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Catégorie : les critiques

rassemble tous les écrits critiques

Ne jamais redescendre du Mont

(éloge de Laurent Voulzy)

Nous le savons tous : les programmes de télévision gratuite sur la TNT, lors des vacances de Noêl sont particulièrement indigents et parfois indignes, lors même que les chaînes devraient offrir de la qualité en ces jours car le public disponible est nombreux. Au lieu de quoi ils recyclent les téléfilms américains de Noël (aux Etats-Unis c’est un genre reconnu) les plus mauvais, où le doublage est exécrable et où la guimauve coule à flot, laquelle guimauve n’a absolument rien à voir avec l’amour du Christ qui est la racine de Noël, il faudrait le dire aux Américains, eux si religieux, mais pas toujours très éclairés. Les bêtisiers se multiplient, ce qui en dit long sur le public que l’on vise, les rétrospectives nullissimes s’additionnent et les rediffusions usées jusqu’à la corde s’enfilent comme des perles (on appelle ça des « films cultes » pour justifier cette pratique insupportable de mépris). Bref, il faut être paraplégique et grabataire pour regarder la télévision durant ces vacances.

Alors ce mercredi soir du 29 décembre lorsque j’ai vu que France 4 diffusait le concert de Laurent Voulzy donné dans l’abbatiale du Mont Saint-Michel, je me suis dit que nous allions peut-être avoir une soirée de qualité. Et j’avais raison. Bien évidemment, le cadre grandiose de ce concert n’y est pas pour rien. Le lieu a une grandeur qui en impose depuis dix siècles. Mais les murs ne font pas tout et on pourrait y subir une prestation médiocre ou décalée. Or, Voulzy a une sensibilité spirituelle qu’il évoque avant le concert et ressent la solennité habitée des lieux de culte, tels cathédrales, églises ou monastères. Son concert en sera la profonde et magnifique démonstration. A l’écoute des titres présentées, il est facile de se rendre compte que la spiritualité et la bienveillance y sont récurrentes. Ce concert dégage une sérénité que le public et les artistes ressentent et partagent, et qui parvient au téléspectateur. L’habillage musical est réduit mais fort suffisant : une harpiste- guitariste- choriste-chanteuse, un pianiste-claviériste expérimenté et la guitare de Laurent Voulzy, qui est un très bon instrumentiste, il en fait discrètement la démonstration ici. Il mélange à son répertoire quelques titres forts connus, dont deux grands succès de Simon & Garfunkel, une belle version du célèbre Amazing grace. Une chorale viendra épauler les trois artistes en seconde partie du concert, mettant en évidence la superbe acoustique du lieu, sublimée, par ailleurs par des jeux de lumière qui jouent avec l’architecture gothique. L’ensemble donne un véritable spectacle complet, d’autant plus qu’interviendra un bagad local sur un morceau. Nul n’avait envie que cela prenne fin. Les lumières de scène éteintes, nous nous sentions comme en apesanteur. En tout cas aucune envie de redescendre du Mont, mais celle de prendre demeure ici pour conserver la grâce partagée. Merci Laurent pour ces instants précieux que rien ne peut égaler.

Mais la suite du programme de France 4 avançait et un autre concert était programmé. Comme il n’y avait pas le nom de l’artiste sur mon journal-télé, je suis resté devant l’écran. C’était Gaetan Roussel, ex-membre du groupe Louise Attaque et auteur-compositeur reconnu dans la profession. C’était un bon concert de chanson teintée de rock, avec de jeunes musiciens talentueux et appliqués. Mais la grâce n’était pas là, seulement les décibels et la technique. Au bout de deux morceaux j’ai éteint la lucarne bleue pour ne pas perdre la joie du Mont. Nous étions donc bien redescendus sur le plancher des vaches, dans la banalité quotidienne.

Cette expérience m’a rappelé une autre histoire, bien plus ancienne, qui se trouve dans les trois Evangiles de Matthieu, Marc et Luc, que l’on appelle les synoptiques en théologie. La version de Marc 9 : 2-10 est celle que je préfère, car elle est ramassée et précise.

« 9.2

Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduisit seuls à l’écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux;

9.3

ses vêtements devinrent resplendissants, et d’une telle blancheur qu’il n’est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi.

9.4

Élie et Moïse leur apparurent, s’entretenant avec Jésus.

9.5

Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie.

9.6

Car il ne savait que dire, l’effroi les ayant saisis.

9.7

Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix: Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le!

