qualifient d’incorrect. C’est aussi stupide que de dire que Céline ne sait pas écrire comme il faut. La langue de Ramuz est pure poésie, très travaillée, comme celle de Céline, ce qui fait croire à une spontanéité médiocre. Il est un grand témoin de la vie paysanne suisse. Ce livre est, lui aussi, écrit sur un tout petit sujet : un vignoble pentu dominant le Léman, en face de la Savoie et ses travaux et ses jours. Rien de bien passionnant, a priori, que ces quelques hectares et ces villages accrochés dans la pente assez vertigineuse qui descend jusqu’à l’eau. On peut craindre de s’ennuyer également.
Deux sujets très étroits, l’un enraciné dans un terroir avec des habitants qui ne bougent pas, de l’autre une équipe d’aventuriers qui ne peuvent pas rester en place et vont parcourir les mers du globe. Les auteurs ont choisi ces sujets, mais est-ce par volonté pure ou panne d’inspiration ? Pour Ramuz, il est manifeste que ce n’est pas par défaut : ses grands romans sont tous très localisés. Pour Tesson, je me pose la question et, à la lecture du livre, je crois à la panne d’inspiration.
Peut-on écrire un grand livre sur un petit sujet ? D’une certaine manière, c’est la littérature et ses grandes oeuvres qui apportent la réponse. L’étranger d’Albert Camus est un chef-d’œuvre mondial dont l’argument reste très bref. Le vieil homme et la mer, grand livre d’Ernest Hemingway, est le seul récit d’une pêche mythique d’un solitaire sur une barque. Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne ou Ulysse de James Joyce ne racontent qu’une journée de vie humaine… Ils apportent la preuve indubitable que l’ampleur du sujet ne détermine pas la grandeur du livre. De même que cela peut être un danger si l’on est pauvre en talent, ce peut être un atout pour l’auteur chevronné et riche.
L’étroitesse du sujet est-elle déterminante pour le choix du lecteur ? Je répondrai ici avec une certaine logique normande du « Peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu’non ». Il existe un type de lecteur qui va pouvoir hésiter devant ces petits sujets, par peur de la lassitude. Ce sera, généralement, le lecteur occasionnel. A l’inverse ce type de lecteur peut aussi être influencé par les médias, lorsque ceux-ci vont encenser de tels livres. Le grand lecteur sera moins rebuté, car il connaît la force des écrivains et leur plaisir à relever les défis les plus improbables (voir Georges Perec et son livre La disparition, écrit en évitant la lettre E). Je crois appartenir à cette race-là. Et pourtant, je ne me suis pas senti du tout attiré par ce livre de Tesson. Pour celui de Ramuz, je l’ai entamé sans avoir aucune idée du contenu, c’est en lisant que j’ai saisi le cadre réduit de son roman.
Un stack ou pilier de la mer et les aventuriers au sommet
La lecture des Piliers de la mer, je l’ai faite sur ma liseuse, que j’utilise très rarement. Tout simplement parce que j’ai pu disposer d‘une version numérique gratuite. Et cette lecture a confirmé tout ce que j’avais pressenti en écoutant Sylvain Tesson à la télévision. Le sujet est bien extrêmement étroit et i crise d’inspiration que j’ai ressentie tout au long de la lecture. IL le ressent d‘ailleurs lui-même, puisqu’à plusieurs reprises, il parlera de l’absurdité d’une telle entreprise. Il a pourtant fait tout ce qu’il pouvait pour sortir de l’ornière. Il a fait de grandes sinuosités rédactionnelles pour que le lecteur ne ressente pas la lassitude face à un éternel recommencement. Car ce qu’il fait et raconte est une répétition permanente des mêmes actions : identification et description du stack, approche de la base, escalade des flancs, description du sommet et action éventuelle, puis redescente et retour sur la terre ferme. Et cela des dizaines de fois ! Je dois dire que j’ai vraiment dû me forcer pour aller au bout du livre, pourtant pas très volumineux. Alors, bien sûr, Tesson commence à avoir du métier, donc, il a cherché à noyer le poison selon sa technique habituelle : des digressions