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Catégorie : les critiques

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Les héritiers de l’avenir

Trilogie romanesque russe

Le cahier, Cent un coups de canon & L’éléphant blanc– Editions J’ai lu, 1974 & 1976.

Voici une trilogie que j’ai lue il y a plus de quarante ans et que j’ai eue envie de relire, car j’en avais gardé un souvenir positif. De plus, ayant beaucoup travaillé ces dernières années sur la Russie de Tolstoï et la belle biographie d’Henri Troyat, je voulais vérifier mes impressions, avec une meilleure connaissance de ce pays et de son histoire que lors de ma première lecture. Mais il s’est avéré que j’avais eu le tort de prêter un des volumes et qu’il ne m’a jamais été rendu. Il a fallu un concours de circonstance pour que je fasse cette relecture : j’ai trouvé les trois volumes dans une boîte à livres, en bon état, dans la collection J’ai lu, au format de poche (voir photographie ci-dessus).

Quel est le point commun entre le Camus de La peste, le Céline de Voyage au bout de la nuit ou le Houellebecq de Soumission ? Ils racontent d’abord une histoire. Bien sûr, ils ne racontent pas qu’une histoire, mais chemin faisant peuvent exposer leurs idées, donner à voir leur vision du monde ou exposer leurs doutes. Un grand roman est l’alliage d’une histoire et d’idées. S’il n’y a que l’histoire, c’est un roman de gare ; s’il n’y a que des idées, c’es le Nouveau Roman, et ça vous tombe des mains. Ensuite la palette est très ouverte et va de grands narrateurs comme Troyat, B. Clavel ou R. Barjavel à des auteurs plus ambitieux, comme Milan Kundera ou Paul Auster. C’est la grande force du roman de pouvoir prendre toutes ces formes. Mais, à la base, il y a une ou des histoires. Henri Troyat a fait partie de ces auteurs extrêmement populaires des années 1960 à leur mort, comme Clavel, Bazin, Michelet… Le peuple lecteur aime être emporté par un récit, il est prêt à dévorer des tomes entiers. Troyat, comme Clavel ont écrit des séries romanesques qui ont fidélisé des millions de lecteurs. Les héritiers de l’avenir en est un exemple.

Que faut-il pour faire un bon roman populaire ? Deux bases essentielles : de bons personnages et un contexte intéressant. Le peuple français adore l’Histoire et, donc, les romans inscrits dans un cadre historique : qu’on se souvienne du succès massif d’Alexandre Dumas en son temps ! Troyat sait poser ces deux fondements avec beaucoup de sûreté. Dans cette trilogie, le contexte est sa chère Russie entre deux dates-clés de son histoire : l’abolition du servage (1861) et la Première Guerre Mondiale (1914). C’est, en gros le règne littéraire de Tolstoï. C’est la durée d’une longue vie pour l’époque. Pour les personnages, il va choisir un binôme assez improbable, et l’élargira à un trinôme pour la plus grande partie de l’œuvre. Son binôme associe un noble, fils de barine (grand propriétaire terrien), et un serf, né dans sa maison et grandi avec lui. A ce duo improbable, il ajoutera un ami du jeune noble, qui partagea son existence pendant près de cinquante ans.