9.8

Aussitôt les disciples regardèrent tout autour, et ils ne virent que Jésus seul avec eux.

9.9

Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur recommanda de ne dire à personne ce qu’ils avaient vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme fût ressuscité des morts. »

Le texte est ici donné dans la version de Louis Segond 1910, la Bible de référence de nombreux protestants, pour sa fidélité au texte original.

Mon but n’est pas faire un commentaire de ce texte, mais de le mettre en comparaison avec ce que j’ai décrit plus haut. Le verset 5 montre Pierre ayant le même ressenti que celui que j’ai évoqué à propos du concert de Laurent Voulzy. Il veut demeurer sur la montagne, car il vient d’y vivre un moment exceptionnel d’intensité et de beauté pour un Juif de son temps. La tentation est forte, quand on est dans un grand bonheur de vouloir le faire durer, car nous savons tous qu’il est fugace. Pierre n’y échappe pas plus que moi. Car le réel nous rattrape en bas. Dans le cas musical, c’était Gaetan Roussel – dont j’aurais sans doute apprécié le concert dans d’autres circonstances -, pour Jésus c’est le retour à la demande de guérison et à la faiblesse spirituelle de ses disciples restés en bas (lire Marc 9 : 14-29).

Loin de moi l’idée de laisser croire qu’il ne peut y avoir de tels moments d’extase que dans le religieux. Le sublime existe dans la vie terrestre, et il faut savoir y être sensible. Le domaine religieux offre sans doute plus d’opportunités de tels instants par la présence de la transcendance et donc, du surnaturel. Mais tout humain peut vivre et ressentir cela, à condition de se laisser envahir par la grâce qui suspend le cours du temps pour un moment.

Je vous souhaite beaucoup de temps de grâce en 2022 et au-delà.

Jean-Michel Dauriac 30 décembre 2021

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Martin Luther King – La force d’aimer (préface de Sébastien Fath) Paris, Editions Empreinte temps présent – 2013 – 254 pages

Paris, Editions Empreinte temps présent – 2013 – 254 pages

Dans la série : « dans la bibliothèque de mon père »

J’avais dû lire ce livre, dans la foulée de l’assassinat de King, alors que j’étais adolescent : je ne m’en souviens pas du tout et peut-être ne l’avais-je même pas fini, car à ce moment-là de ma vie, j’étais plus intéressé par la littérature et la politique que par la religion, qui représentait le conformisme familial et, par le milieu évangélique où j’ai été élevé, la contrainte culpabilisante. Il aura donc fallu attendre cinquante années, pour qu’à l’occasion du tri et rangement de la bibliothèque paternelle, je décide de le lire vraiment.

La première des choses à dire est que je comprends évidemment pourquoi ce livre ne m’a pas marqué et m’a même ennuyé : il demande un minimum de maturité et d’expérience de la vie. Un adolescent français du début des seventies ne pouvait pas disposer de cette base, et ce livre devenait donc un objet incongru. Mon admiration pour MLK n’a pas suffi à me le faire lire, aimer et comprendre.

La deuxième remarque porte sur la nature du livre lui-même. Dans l’édition ancienne que j’ai (Casterman1964), la préface est écrite par le traducteur, Jean Bruls, prêtre catholique, ce qui est assez surprenant à cette époque, mais s’avère, avec le recul historique, un des premiers fruits du Concile Vatican II : les protestants n’étaient plus seulement des hérétiques à éviter ! Bruls présente ce qui constitue la matière de l’ouvrage, soit des sermons. On y retrouvera donc le style oratoire et des adresses directes à l’auditoire. Bien entendu, ces sermons ont été préalablement écrits et travaillés et passent ainsi fort bien la barrière de la publication. Dans la préface de MLK qui ouvre le livre, il dit sa réticence première à voir ses sermons publiés, mais aussi la réalité de la demande. Il met en contexte les textes et en fait une brève catégorisation. Ce livre n’est donc pas initialement pensé comme tel, mais il est un recueil constitué a posteriori. Et pourtant il possède une incontestable unité, qui atteste de la cohérence de la pensée de l’auteur autant que de ses convictions. Car ce livre est avant tout une proclamation chrétienne et évangélique. On y découvre au fil des chapitres, et en reconstruisant le puzzle personnel que l’auteur délivre par petits fragments, une existence marquée par la foi et l’engagement. Ce n’est pas le livre d’un super-héros – il faut lire le texte où il parle de la peur -, mais celui d’un homme qui met sa confiance en Dieu et fixe son modèle, Jésus-Christ. Ce livre de prédications est aussi, quand même, à son corps défendant, un livre théologique ; les pages où il parle de sa recherche entre libéralisme protestant et fondamentalisme sont fort intéressantes, autant que celles où il revient sur les dogmes chrétiens par l’exemple du vécu, notamment sur le pardon. Livre d’édification qui sera fort utile à tous les lecteurs, quel que soit leur degré de maturité dans la marche chrétienne. Il sera, par contre, plus difficile de le lire comme un livre profane, simple manifeste de la non-violence, car ce serait l’amputer de son fondement.

