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Catégorie : les critiques

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Le rock n’est pas qu’une musique… A propos de Born to run , Bruce Springsteen

Albin Michel, 2016, 637 pages, 24 €.

Les grands songwriters[1], comme on les appelle dans le monde anglo-saxon, ne sont généralement pas de bons écrivains. Pour une raison assez évidente : ils ne tiennent pas la distance, ce sont des champions de sprint, incapable de courir un marathon. Quand ils font paraître une autobiographie, elle est, le plus souvent écrite « avec la collaborations de … » Le livre dont je vais vous parler fait très heureusement exception à ce principe général. C’est un vrai grand livre.

Les stars planétaires du rock’n roll sont finalement assez peu nombreuses : il y eut évidemment les Beatles et les Rolling Stones, sans oublier Led Zeppelin, pour les groupes à aura mondiale, puis les grandes vedettes connues d’un bout à l’autre de la planète : Elvis Presley, Jimi Hendrix, Bob Dylan et … Bruce Springsteen et le E Street band. Ce n’est pas insulter tous les autres, souvent aussi bons, mais qui n’ont jamais franchi le seuil de renommée considéré. Or, de toutes ces immenses vedettes, aucune n’a écrit un seul livre de qualité (sauf Bob Dylan[2], j’y reviendrai plus bas). Ils ont laissé leurs disques et les articles de presse. Born to run est, à ma connaissance, le seul ouvrage où une superstar raconte sa vie avec talent.

Bruce Springsteen a mis six ans à écrire ce livre et ses 80 chapitres. Par petits morceaux, le tout rédigé sur des carnets, dans les circonstances les plus diverses. Le résultat est un ouvrage très personnel, parfaitement lisible par quelqu’un qui n’aurait jamais entendu parler de lui. D’ailleurs, pour accompagner ce livre, il a sorti un CD, Chapter and verse, qui est destiné à accompagner la lecture du livre, en permettant d’entendre les chansons majeures dont il est question. Je regrette vraiment que l’éditeur n’ait pas joint ce disque à l’ouvrage, quitte à augmenter un peu le prix.

Admettons que vous n’aimiez du tout le rock’n roll ou que vous n’y connaissiez rien. Ce qui vous classe d’emblée dans la moitié de la population mondiale qui ne connaît pas Springsteen. Eh bien, ce livre est aussi pour vous ! Là, vous vous dites : « Donnez-moi au moins une bonne raison de me farcir un pavé de plus de 600 pages, sur une musique de sauvages. » Je pense pourvoir au moins vous en donner trois.

La première tient au métier même de l’auteur. Bruce S. est un formidable raconteur d’histoires (songwriter, si vous voulez !). Il a développé au fil des disques un art très sûr du récit intelligent, parfaitement adapté à la mise en musique rock. Plus sa carrière avançait et plus il prenait conscience de cette mission et du talent qu’il avait pour l’accomplir. Le tournant fut la sortie d’un disque baptisé Nebraska, où il osait livrer des chansons quasi-acoustiques parlant de l’Amérique profonde. Il raconte fort bien cela dans son livre et dans une belle langue, sans doute encore plus suggestive en anglais, mais la traduction de Nicolas Richard est très bonne. Vous allez donc lire un vrai ouvrage de littérature contemporaine américaine, où le style varie, se mettant au service du type de récit du chapitre. On ne s’ennuie pas une minute et le livre ne vous tombe jamais des mains, malgré son poids respectable, bien au contraire, il faut se forcer à le poser.

La deuxième raison que je veux évoquer ici serait,  si je voulais être pédant, « sociologique ». Born to run est une formidable chronique de l’Amérique, des années 1960 à 2016. Une de ces chroniques dont les Américains ont le secret. La vie américaine à hauteur d’homme. Lire ce livre vous aidera à comprendre pourquoi, avant d’être Américain, on est d’un Etat, voire d’un Comté. Bien sûr, vous avez sans doute dans l’oreille le tube planétaire du dit-Springsteen, Born in the USA, que vous interprétez sans doute comme un hymne patriotique. D’abord, relisez le texte de cette chanson. Mais, au-delà, lisez ce livre. Vous y suivrez un petit gars du New Jersey littoral, croisement d’un père irlandais d’origine et d’une mère de lignée italienne, décrivant avec une grande précision artistique sa famille, sa maison, sa rue, sa ville… En lisant le début du livre, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce chef d’œuvre de Philipp Roth, Pastorale Américaine, qui décrit le même espace. Springsteen n’a pas à rougir de la comparaison ! Tu veux vraiment connaître et comprendre mieux l’Amérique des 60 dernières années, alors lis ce livre ; il te nettoiera le cerveau des clichés véhiculés, en France, par les médias, pro ou anti-américains d’ailleurs. Lis-le attentivement, par petites goulées, comme on déguste une bonne bière le soir, au coucher du soleil sur le rivage de l’Atlantique, à Freehold, la ville de jeunesse de Bruce. C’est comme les chansons de Robert Zimmerman (alias Bob Dylan), un concentré d’Amérique.

Les stars vieillissent aussi !

Enfin, troisième raison (il y en aurait plusieurs autres mais…), plus propre à la littérature sans doute, il s’agit d’un portrait d’homme sans fard. Bruce S. se livre ici beaucoup sur sa vie et sa personnalité, avec pudeur et, cependant, avec une réelle sincérité. L’épaisseur psychologique de cette autobiographie est, sans nul doute, une  de ses grandes qualités. Quand on est une star de ce calibre, il serait tentant de dévoiler deux ou trois petits défauts, quelques erreurs de vie, sans entacher la statue équestre. Parce qu’il a acquis une réputation d’auteur de chansons réalistes de grande qualité, il ne pouvait pas livrer un ouvrage insignifiant. Bruce sait choisir les mots, les angles d’attaque, souligner les défauts ou les qualités en peu de mots. Il a appliqué ce talent à se décrire lui-même, à tenter (et réussir) de dire qui il pense être au plus profond de lui-même. Je suis à peu près certain que la rédaction et la publication de ce gros livre ont eu des vertus thérapeutiques pour lui. Il se peut qu’il en ait aussi pour toi, lecteur. Car, à travers ce récit d’une vie où l’extraordinaire côtoie l’ordinaire, tu pourras, je le crois, retrouver un peu de toi. Cet homme qui doute, qui est submergé par le mal-être et y succombe par cycle, ce fils qui doit son psychisme compliqué à un père lui-même malade de ce côté-là, ce jeune homme qui se bat pour réaliser son rêve et finit par l’atteindre , se rendant compte par là-même que cela ne règle pas son problème intime, ce mari et ce père qui a voulu bâtir une famille solide et y est parvenu, ce chef de troupe qui a dû gérer des musiciens parfois incontrôlables et a finalement réussi à faire durer un groupe de légende près de 40 ans, c’est un peu chacun de nous, à notre niveau, dans nos succès et nos échecs.

Grand livre, fort bien écrit, grande chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle et beau portrait de groupe et d’homme, tout en finesse et vérité, Born to run est tout cela à la fois.