Le thème principal de cette trilogie est le militantisme révolutionnaire russe vu d’en bas. Nos héros vont pratiquer l’attentat, à une époque où les révolutionnaires croyaient que la terreur qu’ils inspiraient pourrait créer les conditions de la Révolution. En Russie, ce fut une époque d’une cinquantaine d’année. Troyat fait évoluer ses personnages dans ce milieu et nous le fait, par la même occasion découvrir, un peu comme l’avait fait Dostoïevski avec Les possédés. Le livre s’ouvre et se referme sur le personnage central, Klim, le serf du domaine de Znamenskoïé, serviteur du barine Vassili Petrovitch Variaguine. Il a le même âge que son fils, Vissarion. Les deux enfants joueront ensemble toute leur enfance, mais chacun dans son rôle. Klima aura la chance que son maître lui apprenne à lire, écrire et calculer, ce qui est très rare pour un serf. Cela lui sera fort utile, toute sa vie durant. Entre les deux enfants se crée un lien indéfectible mais assymétrique : Klim sera toujours l’obligé de Vissarion, même quand le servage aura été aboli. Il se sentira toujours lié indéfectiblement à lui, même quand celui-ci le perdra au jeu (fin du premier volume, Le cahier). Il se retrouveront des années après, alors que Klim, masseur dans une étuve, est sur le point d’épouser la fille du propriétaire et d’accéder à un nouveau statut social. Il décide alors de partir avec son ancien maître qu’il appellera toute sa vie le bartchouk (le petit barine), même s’il découvre alors qu’il est un militant clandestin recherché par la police, suite à un attentat dont il connaissait l’auteur. Le second tome est le récit de la vie errante des trois personnages, sans cesse changeant d’adresse, tentant d’éduquer les masses paysannes, sans succès, puis préparant des attentas contre des agents du gouvernement. Au binôme Klime-Vissarion s’est joint l’ami de celui-ci Stopia, et sa sœur Ida. Stopia est le type même du militant froid et déterminé qui sacrifie tout à la cause. Troyat nous fait partager cette existence de fuyard perpétuel, sans cesse traqué ou supposé l’être. Klim suit son batchouk par absolue fidélité, mais il ne saisit pas les subtilités des discussions révolutionnaires ; il est là pour servir ; Et bien qu’il soit libre, Vissarion le traite toujours comme son domestique, ce dont l’autre est ravi. Le Tsar Alexandre II est assassiné et notre trio (qui a perdu Ida, morte de maladie) est repéré par la police (fin du second volume). Le dernier tome nous fait retrouver nos personnages bien des années après, à Paris. Ils ont dépassé les soixante-dix ans, sont de vieux militants que personne n’écoute plus guère et vivent chichement en cousant des parapluies. Troyat va user de la technique du flash-back, par le biais du cahier de Klim. On se souvient que c’était le titre du premier volume. Ce cahier était celui que Klim s’était fabriqué avec des feuilles récupérées et où il tenait son journal. Il a continué, même pendant les années clandestines – il détruisait les feuillets après les avoir écrits -, et installé à Paris a entrepris de mettre au clair tous ses souvenirs. C’est par cette rédaction que Troyat nous fait revivre les années qui se sont écoulées entre la fin du tome II et le début du tome III. Ce sont les années de bagne, car ils ont été arrêtés tous els trois et condamnés à vingt ans de bagne en Sibérie. Après avoir purgé leur peine, alors qu’ils étaient assignés à résidence, ils se sont évadés par Vladivostock, allant au Japon, puis aux Etats-Unis et, enfin, à Paris, tout cela avec le réseau des militants. Le troisième volume est gris, déclinant comme l’est une vie avancée. Troyat en profite pour faire apparaître plus clairement la psychologie de ses personnages : Stopia est aigri, borné et sans nul doute malheureux ; Vissarion est égoïste, sans grande personnalité et sans noblesse humaine : Klim est simple, naturel, généreux et toujours sincère. Il a, par exemple, toujours gardé sa foi orthodoxe, dans un milieu d’athées vitupérant. Nous partageons leur crépuscule, avec ses mesquineries et ses déceptions. Ils ne sont plus dans le coup et s’en rendent bien compte. Ils se retrouvent, pauvres exilés, feignant toujours d’attendre le Grand soir. La maladie frappe, même Klim, solide comme un roc, qui a une congestion pulmonaire qui le met à genou. Durant celle-ci, Vissarion révèle sa petitesse d’âme en souffrant des soins que l’on donne à « son » domestique. Son seul rêve est d’abord, d’acheter une baignoire, ce qu’il fait, à crédit, en détournant des fonds du travail commun : c’est elle, « L’éléphant blanc » du titre. Puis il se met en tête d’acquérir un chauffe-bain à gaz et en rêve secrètement sans y parvenir. Stiopa meurt brutalement d‘un arrêt cardiaque. Vissarion et Klim s’ennuient, seuls, et prennent des étudiants en location, mais aucun ne trouve grâce auprès de Vissarion, qui le renvoie tous. Vissarion meurt. Klim est seul, le livre s’achève. Soixante ans de vie racontée sur fond de société russe en ébullition .