En troisième lieu, il faut revenir sur la pensée de MLK. Le monde médiatique moderne n’a pas son pareil pour réduire les choses complexes à leur plus simple expression, voire à leur caricature. ML King n’y a pas échappé et, un peu comme Che Guevara ou Nelson Mandela, il est devenu une sorte d’icône, au prix d’un appauvrissement considérable de sa réflexion-action. Bien sûr, la non-violence est la position qui l’a fait connaître au monde entier. Mais dans cette modalité de lutte, il n’est qu’un maillon de la chaîne qui promeut le refus de la violence. Qui le lira ici découvrira bien qu’il se présente comme un héritier : d’abord de Gandhi, dont les actions de masse l’ont vraiment impressionné. Mais aussi de Tolstoï et de Thoreau. Et surtout, par-dessus tout de Jésus de Nazareth, le modèle suprême des précédents. Or il y a une logique de progression. Tolstoï se convertit et devient l’apôtre de la non-résistance au mal, dont Gandhi fait la base de sa pensée. Celui-ci aura un échange de correspondance avec le grand Russe, pour lui exposer son projet de lutte pacifique. Il dira que son livre de chevet est Le royaume des cieux est en vous, livre de Tolstoï écrit au début des années 1890, qui est un vrai traité de refus de la violence par conviction évangélique. ML King admire Gandhi, qui est un presque contemporain, alors que les idées de Tolstoï sont tombées dans l’oubli. Mais à deux reprises le pasteur américain cite des extraits de Confession, le livre qui raconte l’expérience spirituelle de Tolstoï, écrit en 1881, et ML King ne doute pas qu’il ait vécu une vraie conversion au christianisme, il le dit clairement. Sa pensée est donc nourrie des grands prédécesseurs et il n’y a aucun doute qu’elle a, à son tour, influencé l’attitude de Nelson Mandela, dont tous les média omettent consciencieusement de signaler sa foi chrétienne protestante (méthodiste si je me souviens bien). Il y a donc bien un fil rouge de foi qui relie tous ces apôtres de la non-violence : ils ne le sont pas par un choix politique, mais par un choix moral et éthique tiré de leur christianisme.

Le quatrième point sur lequel je voudrais insister est la culture personnelle de Martin Luther King. Tout au long de l’ouvrage, presque dans chaque sermon, il cite des grands auteurs ou penseurs, allant de Shakespeare à Thoreau, en passant par Goethe, Tolstoï, Marx ou d’autres auteurs. Ses citations sont toujours pertinentes et fort bien choisies, elles rendent son discours plus percutant, en lui donnant une assise universelle, qui réconcilie blancs et noirs. Il connaît également fort bien la Bible – ce qui est tout à fait logique pour quelqu’un ayant fait des études de théologie – et les grands penseurs protestants de la théologie. Bref, il s’agit d’un homme cultivé, qui était parfaitement en mesure de dialoguer, sur le fond, avec n’importe quel interlocuteur de son temps.

Nous avons donc affaire là à un ouvrage important, qui dépasse le cadre temporel et spatial de son auteur, pour devenir une référence spirituelle et éthique universelle et intemporelle. En le lisant, j’ai songé aux recueils de sermons d’Albert Schweitzer, autre grande conscience du Xxe siècle. Comme chez l’Alsacien, on retrouve cette capacité à dégager l’essentiel du message du Christ et à l’installer hors du temps court. Voici un livre que j’offrirai dorénavant volontiers aux gens auxquels je voudrai faire du bien durablement, car il est un témoignage humain, donc proche de nous et fait la passerelle avec l’Evangile.