D’une guitare à l’autre, l’art de raconter des histoires reste le même

Mais, bordel, diraient les rockers, c’est aussi un putain de livre sur le rock, les guitares électriques, les virées en moto, les tournées triomphales et harassantes et les clichés que cette musique crée et véhicule. Car le rock n’est pas qu’une musique (comme la musique baroque ou la musique ethnique), mais un genre de vie, exactement comme le jazz. Si vous ne comprenez pas ce que cela signifie, voici encore une excellente raison de lire ce livre.

Vivre rock’n roll, c’est ce que Springsteen a très longtemps fait. Ainsi n’a-t-il pas eu de logement personnel ni payé d’impôts pendant de nombreuses années : il habitait chez des copains ou, longtemps dans une fabrique de planches de surf. A ce propos, le livre présente, en fin de volume, un livret photographique où l’on peut voir cette fabrique lors d’un concert. Un rocker vit dans l’instant, il ne s’installe pas dans la vie, il est toujours prêt à partir. C’est bien ce que l’on lit dans les années de jeunesse de l’auteur. Il hésita d’ailleurs longtemps avant de fonder une famille, car il était tiraillé entre la vie rock et le poids de l’hérédité irlando-italienne. Cependant, Bruce Springsteen n’avait pas tous les éléments de la panoplie du rocker. Il n’a pas usé des drogues multiples qui ont tué tant de ses confrères musiciens. Il a mis très longtemps à boire de l’alcool et en a usé avec pas mal de modération, sauf en quelques circonstances précises. Il avait peu de goût pour les grandes fiestas orgiaques qui forment la mythologie du rock. Bref, il avait les pieds sur terre. Ce qui ne l’a pas empêché de devenir une bête de scène et de se défouler comme un pur rocker. Mais, par exemple, il lui semblait inconvenant de briser une guitare électrique sur scène pour faire le show[3], car il savait que c’était le produit d’un travail long et coûteux. Rocker, oui, mais sous contrôle d’un héritage culturel de travailleurs modestes. Dans ce livre, l’amateur suivra avec intérêt sa progression de musicien et chanteur, et il comprendra qu’il s’agit d’un travail acharné, car le jeune homme n’était pas forcément le plus doué de son Etat. Il a toujours cru qu’il pourrait réussir dans la musique et a mis en œuvre tout le travail nécessaire : belle leçon de persévérance.

L’Amérique (lisez les Etats-Unis), est un pays sans histoire, si on le compare à notre vieille Europe, mais c’est le pays qui a le culte des Pères fondateurs[4]. Tout citoyen américain a en lui une  ou plusieurs références de Père qui l’aide à se construire. Les rockers ont leurs propre collection de Pères, à la genèse du rock et de leur vocation. Springsteen les évoque, pour sa propre histoire, au fil des chapitres. Il est d’abord un auditeur attentif de chanteurs peu ou pas connus en France : Ray Orbison, Phil Spector , Franck Sinatra et autres Les Paul. Il s’est nourri de leur clarté vocale et de la vie qu’ils mettaient dans leur interprétation. Il y revient souvent. Le choc du rock s’appelle bien sûr Elvis Presley, comme pour tout rocker blanc. Mais très vite, il est happé par le vrai père tutélaire, ce jeune songwriter juif, à la voix nasillarde improbable, mais dont la force des textes emporte tout : Rober Zimmerman, plus connu sous le pseudonyme de Bob Dylan. Qui, comme moi, a découvert Springsteen dès ses débuts, n’a pu qu’être frappé par l’influence dylanesque. Mais il avait assez de talent pour l’absorber et ne pas devenir un simple clone. Il cite aussi un des maîtres majeurs du rock et de la chanson de langue anglaise, peu connu pourtant dans le grand public, Van Morrison, irlandais taciturne, qui a fait des tournées avec Dylan, où ils partageaient l’affiche. Il paie aussi sa dette aux Rolling sStones, dont il pense qu’ils sont toujours sous-estimés en tant que créateurs. Bref, Le jeune Bruce a beaucoup écouté et a su faire son miel de fleurs très diverses, mais s’il fallait garder une influence décisive, ce serait celle de Dylan.

Springsteen et le E Street band en concert ( à droite Patti, sa femme, également chanteuse et musicienne)

De même, si vous voulez savoir ce qu’est véritablement un groupe de rock et en comprendre toutes les subtilités, ce livre sera un précieux viatique. Car Springsteen s’est d’abord vécu comme un leader de groupe. Guitar hero en premier lieu, puis, par la force des choses, chanteur. Il est devenu l’incarnation même du guitariste-chanteur de rock des années 1970 à 1990. Ce n’est qu’assez tardivement qu’il a assumé d’être un auteur-compositeur-interprète pouvant monter seul sur scène et faire ainsi des tournées. Mais ce sont, en réalité les deux faces du même bonhomme, qui a autant besoin du groupe soudé que de chanter seul. Il excelle dans les deux formes d’expression. Si, à la fin de ce livre, vous n’avez pas envie de vous précipiter pour écouter ou réécouter l’ensemble des disques de Springsteen, c’est que vous l’avez mal lu.

Pour clore cette chronique, je voudrais revenir sur l’homme Springsteen. « Nul ne guérit jamais de son enfance » a écrit et chanté Jean Ferrat. On le comprend fort bien à la lecture de ce livre si personnel. Le père Springsteen était psychiquement malade ; à la fin de sa vie, il sera diagnostiqué « schizophrène paranoïde ». Le portrait qu’en dresse son fils montre un homme souvent mutique et qui faisait peur à sa famille, non qu’il fût particulièrement violent, mais parce qu’il portait en lui ce malheur. Sans entrer dans les détails, l’auteur nous permet de saisir à quel point son enfance fut marquée par ce climat. Dès qu’il a pu, il voulu être indépendant et habiter hors de la maison familiale. Tout au long du texte, l’image et le comportement du père plane sur la vie du Boss (surnom de Springsteen dans le milieu du rock). Il a également cherché, dès qu’il a construit une famille, à éviter de reproduire un tel modèle. Il y a sans doute réussi, mais il n’a pas pu complètement éviter les dégâts psychiques de cette enfance et il luttera toute sa vie contre la dépression.