Troyat aurait-il des idées à partager ? Les intellectuels ne le pensaient pas : il suffit de voir avec quels mépris nos professeurs nous regardaient quand nous leur disions, jeunes, lire ces auteurs. Le syndrome élitiste a toujours collé à la peau des intellectuels : c’est leur seul quartier de noblesse. Un auteur qui vend beaucoup de livres et régulièrement est forcément un démagogue (au mieux) ou un piètre écrivailleur. Notez que le même raisonnement sévit dans la musique, la chanson ou le cinéma. Il était donc inutile de perdre du temps à chercher des idées et une vision du monde chez des auteurs à succès. J’ai senti, dès mon adolescence, à quel point cette posture était fallacieuse. J’ai donc suivi mon chemin sans tenir compte des diktats de la bien-pensance littéraire, et arrivé au soir de ma vie, j’en suis vraiment heureux.

Je vais faire une comparaison avec un autre auteur russe que je connais fort bien : Léon Tolstoï. Dans ses trois grands romans, La Guerre et la Paix, Anna Karénine et Résurrection, il raconte des vies, souvent inspirées par des faits divers appris d’amis magistrats. Tout lecteur attentif de ces ouvrage sait à quel point il su y faire passer ses doutes, ses critiques et ses rêves, notamment par le biais de ce qu’on a appelé ses « doubles romanesques ». Mais sans la force de l’histoire racontée, toutes ses idées n’auraient jamais atteint la grande masse russe. Lui-même a d’ailleurs dit, après sa conversion chrétienne, en 1879, que ces romans étaient des amusements sans intérêt, avec son excès habituel. Je ne prendrai qu’un seul exemple. Dans La Guerre et la Paix, il brosse en quelques pages le portrait d’un homme du peuple, Platon Karataïev, un prisonnier des Français, emmené en otage lors de leur retraite depuis Moscou. Ce personnage simple parle avec le héros du roman, Pierre Bézoukhov et, à travers lui, on entend la voix de Tolstoï exprimer sa vision du monde. Platon K. est devenu une grande référence de la littérature russe, alors que ce n’est qu’un personnage de passage, sur quelques pages du roman. C’est là toute la force du romancier de savoir choisir un moment et un personnage, dans l’histoire, pour nous interpeller. Troyat n’est certes pas Tolstoï, mais il sait parfaitement faire cela. Et j’ose dire que le personnage de Klim est tolstoïen « par destination ». Sa figure d’homme simple, de moujik serf, illumine toute la trilogie et l’auteur sait el faire sans appuyer sur tel ou tel trait, sans délivrer de longues tirades. C’est le journal, fort simple, de Klim qui nous ouvre son cœur, et ce cœur est simple et pur. Ici, Troyat rejoint évidemment Tolstoï et sa passion pour les moujiks, qui déplaisait tant à son épouse, Sophie. Klim ne croit pas à la violence, il la récuse, même si, par fidélité absolue à son bartchouk, il en est le complice involontaire et en paiera un prix lourd. Il n’a jamais fait souffrir quelqu’un volontairement et on le voit même prier pour les victimes des attentats que commettent Vissarion et Stopia. Cette trilogie est un éloge de la simplicité du cœur. En face de quoi, Vissarion et Stopia sont des êtres sans pitié ou sans empathie, des égoïstes de leur cause ou de leur personne. Le bartchouk est dépeint, à petites touches, comme une sorte d’hypocrite inconscient, qui milite pour l’égalité, amis ne sera jamais capable de la mettre en œuvre avec l’être qui lui est le plus nécessaire et qui l’aime le plus, Klim. Il garde toute sa vie ses préjugés de classe et sa façon de traiter Klim et de lui parler est absolument scandaleuse, surtout dans un milieu social-révolutionnaire. Le lecteur n’éprouve aucune sympathie pour lui, car il n’offre rien à autrui. Quant à Stopia, son ami, avec lequel il ne cesse de se disputer, c’est l’archétype du fanatique. A aucun moment, durant les deux volumes où il est un personnage majeur, on ne le verra faire preuve d’affect, d’altruisme. La Cause justifie absolument toutes les turpitudes et rejets. C’est un personnage dostoïevskien, au mauvais sens du terme, sans aucune place pour le doute ou l’écoute de l’autre. Klim écrase ces deux égoïstes de tout son amour et sa bonté ; c’est sa belle figure qui reste devant nous quand nous arrivons au point final : il est d’ailleurs le seul encore en vie.