Pour terminer ce petit essai, je laisse la parole à Martin Luther King, pour situer l’enjeu de son combat :

«  L’amour est la puissance la plus durable du monde. Cette force créatrice, si admirablement exemplaire dans la vie de notre Christ, est l’instrument le plus puissant qui se puisse trouver dans la recherche par l’humanité de la paix et de la sécurité. On rapporte que Napoléon Bonaparte, le grand génie militaire, considérant ses années de conquêtes, fit cette remarque : « Alexandre, César, Charlemagne et moi avons construit des grands empires. Mais de quoi ont-ils dépendu ? De la force. Or, il y a des siècles, Jésus inaugura un empire bâti sur l’amour et de nos jours encore des millions d’hommes voudraient mourir pour lui. » Qui peut mettre en doute la véracité de ces paroles ? » (p. 73)

Jean-Michel Dauriac – Beychac et Caillau  – 28 décembre 2021

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Un des plus grands disques de chanson française a 50 ans !

J’avais 17 ans, cette année là (ce n’est pas le début d’une chansons, encore que…) et j’étais entre la première et la terminale. J’aimais déjà le rock, mais j’adorais encore plus la chanson française depuis qu’un certain Jacques Brel était entré dans ma vie par les oreilles. Quelques années auparavant (c’était en 1968 je crois), un disque était sorti, avec une couverture en noir et blanc, un visage un peu buriné en gros plan et en haut, écrit, en style manuscrit « Serge Reggiani ».

Une véritable bombe pour moi et pour quelques copains de la même bande. Une voix unique, une diction parfaite, et un choix de chansons impeccables, d’auteurs-compositeurs très divers. Ce jour-là Reggiani est entré dans mon cœur et mes tripes et n’en est jamais sorti. Je l’ai suivi jusqu’à sa mort, et je l’écoute très régulièrement. C’est lors d’une de ces réécoutes récentes que j’ai pris conscience que, si le disque parfait existe, je venais de l’écouter. Ce disque n’a pas de titre, mais depuis, on a pris l’habitude de l’appeler Rupture, du nom de la première chanson de la face A du 33 tours. Car je vous parle d’un temps ou la musique s’écoutait avec des galettes de vinyle de plus ou moins grand diamètre qui tournaient à plus ou moins grande vitesse sur des machines qu’on appelait souvent tourne-disques  – ce qui est bien mieux que l’affreux pick-up que certains employaient ou emploient encore. Les disques s’usaient à force d’être écoutés et s’emplissaient de petits craquements, voire de sauts brutaux selon leur état et les chocs subis. Dans cet album, Reggiani chante, à un moment : « J’écoute Edith sur un phono, Par hasard un disque en mono, La chanson est de Marguerite » (Edith). Pour nous cette phrase était aussi rétro que celles que je viens d’écrire au-dessus, car nous ne savions plus ce qu’était un phonographe et ses lourdes galettes de cire noire. Aujourd’hui je possède ce disque en CD et en version MP3, mais c’est le vinyle que je préfère encore ; d’abord pour l’objet, une vaste pochette ouvrante, à l’intérieur de laquelle on a pu imprimer tous les textes des 10 chansons de l’album, en caractère qui ne demandent pas un microscope pour être lus, comme dans les livrets de CD. On peut donc se régaler de la forme du poème en l’écoutant, puis en le relisant.  Et puis, les photographies ! Celle de la couverture est superbe, elle dit tout de la complexité de cet homme, dans des couleurs assez sombres. Celle de l’intérieur est un magnifique portrait où on devine l’espoir dans les yeux de Serge. Rien à voir avec les miniatures des CD ! (Remarquez que c’était encore plus ridicule dans le cas de la cassette audio, un support encore plus petit !)

Mais la véritable émotion vous saisit quand la pointe de votre diamant aborde le premier morceau, Rupture. Le texte est très long et nous emporte sans retenue. Il est signée Jean Dréjac, un grand parolier de cette époque-reine du texte. Il faudrait le citer en entier, mais je vais donner ce quatrain que je trouve sublime :

Il faut être artiste

Jusqu’au bout des doigts,

Pour sculpter des joies

Quand la chair est triste

Sur ce texte envoutant éminemment triste, Michel Legrand a posé une de ses très grandes musiques, à base de piano, sobre et entêtante. L’alliage du texte et de la musique est parfait, à un point d’incandescence que tout auteur-compositeur rêve un jour d’atteindre. Mais ce qui rend cette chanson encore plus grande, c’est l’interprétation magistrale de Reggiani. Il joue véritablement cette rupture, avec toutes les armes de sa voix et de sa sensibilité. Qui peut dire mieux que cela la fin d’une histoire d’amour :

Avec en secret

L’immense regret

Que cette aventure,

Ce moment parfait,

Soit déjà défait,

Et que rien en dure.