Bruce Springsteen et sa femme Patti, celle qui a su le rassurer et lui a donné trois beaux enfants

Enfin, il faut souligner un des paradoxes de l’homme. Il est né et a vécu son enfance dans un milieu très catholique (irlandais + italien = catholiques purs et durs). Mais cette religion, qu’il connaît parfaitement, n’a pas su le retenir ;  dès sa jeunesse il s’en est éloigné. Mais pas de Dieu. C’est là le paradoxe. Tout au long du livre, de petites indications prouvent qu’il n’est pas devenu athée, ni même agnostique, mais plutôt indifférent au culte. Il croit en Dieu, il lui arrive de le remercier ou de le supplier, au détour d’un récit. Finalement, il est comme la grande majorité d’entre nous ; il prie quand il est dans la mouise. Mais, dans les dernières pages du livre, il y a une très belle et courte scène. Elle clôt le dernier chapitre numéroté du livre. De temps à autre, il monte dans sa voiture et retourne parcourir les rues de Freehold – il est revenu habiter le New Jersey, mais plus à l’intérieur des terres. Il roule alors lentement et reprend les rues de son enfance ; il revient dans sa rue, mais la maison de ses grands-parents a été rasée, il n’y a qu’un emplacement vide près de l’église. Voici ce qu’il écrit :

« A l’ombre du clocher, alors que je me tenais là une fois de plus, à sentir l’âme ancestrale de mon arbre, de ma ville peser sur moi de tout son poids, les mots d’une prière me sont revenus. Je les avais psalmodiés tant de fois par cœur, sans y réfléchir, répétés indéfiniment, dans le sempiternel blazer-vert-chemise-ivoire-et-cravate-verte de tous les disciples malgré eux de Sainte-Rose. Ce soir-là, ces mots me sont revenus mais ils ne s’écoulaient pas de la même manière. Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne, que ta volonté soit fait, sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, ne nous soumets pas à la tentation et délivre-nous du mal… pour les siècles des siècles, amen.

Je me suis battu toute ma vie, j’ai étudié, travaillé parce que je voulais entendre et savoir toute l’histoire, mon histoire, notre histoire, et la comprendre le mieux possible. La comprendre à la fois pour m’affranchir de ses effets nocifs, de ses forces malveillantes, et pour célébrer, honorer sa beauté, sa puissance – et être capable de bien la raconter à mes amis, à ma famille, et à vous. Je ne sais pas si j’ai réussi, et le diable n’est jamais loin, mais je sais que j’ai tenu la promesse que je m’étais faite, que je vous avais faite à vous. Cette histoire, je l’ai composé comme un service à rendre, une longue et sonore prière, mon tour de magie. J’espère qu’elle vous touchera au plus profond de votre âme, puis que vous en transmettrez l’esprit, j’espère qu’elle sera entendue, chantée et altérée par vous et les vôtres. Peut-être qu’elle vous aidera à renforcer la vôtre et à la rendre intelligible. Allez la raconter. » p. 617-618.

Ce sont les derniers mots du livre, juste avant un court épilogue. Avouez que c’est surprenant et qu’on n’attendrait pas cela pour clore la biographie d’un roi du rock. Bon, je vous laisse, je dois aller écouter The ghost of Tom Joad.

Jean-Michel Dauriac – Mai 2022


[1] Littéralement : « auteur de chansons » ; nous n’avons pas l’équivalenrt en frnaçais, sous cette forme concise d’un seul mot ; nous usons du mot composé « auteur-compositeur ».

[2] Il faut mentionner évidemment le superbe Chroniques de Bob Dylan, paru en 2005. Mais nous parlons là d’un songwriter qui a obtenu le Prix Nobel de littérature, n’en déplaise aux grincheux !

[3] Comme le faisait fréquemment un autre guitar hero, Pete Townshend, du groupe des Who.

[4] Les Pilgrim Fathers, puritains en exil, débarqués au Cap Cod en 1620 et fondateur de la colonie qui allait devenir Boston et, au-delà, toute l’Amérique blanche.

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Pas gaie, la fin de la vie…Sur Anéantir de Michel Houellebecq, Flammarion, 2018,

Chaque roman de Michel Houellebecq, depuis 1994 et Extension du domaine de la lutte, est un événement. Longtemps, ce fut un moment de scandale autant qu’une sortie littéraire, disons jusqu’à La carte et le territoire, en 2010. Les médias faisaient monter toute une mayonnaise en focalisant sur un aspect ou une phrase de chaque livre, cela créait une de ces polémiques si stupidement françaises et l’auteur vendait des centaines de milliers d’exemplaires de ses livres. Je ne rappellerai pas ici ces tempêtes dans un verre d’eau germanopratin, les plus avertis s’en souviendront, les autres n’ont pas besoin qu’on les en informe tant cela est stupide. Le reproche récurrent qui était fait à Houellebecq était le caractère pornographique de ses scènes sexuelles, bien crues en effet, mais qui ne représentaient que quelques pages sur des centaines d’autres totalement « propres ». Il faudrait là se poser la question de ce qui est « pornographique » et ce qui ne l’est pas, et pour cela remonter à l’étymologie grecque du terme. Voilà qui nous entraînerait trop loin du but de mon propos d’aujourd’hui. Depuis 2010, plus de scandales autour des sorties de ses livres. Sans doute michel Houellebecq n’a plus besoin de cela pour vendre ses ouvrages, car il s’est acquis un public fidèle qui se moque de la presse. Par ailleurs, sans doute lui-même n’en a-t-il plus besoin, si ce fut jamais le cas, car plus personne en remet en cause son talent d’écrivain. Il est clair qu’il est un des plus grands écrivains français vivant – pour moi c’est le plus grand actuellement. Que l’on n’aime pas le personnage, c’est une autre question : le neurasthénique punk vêtu d’une parka à la propreté douteuse n’est pas le plus attirant des écrivains. Toujours est-il que ses romans, depuis 2010, sont salués comme des livres importants, mais avec une agitation médiatique décroissante d’opus en opus. C’est bien : on peut donc dorénavant se concentrer sur l’écriture et sur le propos.

Le titre de l’ouvrage, Anéantir, n’est pas vraiment porteur d’espoir. La lecture de ce gros pavé confirmera cette première intuition. C’est un livre de plus de 700 pages que l’éditeur offre, sous une couverture reliée blanche assez inhabituelle. Pour la première fois également, nous trouvons des illustrations dans ce livre, ce qui est parfaitement justifié par la narration. De quoi donc traite ce dernier opus ? Pour faire simple, je dirai : de la fin de la vie humaine. Compte tenu de l’importance sociétale du sujet, je suis plutôt surpris que l’on ait si peu parlé de livre. Car, une fois encore, Houellebecq y fait preuve de cette perspicacité quasi-prophétique quant aux thèmes abordés : souvenez-vous, pour ne parler que des derniers livres, de l’histoire de Soumission et de sa montée d’un islamisme politique par voie électorale, au moment des attentats contre Charlie hebdo, ou dans Sérotonine, du malaise agricole, à un moment où les suicides d’agriculteurs sont quotidiens. Ici, il aborde la question de la fin de vie, notamment dans les EHPAD, quelques semaines avant que ne soit porté à la connaissance du public le scandale révélé par Les fossoyeurs, à propos du groupe ORPEA. Mais ce serait réduire la portée de ce gros roman que d’en faire un livre sur les EHPAD. Ils en constituent un moment, mais l’ambition du romancier est bien plus large. Il nous offre, à travers ses personnages, une réflexion sur les diverses manières de finir son existence, et toujours avec sa précision chirurgicale dans les connaissances ses divers milieux et un style parfaitement maîtrisé. Il ajouté ainsi une pierre à son édifice d’analyse romanesque de notre société en fin du XXe siècle et début du XXIe. Peu d’auteurs, depuis Zola, ont su rendre compte avec cette précision d’une société et de ses problèmes.