Ces trois romans ne manquent pas de souffle. Même si l’on peut trouver le second volume un peu long (il y a au moins cent pages de trop !), l’ensemble se lit avec passion. Le style de Troyat est efficace, parfaitement adapté à son objectif. Certes,  ce n’est pas un innovateur, ni en matière stylistique, ni en matière narrative. C’est du travail classique d’artisan talentueux. C’est l’exemple même des livres que l’on a envie de lire pour se détendre, s’évader et cesser de porter toute la misère du monde.

Jean-Michel Dauriac

P.S : on trouve très facilement ces ouvrages en occasion sur les sites de bouquinerie.

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Pour en finir avec les grandes villes – Manifeste pour une société écologique post-urbaine

Guillaume Faburel – Paris, Le passager clandestin, 2020. 170 pages, 13€.

Ce petit livre, paru en plein confinement, est à la fois un réquisitoire contre les métropoles ou les villes qui les singent et une série de pistes pour sortir de cette situation urbaine insoutenable à long terme. L’auteur y alterne des textes personnels et des témoignages de particuliers, tous en lien avec les thèmes des divers chapitres.

J’ai chroniqué son dernier livre, Indécence urbaine, qui reprend et développe davantage les thèmes de ce manifeste. Je ne reprendrai donc pas le détail de son argumentation, renvoyant le lecteur à mon texte sur le dernier livre : https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=1014.

Le constat des dégâts urbains est établi dans les six premiers chapitres. Il est à noter que ce constat n’en reste pas à la déploration technique, comme c’est le plus souvent le cas. En général, les critiques urbaines portent sur ce qui serait des dysfonctionnements. Il suffirait alors, après avoir signalé ces défauts, de proposer des solutions techniques pour corriger le tir et poursuivre sur la voie du progrès et de l’urbanité. Ce n’est pas la démarche de G. Faburel. Il va au cœur du problème, qui est bien l’idéologie libérale. Cela dépasse le traditionnel clivage droite-gauche, car tous les partis de gouvernement partagent la même croyance au libéralisme. Faburel dénonce sans modération le coupable de cette fuite en avant métropolitaine : le libéralisme économique érigé en seule voie subsistante. Dans le chapitre intitulé La conversion néolibérale de nos vies, l’auteur montre comment l’économie a créé un mode de vie qui crée lui-même un habitus politique, souvent inconscient. C’est ainsi que la gauche historique a été sapée de l’intérieur par le virage social-démocrate, puis social-libéral. Il apparaît que toute résistance à la déferlante métropolitaine est vaine sur le long terme. Les pouvoirs politiques savent fort bien utiliser les espaces et populations qui se veulent résistants, d’abord en les combattant mollement, puis en les intégrant à  la ville (voir l’Espace Darwin à Bordeaux, par exemple) et, in fine, en les digérant purement et simplement. On retrouve ici la grande force de subversion du capitalisme. J’avais fait la critique d’un essai paru en 2006 en version française, Révolte consommée – le mythe de la contre-culture, auquel je renvoie le lecteur : https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=35.

Guillaume Faburel, professeur de géographie à LYON II

Il ne peut y avoir de vraie résistance et de lutte qu’en quittant ces métropoles. C’était déjà la position de Jacques Ellul en 1991. En voici un extrait significatif :

« L’urbanisation est un scandale

Une doctrine globale de la société, de l’homme aussi, radicale?: par exemple la très simple et totale situation de la concentration folle des populations et de la désertification des campagnes. Nous sommes là en présence de la «?crux?» la plus décisive, aussi bien de l’écologie que de l’économie. Il ne s’agit plus, comme l’«?écologisme mou?», de dénoncer «?certains scandales de l’urbanisation?». Non?: c’est l’urbanisation elle-même qui est depuis plus de cinquante ans le scandale.