Le ton est donné : ce sera un album irréprochable, un sommet de la chanson à texte, comme on disait alors – en écoutant le tout-venant actuel de la chanson française, je mesure la valeur de cette expression un peu passéiste. Jean Dréjac cosigne avec Michel Legrand trois autres titres : Comme elle est longue à mourir ma jeunesse, Dans ses yeux et Edith .  Legrand compose par ailleurs un autre titre, La putain, qu’écrit Jean-Loup Dabadie. On ne dira jamais assez à quel point Michel Legrand était doué pour la composition et savait s’adapter à tous les styles en gardant le sien. On oublie qu’il a commencé sa carrière de compositeur de chansons avec un jeune auteur toulousain qui ne voulait pas chanter, mais qui a dû s’y résoudre car personne ne voulait de ces titres, Claude Nougaro. Legrand a la qualité très rare de pouvoir passer de la variété au jazz ou au classique en gardant la même inventivité et exigence. Sur cet album il est le compositeur de la moitié des chansons et cela pèse beaucoup dans l’ambiance et la qualité du disque, car il signe les arrangements et dirige les titres qu’il a composés.  On retrouve également Jacques Datin, très célèbre compositeur de chansons à l’époque et fidèle complice de Reggiani jusqu’à sa mort (il meurt en 1973, à seulement 53 ans). Datin a beaucoup fait tandem avec Jean-Loup Dabadie, qui fit d’abord sa réputation en écrivant des chansons, avant de passer au scénario de film avec brio et d’intégrer l’Académie Française. Ici le tandem signe deux titres : L’absence et L’Italien. Autant dire deux chefs-d’œuvre.

 L’Italien est le plus gros succès de Reggiani, celui que l’on entend encore parfois et que l’on retrouve sur les compilations de chansons française des années 1970. Pourquoi Dabadie est-il si fort ? Parce qu’il raconte des histoires, tout simplement. L’écriture de L’Italien est un modèle de composition littéraire. On y trouve déjà tout le sens de l’image de l’auteur : ce pauvre gars qui revient après 18 ans d’absence et a tout raté, nous le voyons vraiment déambuler, passer devant ces fenêtres allumées et ce portail.  L’évocation est très visuelle, c’est déjà un petit scénario. Et sur ce synopsis, Jacques Datin signe une de ses grandes musiques, opposant des couplets assez récitatifs à un refrain à moitié en italien, très chantant, à la mélodie obsédante. Il y a eu bien sûr identification avec l’interprète, qui n’a pas eu besoin de rentrer dans le personnage puisqu’il l’était. L’Italien, c’est un grand rôle de Reggiani, mais un rôle qui dure seulement 4’00.

 L’absence est également une très grande chanson, sur un sujet ici traité de manière abstraite, quasi-philosophique. Ce superbe texte de Dabadie arrive à nous faire ressentir la profondeur de la douleur de l’absence en usant uniquement d’objets ou d’être anonymes : un volet qui bat, un livre oublié, un vase vide, un miroir… La forme n’est pas loin d’évoquer Baudelaire et qui lit ce texte à voix haute comprend très bien que c’est de la haute poésie et qu’on a bien fait d’honorer pareil auteur en l’élisant au quai Conti.

Les vase sont vides

Où l’on mettait des bouquets

Et le miroir prend des rides

Où le passé fait le guet

On est loin de la chansonnette abrutissante des yéyés de l’époque. Lorsqu’on songe que els les deux premiers morceaux sont  Rupture et L’absence, on mesure quel est le niveau auquel se situe ce disque.

La Face A du microsillon se poursuit avec La putain, autre texte de Dabadie. Là encore, l’auditeur-lecteur ne peut qu’être frappé par la charge visuelle du texte et l’art du récit scénarisé. Petit bijou d’humour et de nostalgie, cette chanson douce-amère résonne en nous et nous donne un étrange attachement pour cette anonyme prostituée. Michel Legrand a su créer une musique très mélodique et qui colle à cette nostalgie jamais vulgaire. Voici un autre modèle parfait. La chanson suivante est encore plus nettement orientée vers une tristesse inguérissable, Comme elle est longue à mourir ma jeunesse nous parle d’un mal qui nous atteint tous à un moment ou un autre de notre existence, ce moment où nous comprenons dans notre corps et notre chair que la jeunesse est partie, qu’il faut en faire le deuil et qu’on ne le peut ou ne le veut pas. Jean Dréjac a ici trouvé des accents romantiques qui en sont pas sans rappeler Victor Hugo. La musique est rhapsodique et nous conduit aux derniers mots « qui ne veut pas mourir » inéluctablement où retombe la tension dans la voix de Reggiani qui semble s’éteindre doucement.