Par rapport à ses ouvrages antérieurs, l’auteur gère ici le destin de personnages plus nombreux auxquels il accorde une importance équivalente. Il a choisi un cadre familial et une fratrie et décidé de ne pas focaliser uniquement sur un ou deux personnages, mais de réaliser une sorte de roman choral. Paul est l’aîné, il est haut fonctionnaire, conseiller d’un ministre des finances qui ressemble beaucoup à Bruno Lemaire, auquel l’auteur a emprunté son prénom, mais pas seulement ; il a épousé Prudence, fonctionnaire également au Trésor, dans un poste important. Cécile est la puînée, elle est d’abord une épouse et une mère, qui n’a pas de métier particulier, très catholique ; elle est mariée à Hervé, notaire salarié au chômage, lui aussi très croyant (et ancien de la mouvance identitaire où il a gardé des contacts qu’il va activer pour exfiltrer son beau-père de l’EHPAD). Enfin il y a Aurélien, le plus jeune, né bien plus tard et qui est restaurateur en tapisseries anciennes ; il est mal marié avec Indy, une journaliste prétentieuse. Leur mère est morte il y a maintenant des années et leur père vit dans le Beaujolais, d’une retraite de fonctionnaire de la DGSI (en fait il en était un des chefs de service), en couple avec Madeleine, une femme très discrète qui fut d’abord sa femme de ménage avant de vivre une belle histoire d’amour sans tapage avec lui. Bref, tout cela est très français et assez représentatif de notre société. Les rapports entre les membres de la fratrie sont très distendus ; ils voient leur père rarement et, en fait, le connaissent assez peu.

Tout bascule quand le père fait un AVC (accident vasculaire cérébral) et est hospitalisé à Lyon. Dès lors les enfants se retrouvent, se rapprochent et s’occupent de leur père. Dans le détail, l’histoire est assez fouillée bien que très ordinaire. Et c’est cet ordinaire qui est le choix stratégique de l’auteur. Tout ce qui va arriver à chacun des protagonistes pourrait arriver au lecteur – et lui est souvent, au moins en partie arrivé. Les couples battent de l’aile, pour Paul et Aurélien ; le chômage frappe, pour Hervé, le mari de Cécile ; la maladie soudaine amène le handicap sévère pour les deux pères de l’histoire, celui de Prudence et celui de Paul ; les familles doivent assurer des conditions de vie correctes et dignes à leurs géniteurs ; la France vit une campagne électorale sans intérêt, où tout est joué d’avance (ça doit vous rappeler quelque chose, lecteur du printemps 2022 !) ; enfin, pour charger encore le plateau, le suicide et le cancer sont présents. Bien évidemment tout cela ne donne pas un roman très joyeux. Disons qu’il est très houellebecquien, d’une lucidité assez glaçante. A partir de ces fils épars, l’auteur tisse un récit dramatique d’où les moments de pur bonheur ne sont nullement absents, mais réduits dans le temps et souvent contrariés.

C’est Paul Raison – c’est son patronyme – qui  est le personnage-pivot autour duquel tout s’organise. Il est celui que l’on découvre dès les premières pages et celui que l’on accompagne vers la mort à la fin. Houellebecq nous fait le plus souvent partager le point de vue de Paul, mais avec un recul certain. On comprend assez vite que cet homme qui a dû être brillant (Sciences Po Paris, puis l’ENA) n’est pas très doué pour la vie. Par petites touches impressionnistes, l’auteur nous dévoile une exitence assez terne et, surtout, très peu sociabilisée hormis les relations de travail. Paul découvre peu à peu la vie réelle, à partir de l’accident de son père. On est alors très loin de Bercy et de ses cranes d’œuf. Mais, avec son talent et son humour subtil, Houellebecq fait de Bruno, le ministre, un personnage qui devient assez sympathique au fur et à mesure que le roman avance. Il dévoile un homme fidèle, serviable et très intelligent, prototype du grand serviteur de l’Etat. Ce personnage est le seul qui ait un véritable épaisseur en dehors de la famille présentée. La galerie des personnages masculins est assez variée, mais plutôt constituée de gens falots, velléitaires ou peu doués pour le bonheur. Les vrais personnages forts et solaires sont les femmes. Pour simplifier je dirai que Houellebecq en dessine quatre, qui sont comme des types que nous pouvons reconnaître autour de nous. Prudence est assez effacée, semble vraiment s’ennuyer dans son travail fiscal, mais elle va devenir vivante au cours de l’histoire, pour finir par être le rocher de Paul, celui sur lequel il s’appuiera jusqu’à sa fin – que l’auteur n’a nul besoin de nous décrire car nous la savons depuis que son cancer de la bouche a été diagnostiqué. Prudence est solide, mais elle ne respire pas le bonheur. Un peu comme Madeleine, la compagne du père Raison. Cette femme est une « taiseuse ». Houellebecq mettra au moins deux ou trois cent pages avant de lui faire prononcer un phrase. Madeleine est le type de la compagne totalement dévouée à l’homme qu’elle aime et prête à lui sacrifier le reste de ses jours. Sa force est telle qu’elle réussira à rendre le père heureux malgré son très lourd handicap (paralysie quasi-totale, perte de la parole). Maryse est le personnage de passage, celle qui n’appartient pas à la famille. C’est une aide-soignante émigrée de l’unité de réadaptation où le père va être transféré après sa sortie du coma. Elle s’occupe de lui avec attention et devient l’amour d’Aurélien, qui retrouve un certain bonheur avec elle, alors que son mariage se dissout difficilement avec Indy, une femme qui ne l’a jamais aimé. Il aurait pu y avoir une forme de rédemption par le couple Maryse-Aurélien. Mais Houellebecq en a décidé autrement : Aurélien se suicide, rongé par une confidence faite à son ex-épouse et qui a déclenché un petit scandale politique autour de Paul et Bruno. Maryse, écoeurée par son travail devenu inhumain et détruite par le suicide d’Aurélien, retourne finalement au Bénin. Enfin, il y a Cécile, la sœur de la fratrie. C’est elle le personnage lumineux de ce récit. Sa foi inébranlable lui donne une constance et une intelligence qui surprend énormément Paul. Elle est celle qui recolle les morceaux, celle qui recueille les confidences, devine les soucis et les zones d’ombre. C’est clairement une figure de sainte laïque – pas de parfaite – que dessine Houellebecq. Le malheur l’atteint, mais il ne la détruit nullement, car elle a une espérance supérieure. Ce personnage consacre définitivement Houellebecq comme auteur chrétien, chose que le lecteur fidèle avait pu lentement découvrir au fil de ses romans. Certes c’est un peu un christianisme à la Bernanos ou Mauriac, où le péché pèse lourd, mais aussi où la grâce existe. Sans Cécile ce roman serait absolument désespérant, terriblement humain au sens de rivé au sol. Il sera difficile, après ce livre, de faire de Houellebecq un auteur misogyne !

