Paris, Robert Laffont, 2021 – 19 €.
Les gens intelligents n’écrivent pas toujours des livres à leur image, mais il est impossible que des crétins écrivent un jour des livres intelligents. Eugénie Bastié est connue dans le monde du journalisme parisien pour être une jeune femme qui a de la réflexion, des convictions et de l’intelligence. De la réflexion, ce livre en fait preuve à chaque page. Des convictions, nous les connaissons par ses interventions dans le débat public et son choix d’écrire dans Le Figaro : elle est classée par la doxa dominante comme conservatrice (ce qui je l’espère ne découragera pas les lecteurs de lire cet ouvrage). De l’intelligence, elle en fait preuve dans chacune de ses livraisons d’article et en fait une démonstration approfondie dans cet ouvrage. Elle est une des meilleures expertes des débats actuels et du monde intellectuel français. Le présent livre représente trois années de recherches, rencontre et réflexion. Ce n’est donc pas un livre de circonstance appelé à disparaître dans les poubelles de l’édition sitôt que paru.
Nous avons dans ces pages un mélange de plusieurs genres de livre. Il y a des pages historiques qui s’inscrivent dans la grande tradition du XXème siècle d’histoire des idées, disons à partir de la publication de La trahison des clercs de Julien Benda, en 1927, ce qui donne presque un siècle de panorama. La France a une longue tradition intellectuelle, depuis l’humanisme du XVIème siècle, tradition de débat, mais aussi de polémiques, de guerres d’idées et de guerres tout court. Or, la période récente, soit le début de XXIème siècle, manquait d’une synthèse actualisant les termes et les personnages du milieu intellectuel français. E. Bastié comble ici une lacune et fait ainsi le lien avec les grandes références précédentes, c’est-à-dire les travaux de Raymond Aron, Michel Winock ou le tandem Sirinelli-Ory. On pourra désormais poser La guerre des idées à leur côté sur l’étagère d’une bibliothèque d’honnête homme de notre siècle.
Nous avons également affaire à une collection de portraits des divers intellectuels évoqués dans le cours du livre. Au cours de ces trois ans de recherche, l’auteure a rencontré une trentaine de penseurs français de tous bords. Elle en donne la liste en fin de volume. Ils sont cités sous rappel de ces entretiens tout au long du livre. Elle a donc appliqué la méthode sociologique de terrain, ne se contentant pas de lire leurs livres, mais allant leur poser des questions qui éclairent leurs oeuvres et leurs positionnements. Elle a su faire preuve d’une objectivité méthodologique dans son écrit, traitant avec la même rigueur et équanimité les gens dont elle partage les avis et ceux qu’elle combat. C’est particulièrement net dans toutes les pages qui traitent de la cancel culture et des modes importées des Etats-Unis. Car là est la grande nouveauté de cette période de notre histoire intellectuelle : à la mondialisation économique et financière correspond, fort logiquement, une mondialisation des idées et pensées, qui agit selon les mêmes principes des rapports dominants-dominés. Or, pour la première fois sans doute, la France apparaît comme dominée au plan intellectuel. On aura beau arguer du fait que c’est la French Theorie [1]qui a construit la base de ce mouvement, cela ne saura pas suffire à effacer la subordination présente de notre débat d’idées au vent américain soufflant de l’Ouest. E. Bastié présente les acteurs de ces débats de manière la plus neutre possible.
Mais ce livre est également un livre politique, au travers de l’histoire des idées. A l’issue de sa lecture, je suis certain que beaucoup de lecteurs de bonne foi mais peu au fait de tous les dessous de la vie intellectuelle auront une idée bien plus claire de la situation réelle actuelle. L’auteur aborde explicitement la situation de l’université française, qui est un des nœuds de cette guerre des idées. Le grand public ignore de quel poids pèse l’université dans le débat, par une tradition bien française qui donne un poids disproportionné aux universitaires. Il suffit de regarder les plateaux télés et de lire les pages débats des grands journaux pour voir qu’ils squattent sans vergogne toutes les positions. Il est quasiment impossible à un penseur qui n’appartient pas au sérail d’espérer avoir accès à une tribune écrite ou audio-visuelle. Seuls ceux qui ont réussi à s’imposer par leurs ventes de livres échappent à cet ostracisme : c’est le cas de Michéa, Onfray ou Guilly. E. Bastié balaie les différents aspects de la guerre intellectuelle, passant du populisme à la sociologie, en insistant sur la montée de la culture Woke, cette culture américaine de la capitulation devant la revendication victimaire minoritaire. Elle a pénétré nos facultés, surtout en sociologie, en histoire ou en littérature-philosophie. Les professeurs préfèrent faire la dos rond ou collaborer. Chaque mois nous offre des exemples précis de cette Révolution Culturelle de la culpabilité de l’homme blanc. Et pourtant, nous dit l’auteure, la France est plutôt une terre de résistance, alors que les Etats-Unis ont rendu les armes et offrent le pitoyable spectacle d’un pays sans pensée directrice. Puisse ce modèle en déliquescence entretenir l’esprit de résistance en France. Non qu’il ne faille pas faire justice aux victimes et parfois revoir complètement l’histoire, mais que nous soyons capables de ne pas nous ridiculiser en nous vautrant dans l’anachronisme et une sorte de « maoïsme culturel » qui s’avèrera avec le recul du temps aussi stupide que celui de la Chine lors de cet épisode mortifère. Eugénie Bastié ne fait pas dans cet ouvrage affichage de ses conviction directement mais, par la rigueur de son travail et son organisation, elle apporte une contribution majeure au travail de résistance et à la lutte contre le relativisme si prégnant.
Vous l’aurez donc compris, ce livre est appelé à faire date et à rester comme un ouvrage de référence, un repère pour la compréhension des deux premières décennies du XXIème siècle en France.
Jean-Michel Dauriac – Juin 2021
[1] C’est le nom que les américains ont donné aux idées d’une génération de penseurs français adeptes de la théorie de la déconstruction : Foucault, Deleuze, Derrida pour citer les plus célèbres là-bas. Les idées de Girard ou Steiner, qui enseignaient aussi là-bas en même temps n’ont pas eu le même retentissement.
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