Il faut aménager un étalement des populations sur l’ensemble du territoire et détruire les agglomérations urbaines buboniques. Bien entendu cela ne se fera jamais par mesures autoritaires. Mais par des déplacements d’intérêts?: si vous rendez la vie du paysan plus attrayante, plus équilibrante, plus enrichissante, si vous assurez des services sanitaires, sociaux, scolaires, communicationnels meilleurs que ceux de la ville, si vous garantissez un logement rural supérieur à tous points de vue aux «?grands ensembles?», si vous offrez un travail rémunérateur et intéressant à la campagne, si vous soutenez une production rurale de qualité (contre les saletés des élevages en batterie et des légumes d’engrais), si vous garantissez des revenus normaux à tous les paysans, si vous empêchez le suréquipement «?technique?» (aboutissant à un endettement inépuisable), alors je suis certain que le fameux exode de la campagne vers la ville se retournera et que l’on assistera à un retour des chômeurs vers la campagne.”

Jacques Ellul, Ecologie et politique, article paru dans Combat Nature de mai 1991.

Ce que ce manifeste propose s’inscrit de fait dans la droite ligne de la dernière phrase de cet extrait. L’auteur propose d’organiser une nouvelle manière de vivre autour de trois verbes : Habiter, coopérer et autogérer. Pour réaliser ce projet il énonce, dans le dernier chapitre sept grandes orientations que je me bornerai ici à énumérer :

  1. Organiser des Etats généraux autonomes [cette proposition est, de loin, celle qui m’enthousiasme le moins, tant elle rappelle les fameux « Grenelle de … » que les derniers présidents français ont utilisé pour désamorcer toute contestation.]
  2. En finir avec le BTP.
  3. Renaturer la terre.
  4. Habiter sans bétonner.
  5. Réorienter et augmenter les ressources budgétaires [vers les secteurs nouveaux de cette manière de vivre non urbaine].
  6. Autogérer des biorégions par un confédéralisme communaliste [mariage du retour à des régions à base naturelle et à une pratique d’inspiration anarchiste].
  7. Reprendre la main et reprendre pied dans la connaissance du vivant.

Ces sept pistes peuvent, en effet, être une bonne démarche pour changer de mode de vie et revenir à une société plus en harmonie avec le milieu géographique naturel. Il ne faut cependant pas se cacher le fait qu’il s’agit là de propositions globalement assez utopiques dans le contexte actuel. Les projets et démarches qui existent en ce domaine sont certes intéressants, mais extrêmement marginaux quantitativement. La vraie question préalable est donc : comment faire changer les mentalités et faire en sorte que les écailles tombent et que les yeux s’ouvrent ?

Ce petit livre n’apporte évidemment aucune réponse à cette question première. Mais il ouvre la porte à une stratégie alternative à la vie moutonnière que promeut et promet la métropolisation. Ne serait-ce que pour cela, il mérite notre attention.

Jean-Michel Dauriac – octobre 2023.

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Règlement de compte chez les Daces : Ma Roumanie communiste

Ma Roumanie communiste

Catherine Durandin, Paris, L’Harmattan, 2023.

Catherine Durandin est un nom que tout lecteur curieux ou tout chercheur ou étudiant s’intéressant à la Roumanie contemporaine connaît, car elle est l’une des meilleures spécialistes françaises de ce pays et y a consacré une bonne partie de sa carrière de chercheuse[1]. Historienne de formation, elle a écrit des ouvrages d’histoire de ce pays qui ont été salués en leur temps pour leur rigueur. Elle a également écrit de nombreux articles pour des revues[2]. C’est donc un auteur expérimenté et une personne savante en la matière. Ce livre ne fait d ‘ailleurs que confirmer ces affirmations.