Mais, bien évidemment, l’auteur n’a pas écrit un roman de 700 pages pour décrire une famille française typique. Cette famille est au service d’un projet : celui d’aborder la fin de la vie comme sujet de réflexion. Mais l’auteur nous manipule au début du livre. Il nous embarque sur une piste d’enquête des services de la DGSI sur une menace terroriste. Des messages indéchiffrables et des figures dessinées étranges sont retrouvées par les enquêteurs, qui assistent à des scènes d’attentats filmés, diffusés sur le Net. Les mises en scène sont extrêmement soignées, les trucages indécelables. La première est une décapitation du ministre des finances, Bruno, le patron de Paul. C’est ainsi que le lien est fait entre les deux milieux, celui du renseignement et la famille raison. Le lien se renforce par le fait que le directeur des services actuels est un ami du père Raison, et que nous apprendrons chemin faisant que celui-ci a en sa possession des dossiers sans doute importants. Mais cette piste n’intervient qu’épisodiquement, au fur et à mesure que les attentats se sophistiquent (des tankers coupés en deux par des torpilles, mais toujours sans victimes humaines, car les employés ont été prévenus avant). Jusqu’au jour où un attentat fait 500 morts et plonge les Services Secrets dans la mouise totale. Mais il est manifeste que cette piste n’intéresse pas vraiment Houellebecq, qui ne s’en sert que comme respiration et facteur second d’avancement de son intrigue familiale.

Et c’est ici que le livre est très bien construit. Car la question de la fin de vie est posée de manière trans-générationnelle : elle concerne les jeunes (Aurélien), les adultes mûrs (Paul) et les vieillards ( les deux pères). Il peut donc y avoir fin de vie à tout âge, mais pas de la même façon. Chez les jeunes, la mort ne peut agir que par surprise et rapidement[1], sans laisser le temps de la lucidité. Pour l’homme en milieu de vie, elle est vraiment la faucheuse, celle qui vient ruiner une existence déjà bien construite mais qui peut encore se projeter raisonnablement dans le futur : hélas, la mort n’est pas rationnelle. Pour les personnes âgées, elle est inéluctable, elle est redoutée mais attendue, elle obéit à une logique biologique : il s’agit alors bien de respecter la dignité des personnes jusqu’au bout. En rassemblant tous les cas de figure dans une seule famille et dans un délai court, Houellebecq fait œuvre de tragédien au sens le plus classique du terme. Si la concentration est un peu forcée, elle n’est pas si éloignée du réel que nous ne puissions tous nous y retrouver.

Il y donc, envisagés par l’auteur, trois scénarios (je n’écris pas « scénarii » pour laisser les cuistres faire la remarque in petto) correspondant à trois moments de vie. Bien évidemment ces situations en sont pas exclusives de l’âge ici présenté et peuvent s’avérer interchangeables.

La première fin de vie est la plus brutale, celle qui amène la mort instantanée : ce peut être l’accident, le meurtre ou le suicide. C’est la troisième voie que Houellebecq a choisi, car c’est la seule qui relève de la volonté humaine : on en décide pas de périr dans un accident ou par un meurtre. C’est Aurélien, le plus jeune fils de la fratrie qui commet cet acte. Ce n’est pas absurde car les suicides ont souvent lieu aux deux âges extrêmes de la vie adulte, soit jeune soit âgé. Les motivations sont très diverses mais, dans tous les cas, elles sont très fortes, pour parvenir à pousser celui qui s’y livre à mettre fin à ses jours. Contrairement à une idée reçue souvent entendue, le suicide n’est aucunement une lâcheté, mais il demande le courage extrême, celui de se priver du bien qui conditionne tout le reste, la vie. Passons sur le pourquoi de ce suicide dans le roman, les raisons en sont relativement claires et ne font, en tout cas, aucun doute pour la famille. Ce qui intéresse le romancier, ce sont les conséquences de ce suicide. Car Houellebecq est un moraliste, n’en déplaise à ses détracteurs. Aurélien détruit sa vie, mais il entraîne aussi dans sa destruction la jeune aide-soignante, Maryse, qui venait d’ouvrir pour lui le chemin de l’amour. Les suicides de personnes solitaires, isolées, sans familles ni amis, n’ont guère de conséquences sociales, il s’agit d’un effacement discret. Mais Aurélien est inscrit dans une fratrie et dans un couple. Son geste aura donc des conséquences lourdes. L‘auteur n’apporte aucun élément de jugement – c’est le propre du moraliste, à la différence du moralisateur qui assène la conclusion. Mais la peine est là, elle habite ses proches et elle renvoie Maryse dans son Afrique natale, convaincue que la France n’est pas le paradis dont rêvent les émigrants.

Maryse, rappelons-le est le personnage qui apparaît dans le cadre hospitalier où se retrouve le père après sa sortie du coma. Elle travaille dans une unité de réadaptation post-accidents, ce qu’on nomme, avec tout le charme de la siglomanie délirante médicale – mais il n’y a hélas pas qu’elle !) une unité EVC-EPR, dont les lettres signifient (accrochez-vous !) : des patients en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel. Ce que Paul traduit immédiatement dans sa tête par l’expression populaire désespérante mais signifiante, « des légumes ». Cette unité, située non loin du domicile familial, dans le Beaujolais, est dirigée par un médecin tout à fait exceptionnel, le docteur Leroux, lequel fera les frais, au cours du récit, d’un règlement de compte administratif diligenté par le directeur de l’EHPAD juxtaposé et sera muté à Toulon. Maryse est en charge du papa Raison, dans une unité qui a les moyens humains de bien traiter les patients et l’éthique qui va avec.  Michel Houellebecq a suffisamment de talent pour ne pas tomber dans le piège du livre à thèse, du roman à charge. Le sujet du livre n’est nullement l’EHPAD ou ses annexes. Il ne sont qu’un des éléments de la problématique générale de la fin de vie. Mais, justement parce qu’il est talentueux, les pages qu’il écrit sur ce sujet marquent vraiment le lecteur, notamment sur les caractères mesquins des rivalités et le poids du réglementaire. Le service du docteur Leroux est démantelé, d’abord parce qu’il a des ennemis, qui jalousent son aura auprès des familles et du personnel sous sa responsabilité, mais aussi parce qu’il a un ratio personnel/patients inacceptable, beaucoup trop élevé. En quelques jours, avec la complicité d’une déléguée syndicale (l’auteur ne fait pas mystère de son mépris pour cette personne réduite à sa fonction), le personnel est redistribué dans l’EHPAD et, d’un seul coup, les conditions de vie des pensionnaires se dégradent très rapidement. C’est ce qui motive un épisode assez drôle du livre : l’exfiltration dominicale du père, par un commando d’activistes favorables à une fin de vie digne. Le père va reprendre une vie apaisée dans sa maison, entouré de tout l’amour de Madeleine, rythmée par les visites de ses enfants, qui le retrouvent dans son jardin d’hiver, face à un magnifique paysage des monts du Beaujolais. Voici la thèse de Houellebecq : elle est toute entière dans l’exemple du père vivant dignement chez lui, entouré de l’attention des siens et du personnel médical idoine. A chacun de se faire sa propre opinion. On ne reparlera plus des EHPAD après cette exfiltration. Maryse retrouve alors le travail habituel des aide-soignantes de ces maisons, avec la course perpétuelle au chronomètre et la frustration d’agir mal envers des personnes qui méritent toutes d’être considérées avec respect. Sans doute aurait-elle démissionné, si elle avait, comme ils l’avaient prévu, construit sa vie avec Aurélien, et pris un autre travail. Mais son suicide bouche son horizon et elle préfère repartir, car elle sait maintenant que la France n’a aucun respect pour les vieux, à l’inverse de ce qui se passe en Afrique. Son départ est aussi un énorme camouflet pour notre société. Parallèlement, mais sans le développer, le père de Prudence, lui aussi victime d’un AVC est installé chez lui et pris en charge par sa seconde fille, revenue vivre dans cette maison. La solution est donc bien dans la vie réelle et pas dans la médicalisation de la vieillesse.