culturelles ou philosophiques et avalanches de citations els plus diverses. Sauf que, dans ce cas précis, ça fait flop. C’est laborieux, un exercice scolaire, c’est même parfois un peu pitoyable. Car la ficelle est trop grosse et le lecteur sent cette maladresse tout au long des chapitres. On finit par attendre avec impatience la fin. Car les procédés habituels, qui ravissent les intellos parisiens que Tesson est censé vouloir à tout prix fuir, sont contre-productifs. Les citations finissent par dégager un fumet de cuistrerie et les digressions ressemblent à de pénibles délayages entre deux escalades. Nous avons droit à toutes les métaphores imaginables sur les piliers en question. L’auteur invente même une nouvelle discipline : le stackisme qui, hélas, ne sera jamais sport olympique en course pour le Nobel de littérature. Tout, ou presque, sonne faux, empesé ennuyeux. Quand ça veut pas, ça veut pas. Bref voici un minuscule sujet qui aboutit à un mauvais livre à vite oublier. Il se trouvera sans nul doute des critiques pour s’extasier devant les défauts énumérés ci-dessus, et des lecteurs assez nombreux pour els croire et acheter le bouquin pour permettre à Tesson de vivre.
Le vignoble suisse sur les bords du Léman, aujourd’hui
A l’inverse, Passage du poète est une très belle surprise pour moi. D’abord parce que j’y ai retrouvé cette écriture chargée de poésie naturellement, comme un fleuve se charge de limon. Ensuite parce que j’y ai admiré l’art de l’écrivain. Le style est d’une grande beauté et se met au service d’un art consommé de la composition de l’ouvrage. Dans ces communautés vigneronnes plus vraies que nature, il choisit quelques personnages et consacre à chacun un chapitre, tout en les faisant apparaître dans les chapitres des autres acteurs. L’action est banale : c’est la vie de ces villages asservie à la vigne, durant quelques mois, au travers d’un vannier qui séjourne là pour travailler et vendre ses productions. Le livre se termine par son départ, il va aller s’installer quelques mois ailleurs. On ne peut pas ne pas penser à Jean Giono et à son chef-d’œuvre, Que ma joie demeure. Les deux auteurs sont contemporains et, véritablement, frères de plume et de pensée. Il y a chez Ramuz comme chez le Provençal, un amour de la nature qui confine au panthéisme. L’art de transfigurer une banale brume qui monte sur le Léman ou une scène de bistro. On ne s’ennuie jamais chez Ramuz, on espère toujours que la fin sera repoussée. Il se dégage de ce livre une impression de beauté du travail humain, d’humilité face à la force de la nature et de joie simple. Un livre qui rend heureux, avec si peu d’artifices. On est exactement à l’opposé du livre de Tesson.
Vous l’avez bien compris, il n’y a pas vraiment de match entre les deux livres. Le KO est très rapide. Ce que raconte Ramuz est universel, bien que très localisé et presque insignifiant, alors que le stackisme est une imposture qui ne résiste pas à l’épreuve du livre entier. Donc, n’achetez pas le livre de Tesson, il est mauvais. Par contre, celui de Ramuz est très bon, mais il est épuisé, il faut donc le chiner chez les bouquinistes en ligne, où il est courant et assez abordable.
Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juillet 2025
[1] A la suite de cette loi, le service public de l’audiovisuel a fait preuve d’une vraie créativité pour retarder le début des vrais programmes : il a inventé le parrainage de microémissions de courtes durées, multipliées dans ce créneau, toutes plus stupide les unes que les autres, financées par l’argent public, a commencé à diffuser des feuilletons quotidiens qui dépassent de plus en plus l’heure réelle de démarrage des émissions programmées en « prime time » et a multiplié la diffusion de spots institutionnels ou de bandes annonces sur les programmes à venir, y compris, preuve la plus grandiose de la crétinerie de ces personnes, La bande annonce du programme qui suit immédiatement, prenant ainsi le téléspectateur pour un demeuré.