Voici quatre chansons qui ne baignent pas franchement dans la joie. Le choix a donc été fait de terminer sur une chanson plus légère, une sorte de biographie d’anonyme, celle de Thomas, un petit gars du Nord qui tourne le dos à la mine au moment d’entrer au travail et descend faire sa vie dans le midi, chez les cigales, au pays des mandarine et des églantiers. Mais qui, au moment de la vieillesse et à l’approche de la fin, remonte pour finir ses jours dans son pays natal. C’est le cycle de la vie, chanté sur une musique assez légère, sans prétention de Jacques Datin, un petit air sympathique que mes élèves de Cours Moyen aimaient beaucoup chanter, quand je les accompagnais à la guitare, dans leur école de banlieue : Thomas, c’était la vie banale et normale mais heureuse.

La face B du disque commence par une des plus belles chansons qu’ait jamais enregistré Reggiani, Ma fille. Ce texte carrément sublime de vérité est l’œuvre d’Eddy Marnay, l’homme aux 4 000 chansons, un parolier très chevronné, ici associé à un pianiste-compositeur rompu au métier également, Raymond Bernard. Celui-ci fut longtemps le pianiste de Gilbert Bécaud, avant de devenir celui de Reggiani pendant vingt ans. Ma fille est l’histoire d’un père qui voit sa fille prendre son autonomie et lui écrit une sorte de lettre particulièrement émouvante. Tous les pères du monde peuvent se reconnaître dans ce texte qui sonne si vrai et pourtant si poétique. Une chanson qui n’a guère besoin que d’un piano pour trouver sa plénitude.

Une chanson plus légère ensuite, Dans ses yeux, chansons d’amour bien tournée, la plus simple du disque, comme une respiration, une bouffée d’air frais du tandem Dréjac-Legrand, avant de plonger dans la vie de L’Italien, déjà évoquée plus haut. N’oublions pas que l’art d’organiser les titres d’un album n’est pas quelconque, il relève de la recherche d’une alchimie qui ne réussit pas toujours. Tous ceux qui, musiciens, ont fait des programmes de concert comprendront de quoi je parle ! Ici c’est aussi la perfection. Car après cette petite merveille cinématographique qu’est L’Italien, arrive Edith, chanson-hommage à la môme Piaf. Il faudrait, encore une fois citer tout le texte de Dréjac, mais il faut choisir, alors allons vers le dernier couplet :

Heureux sont ceux qui ont brillé

Edith, dans ton rêve éveillé ;

C’est une merveilleuse histoire

Lorsque l’on a rien qu’une fois

Eu le droit de poser le doigt

sur la soie de ta robe noire…

Je vous laisse apprécier les allitérations des deux derniers vers. C’est un des plus beaux hommages rendus à l’artiste, il est d’ailleurs rentré dans le patrimoine de la chanson et brille au panthéon des grands succès de Reggiani, et pourtant ce n’est pas la chanson la plus facile. Symbiose parfaite entre paroles, musique et voix.

Le disque s’achève par La Cinquantaine, une chanson-bilan qui va bien à l’interprète. On y trouve, par anticipation, les rôles qu’il jouera dans els films de Sautet un peu plus tard.

Dix chansons, mois de quarante minutes, mais un pur bijou, où rien n’est à jeter. Pour moi, c’est le plus grand disque de Reggiani, même supérieur à son premier. Je pourrais réécouter sans cesse ce disque sans m’en lasser. Il faut dire aussi que je considère Serge Reggiani comme le plus grand interprète masculin de la chanson française, même avant Montand.

On peut trouver en téléchargement tous les titres de cet album :

https://www.amazon.fr/s?k=serge+R%C3%A9ggiani+Rupture&__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&ref=nb_sb_noss

On peut aussi trouver l’album en CD dans le coffret qui regroupe tous ses albums studio Polydor :

Enfin, en furetant, il est possible de trouver le vinyle d’occasion.

J’espère vous avoir donné envie d’écouter ce petit chef-d’œuvre.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2021

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