La troisième fin de vie est celle de Paul. Mais ce cas, c’est la maladie incurable qui se déclenche. Alors que Paul et Prudence ont réussi à remettre leur couple sur les bons rails, une mauvaise infection que Paul a laissée traîner entraîne le diagnostic qui fait si peur : cancer de la bouche. Houellebecq nous fait vivre ce que son personnage découvre avec une précision remarquable. Comme à l’accoutumé, il a accompli en amont un gros travail de recherche documentaire qui donne une crédibilité assez effrayante à son récit. Paul met du temps à comprendre que ce qu’il a est grave, il met encore un peu plus de temps à saisir que ce qu’on lui propose est une chirurgie handicapante (ablation de la langue, prothèse en titane le long de la mâchoire, prothèse linguale) dont il sortira très abîmé. Il décide de refuser l’opération et de faire une chimiothérapie associée à une radiothérapie. La maladie n’est pas vaincue et il se sait condamné. Il entame alors sa marche à la mort, accompagnée sans relâche par Prudence, qui est une sorte de double de Madeleine, révélée par les circonstances.

Suicide, état végétatif assisté ou mort rapide d’une maladie invincible, l’auteur a fait le choix de ce qui peut nous faire le plus peur – sans doute ce qui lui fait le plus peur également. Mais ses personnages affrontent la mort, non sans mal, sans crainte ou doute, mais avec lucidité. A aucun moment il n’est question d’abréger les souffrances. L’euthanasie ne fait pas partie des solutions pour Michel Houellebecq. Extrait significatif :

« La vraie raison de l’euthanasie, en réalité, c’est que nous ne supportons plus les vieux, nous ne voulons même plus savoir qu’ils existent, c’est pour ça que nous les parquons dans des endroits spécialisés, hors de la vue des autres humains. La quasi-totalité des gens aujourd’hui considèrent que la valeur d’un être humain décroît au fur et à mesure que son âge augmente ; que la vie d’un jeune homme et plus encore d’un enfant, a largement plus de valeur que celle d’une très vieille personne… » page 452

C’est Brian, un activiste organisant l’exfiltration du père, qui parle aux enfants Raison.

L’humaine condition comprend aussi la fin de la vie et la lutte finale. On pourra reprocher à l’auteur de ne pas donner un seul exemple de « belle mort ». C’est tout à fait recevable. Mais il me semble que son propos est de questionner nos angoisses, pas de nous rassurer. Il a donc refusé toute facilité. Et il vrai qu’une fois la dernière page lue, nous sommes comme en sidération, happés par la tristesse de ces fins de vie. Mais il nous faut aussi considérer tout ce que l’auteur a dit avant ou pendant sur la façon dont chaque protagoniste-exemple a mené sa vie. Aucun n’a su vivre une « vie bonne » quand il était en bonne santé. Ils ont échoué, d’une façon ou d’une autre, ont gâché le temps. Leur fin de vie est à l’image du reste de leur vie. Il y a, pour moi, une méta-morale à ce livre. La vie c’est maintenant, chaque jour et elle vaut la peine de ne pas se laisser détourner d’elle pour son ambition, son travail ou sa mollesse de réaction. Il faut pouvoir dire que l’on a bien vécu, de façon à pouvoir affronter une fin de vie douloureuse en lui opposant une vie pleine. Et ce que suggère l’auteur, c’est que le remède est dans l’amour, y compris dans sa traduction sexuelle. Car, pour la première fois dans un roman de Houellebecq, l’amour est ici thérapeutique : il soigne le malheur. Encore faut-il ne pas le manquer. L’amour peut aussi passer par la foi, qui est amour de Dieu, comme pour Cécile, le seul personnage qui ne connaisse pas des hauts et des bas, mais qui reste toujours confiante, même quand elle a un coup de barre. Houellebecq a abandonné le cynisme qui suintait de ses premiers romans. Il se borne maintenant à faire vivre ses personnages devant nos yeux, sans forcer le trait. Il est aidé en cela par son style, que je trouve plus ample. Les longues phrases sont beaucoup plus nombreuses, la tentation de l’aphorisme est présente, sans ostentation.

Enfin, pour revenir à un aspect moins connu de ses romans, il faut dire à quel point l’œuvre de Houellebecq est politique, surtout lorsqu’on met l’ensemble en perspective. Mais cet aspect est distillé par paragraphes dans l’ensemble et peut échapper à un lecteur rapide. Ce livre n’y fait pas exception, d’autant plus que, parallèlement au thème principal de la fin de vie,  un autre sujet est présenté, mais en mineur : il s’agit de la carrière politique du ministre des finances, de sa participation à une campagne présidentielle victorieuse et de l’éveil de ses propres ambitions présidentielles. Ceci donne l’occasion d’une critique féroce mais sans violence de la Macronie comme politique sans âme. En situant son livre en 2027, l’auteur joue sur un léger décalage qui nous permet de saisir sa vision prospective. Il avait fait de même dans Soumission. Je pourrais donner de nombreux exemples pris dans les pages du livre. Je me contenterai de deux extraits :

«  Pourtant Bruno était responsable de la marche du monde, et même bien davantage que lui. La phrase de Raymond Aron selon laquelle les hommes « ne savent pas l’histoire qu’ils font » lui était toujours apparue comme un bon mot sans consistance, si Aron n’avait que ça à dire il aurait mieux fait de se taire. Il y avait là-dessous quelque chose de beaucoup plus sombre, la distorsion de plus en plus évidente entre les intentions des hommes politiques et les conséquences réelles de leurs actes lui apparaissait comme malsaine et même maléfique, la société en tout cas ne pouvait pas continuer à fonctionner sur ces bases se disait Paul. » page 131.

Evidemment ces phrases résonnent très fort en nous tant nous constatons cette distorsion. Parlant de l’enjeu de la présidentielle 2027 et du projet macronien évoqué, il écrit :

« Non, il pense que ça porte malheur de s’attaquer au sénat ; les exemples historiques ne lui donnent pas tort. Donc on garde les deux chambres, mais le pouvoir du parlement sera encore réduit ; c’est un peu de la post-démocratie, si tu veux, mais tout le monde fait ça maintenant, il n’y a que ça qui marche, la démocratie, c’est mort comme système, c’est trop lent, trop lourd… » page 281.

C’est Bruno qui parle du projet du Président. On retrouve bien la glose macronienne crue, pas celle des discours publics, mais celle du pouvoir.

Je pourrais encore disserter longuement sur ce livre, tant il est riche. Il se dévore littéralement, alors même qu’il ne parle que de choses banales. Mais n’est-ce pas le propre de la bonne littérature que de transfigurer le quelconque en singulier. C’était tout le talent de Stendhal, Flaubert ou Balzac ; c’est aussi celui de Michel Houellebecq. On pourrait bien sûr trouver des défauts à ce roman, mais aucun ne s’est imposé à moi en première lecture. La seule remarque en ce sens porte sur l’intrigue policière. Elle n’apporte pas grand-chose au cœur du roman, mais elle est cependant intégrée, tangentiellement, aux péripéties. Il faudrait donc se livrer à une lecture critique de spécialiste, attaquant sur des points très précis qui n’intéressent pas le public lecteur ordinaire dont je suis. Au pire Anéantir est un bon livre, au mieux il deviendra un grand livre. On a connu pire !

Jean-Michel Dauriac – avril 2022

Annexe documentaire

Toute l’œuvre de Houellebecq est axée entre le politique et le christianisme. Mais son analyse politique est diffuse et peut ne pas être perçu par les lecteurs. Quant à son christianisme, il me fait penser à celui de Martin Scorcese, c’est celui d’un être torturé par l’existence du mal. Ignorer ces deux dimensions c’est risquer de ne pas comprendre du tout les livres de Michel Houellebecq.

Je donne ci-dessous trois ouvrages qui analysent la pensée de Michel Houellebecq sur ces deux thèmes, parus très récemment et qui pourront aider à y voir plus calir dans cette œuvre majeure de notre littérature.

MISERE DE L’HOMME SANS DIEU ? – MICHEL HOUELLEBECQ ET LA RELIGION: MICHEL HOUELLEBECQ ET LA RELIGION Agathe Novak-Lechevalier (Sous la direction de) –  Flammarion collection Champs, 2022, 14 €

HOUELLEBECQ, L’ART DE LA CONSOLATION Agathe Novak-Lechevalier, Flammarion, collection Champs, 2022, 10  €.

HOUELLEBECQ POLITIQUE Christian Authier, Flammarion,  2022, 18  €.


[1] C’est là que l’on peut rattacher la mort dans un attentat au sujet, mais l’auteur ne fait aucun signe de ce côté.

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Une oeuvre à double face: sur Haendel l’Européen de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille

Voici le cinquième opus de l’auteur consacré à un des grands maîtres de la musique occidentale, dite « classique ». Après Mozart, Bach, Beethoven et Schubert, c’est donc Haendel qui est l’objet de l’attention de cette musicologue épanouie.

Michèle Lhopiteau a créé un genre d’ouvrage, dont elle maîtrise maintenant parfaitement la construction. Ce qu’elle écrit ne relève pas de la biographie, genre dans lequel le résultat est souvent des énormes pavés exhaustifs et lassants que ne peuvent achever que des mordus ou des clients sous prescription, c’est-à-dire des étudiants. Ce n’est pas non plus une étude savante, musicologique au sens universitaire du terme, genre qui brille souvent par ses termes techniques abscons et ses études pour « happy few ». Il faut donc user du terme « essai musical » pour être le plus clair possible. Le genre de l’essai laisse à son auteur une grande latitude, tant dans le choix de ses thèmes que dans la forme littéraire, et c’est bien ce qui convient à notre auteur (-e ou autrice ?). Je reviendrai ci-dessous sur le choix des thèmes. Quant à la forme, elle est un savoureux mélange de musicologie jamais pédante – ce qui est déjà un exploit -, de considérations biographiques et d’analyses musicales, sans oublier les anecdotes personnelles et les petits jugements personnels glissés au passage, comme ça, un peu incognito. Le tout donne des ouvrages faciles à lire, que l’on a envie de poursuivre et dont on se souvient avec plaisir. C’est le cas de cet opus, comme des précédents (dont j’ai assuré aussi des chroniques au temps de leur parution). Les chapitres sont bien dosés et de longueur raisonnable (à l’exception des deux gros morceaux sur les opéras et les oratorios). Bref, c’est d’une lecture aisée.

Un autre atout de ces ouvrages est la qualité du livre en lui-même : ce sont de beaux objets, bien réalisés, avec des polices de caractères qui facilitent la lecture et une vraie couverture assez rigide, avec rabats. Ces rabats protègent les deux CD qui accompagnent la lecture. On dispose ainsi de 54 extraits d’œuvres éclairant la lecture. C’est un atout absolument capital et c’est aussi ce qui justifie le prix élevé (33€) du livre. Il faut ajouter que, dans cette réalisation, l’éditeur et l’auteur ont intégré 48 Qrcodes, renvoyant l’heureux possesseur d’un smartphone Androïd ou d’un Iphone de Apple, vers des extraits disponibles sur internet – enfin, quand vous avez passé la pub inévitable ! -, preuve tangible de modernité. N’ayant pas un de ces merveilleux appareils[1] qui changent la vie et bousillent les oreilles et le cerveau à long terme, je ne puis rien dire de ces carrés magiques, mais ils sont là et fonctionnent, Alléluia ! Les deux CD fournissent à eux seuls suffisamment de références pour approcher la création haendélienne, d’autant plus que, comme pour chaque volume, le choix est très bien fait.

L’essai est un genre littéraire qui suppose deux faits liés entre eux. Il s’agit, d’abord, d’une tentative d’aborder un sujet sous un ou plusieurs angles qui ne prétendent pas couvrir l’ensemble du problème, mais obéir à ce que l’on nomme pompeusement une problématique. L’auteur est le seul maître à bord et nul ne peut lui reprocher ses choix. Ensuite, l’essai est subjectif, présente une thèse et la défend : ce n’est pas un ouvrage scientifique neutre, même si nombre d’essais sont devenus des références sur leur sujet. Le livre de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille correspond parfaitement à cette définition.

Les angles d’attaque de ce Haendel l’Européen sont, à mon avis, au nombre de trois. Le premier, qui aura le dernier mot (la conclusion est faite sur cette idée démontrée), est contenu dans le titre : Haendel fut un musicien que l’on dirait cosmopolite pour son époque, voyageant et connaissant bien l’Europe occidentale, ce qui était rare en son temps. Le second angle de vue concerne sa vie de musicien : l’auteur veut prouver, et y parvient parfaitement selon moi, que Haendel n’a pas été du tout ce musicien « de cour » que l’on décrit généralement. Il fut toute sa vie un créateur indépendant, même s’il était très apprécié de la cour de Londres et qu’il composa de nombreuses œuvres pour des événements royaux. Le troisième et dernier point de vue soutenu est celui de ses goûts musicaux. Pour l’auteur, la vraie passion de Haendel fut, toute sa vie, l’opéra italien. Et je dois dire que la démonstration est claire et indubitable. Et pourtant c’est la partie la moins connue de son œuvre et la moins jouée de nos jours, même si les nombreux opéras italiens qu’il a composés ont été exhumés depuis le milieu du XXe siècle.

A partir de ces trois points de vue, Michèle Lhopiteau tresse son travail, parfois en les mêlant tous, parfois en s’attachant à l’un ou l’autre. Les voyages et séjours à l’étranger de Haendel sont évoqués en début d’ouvrage, avec précision et posent ainsi l’importance de l’Italie, où il séjourné quatre années et composé de nombreuses œuvres pour le public de ce pays. Il en gardera donc toute sa vie la passion de cette musique d’opéra et la mettra en œuvre tant que cela sera possible, même s’il n’a pu éviter son déclin et passer alors à la composition d’ouvrages anglais – langue qu’il parla toute sa vie avec un fort accent teuton –  et d’oratorios. L’auteur établit bien la chronologie des compositions qui font apparaître des périodisations nettes dans la vie du compositeur. Haendel, qui demanda et obtint la nationalité anglaise à la moitié de son existence environ, resta pourtant fondamentalement un saxon. Cela ne l’empêcha pas de prendre très glorieusement la succession de Purcell, sans aucun titre officiel, comme grand compositeur des souverains. Mais cette tâche ne le rendit jamais dépendant de la Cour et c’est avec ses autres compositions qu’il gagna très confortablement sa vie. Il a cependant le très rare privilège d’être enterré à Westminster, près des puissants de ce royaume.

C’est, évidemment, l’analyse musicale et la thèse de l’auteur sur le tropisme opératique italien de Haendel qui est la plus originale. Il faut dire que ce n’est pas du tout l’image officielle de ce compositeur, identifié d’un côté à ses musiques officielles (Watermusic ou autres fêtes royales) et de l’autre au prodigieux oratorio Le Messie. Il aurait donc composé uniquement des musiques circonstancielles et des oeuvres chantées de type oratorio, principalement à base biblique. C’est évidemment très réducteur et le lecteur de cet ouvrage ne pourra plus du tout adhérer à ces clichés. Haendel a composé de la musique instrumentale variée, tant pour le clavecin, dont il était un joueur émérite, que pour des petites ou grosses formations, accordant une place importante aux vents. Il est l’inventeur du concerto pour orgue. On peut donc dire qu’il a touché, avec une égale réussite à tous les genres connus à son époque. Mais, selon Michèle Lhopiteau, sa vraie passion, depuis la jeunesse est l’opéra italien, qui régnait, au début du XVIIIe siècle sur l’Europe. Il aurait composé sa première œuvre de ce type à 18 ans, quand il était claveciniste à Hambourg. Son long séjour en Italie l’a amené à composer une belle série d’opéras sur des livrets en italien, dont certains écrits par des prélats de haut rang. Lorsqu’il quitta ce pays pour revenir en Allemagne puis s’établir à Londres, il garda cette passion et écrivit une collection pléthorique d’opéras italiens, chantés par des divas et chanteurs enrôlé à prix d’or pour venir en Angleterre. L’auteur en recense 42 de sa composition ! Ces œuvres connurent, pour la plupart, un grand succès public à Londres et firent sa fortune. Mais la mode passa et vers 1750 l’opéra italien cessa d’intéresser les Anglais. Haendel s’adapta, mais puisa dans ce corpus énorme d’airs et de chœurs pour les réemployer dans ses œuvres anglaises : ainsi Le Messie est une grand œuvre de recyclage des arias italiennes antérieures. Il faut souligner un des caractères forts que l’auteur dégage : la qualité extraordinaire de mélodiste de ce compositeur ! Sans en connaître les titres, nous connaissons en effet pas mal d’airs de sa plume que le cinéma ou la télévision, voire la publicité ont repris. De ce point de vue, les titres des deux CD sont exemplaires, et l’on se trouve plus d’une fois à chantonner ces airs qui nous reviennent.

Est-ce à dire que ce livre est parfait ? Eh bien, non ! Si l’ensemble nous conquiert et atteint son but, je ferai un reproche double. Les chapitres 6 et 10 sont trop longs et finissent par lasser  même le lecteur bien disposé, comme moi. En fait, ces deux chapitres souffrent du même défaut pour la même raison. Le chapitre 6 est titré L’opéra italien : la passion de toute une vie et le chapitre 10 Les 18 oratorios de Georges Frédéric Haendel., soit les deux formes les plus aimés de Haendel. Michèle Lhopiteau a été victime à la fois de sa passion et de l’abondance de ses sources. C’est un risque permanent quand on fait de la recherche. Elle avait visiblement rassemblé une somme d’informations sur ces deux genres et s’est trouvée, au moment de la rédaction, dans l’impossibilité de faire des choix et d’éliminer des informations qui lui semblaient capitales. Mais l’accumulation linéaire de présentation de ces opéras et oratorios aboutit à une lassitude, car c’est toujours selon le même schème que cela s’effectue. Il s’agit donc d’un double problème : celui du tri des données et de la variation des présentations, les deux allant ensemble. Si elle avait éliminé certains opéras et s’était concentrée sur les plus marquants, on aurait évité la répétition à l’identique qui provoque l’ennui. D’autre part, je reste persuadé qu’il vaut toujours mieux une approche thématique qu’une approche linéaire chronologique. Il y avait quelques grands thèmes qui s’imposaient : le problème des chanteurs et chanteuses, les salles et structures où faire jouer ces opéras, le financement et les recettes, et enfin les oeuvres elles-mêmes, qu’on aurait pu évoquer sous quelques points communs, comme l’imbécilité des livrets et leur absurdité, la technique de Haendel (arias et chorus) et son art de la composition – et parfois de la reprise de travail d’autres compositeurs ! Une présentation sur cette base aurait été nettement plus dynamique. On pouvait adopter un plan du même type pour les oratorios, dont la présentation souffre du même défaut que les opéras italiens.  On aurait par contre bien apprécié une liste des opéras italiens et des oratorios dans les annexes. C’est ici le seul reproche majeur que j’ai à faire sur ce livre. En cas de réédition, je ne peux que conseiller à l’auteur de reprendre ces deux chapitres. Elle sait parfaitement faire cela, car elle a mis en œuvre cette démarche dans son chapitre 11 où elle compare Bach et Haendel.

Ce cinquième volume est donc une belle réussite et vient augmenter une collection de grande qualité qui mérite d’être dans la bibliothèque de tout mélomane ou de tout individu curieux.

Jean-Michel Dauriac – mars 2022


[1] Je suis resté au Blackberry avec son clavier physique et sa 3G+, c’est dire mon archaïsme coupable !

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