Je dois, avant de parler du livre lui-même énoncer deux faits qui me semblent importants :

D’abord, je dois préciser que je connais assez bien la Roumanie, certes bien moins que madame Durandin, mais beaucoup plus que beaucoup de gens qui en parlent ou en font un sujet de cours. Comme elle, j’ai séjourné à de nombreuses reprises dans ce pays et m’y suis fait des amis fidèles. Comme elle, j’ai appris la langue roumaine, afin de pouvoir converser avec les habitants et lire dans les publications du pays. Comme elle, j’ai une formation universitaire qui m’a donné des outils d’analyse précieux pour avoir du recul sur le pays et ses habitants. Mais ma connaissance vécue débute juste après la chute de Ceaucescu. Elle, c’est l’histoire, et moi, la géographie. J’ai donc beaucoup apprécié son livre, comme je vais le montrer plus bas, d’autant plus que ce n’est nullement un ouvrage universitaire, mais bien plutôt un retour d’expériences et un album de famille.

Ensuite, je me dois de dire que la lecture de ce livre, pour être plaisante, doit s‘appuyer sur une réelle connaissance de l’histoire récente de la Roumanie et de sa formation en tant que nation et Etat. Faute d’avoir un solide bagage en la matière, le lecteur ne percevra pas l’intégralité de la réflexion ou ne pourra pas la contextualiser. C’est exactement la même chose que pour lire les mémoires des dissidents soviétiques. C’est donc plutôt, par son sujet et son positionnement, un ouvrage pour initiés.

Catherine Durandin, historienne, spécialiste de la Roumanie contemporaine

Le récit couvre une période d’une cinquantaine d’années, de la fin des années 1960 à 2016. Celle qui va pour la première fois en Roumanie en 1967 est une jeune étudiante naïve ; celle qui conclut l’ouvrage en 2016 est une professeure d’Université chevronnée au seuil de la retraite. C’est donc la mémoire de toute sa vie intellectuelle et professionnelle qui est ici rassemblée, sur le thème de ce pays. Il faut bien garder le titre choisi à l’esprit, Ma Roumanie communiste ; c’est cet angle-là qui arme toute la problématique du récit. C’est une histoire subjective vécue de la Roumanie de Ceaucescu aux crises actuelles de gouvernance. L’auteure a choisi, et elle a eu raison, de ne pas livrer un ouvrage de type universitaire, mais de revendiquer son expérience et de parler à la si redoutée première personne, que les universitaires refoulent toujours au nom de l’objectivité « scientifique », qui est une escroquerie dans les sciences dites humaines. On apprécie vraiment qu’il y ait une incarnation des sujets abordés. Ce qui n’empêche pas Catherine Durandin d’écrire en historienne et de sourcer toutes ses références. Le livre allie donc la rigueur méthodique nécessaire et l’engagement personnel.

Je n’ai pas l’intention de résumer le contenu de ce livre, qui est dense et complexe parfois. Il faut le lire, lentement, pour l’assimiler. Je voudrais plutôt donner des éléments d’analyse et de critique.

L’auteure nous montre, au cours de sa relation écrite, que sa perception du pays et des habitants a beaucoup évolué. La jeune fille qui va à Sinaïa en stage d’été, en 1967, n’est pas équipée pour saisir le contexte national du pays. Elle est saisie par l’attrait de cette nation, par sa langue, sa culture et le dépaysement qui en découle. Il lui faudra bien des années pour interpréter ce qu’elle a alors vécu. De même, lorsqu’elle retourne en Roumanie pour des recherches liées à sa thèse, elle est trop impliquée dans son travail pour bien appréhender le réel. Mais déjà elle découvre les failles derrière le décor. Il lui faudra avoir affaire aux services secrets du pays pour comprendre la paranoïa roumaine ; elle décide alors de ne pas revenir dans le pays. Si je me souviens bien, cela se produit tout à fait à la fin des années 1970. Pourquoi cette décision ? Parce qu’elle a été approchée par des barbouzes du régime, dans le but de lui faire comprendre qu’elle est surveillée. Elle a donc peur pour elle et les siens. Elle décide de poursuivre son travail sur la Roumanie, mais depuis la France. Elle ne reviendra dans le pays qu’après la chute du régime communiste.

Qu’a-t-elle découvert qui pourrait gêner le régime ? A dire vrai, rien d’important. Elle a simplement, avec le temps, vu les écailles tomber de ses yeux et compris que tout était très compliqué dans ce pays. A commencer par la notion d’amitié. Ce qui est très paradoxal, car il est très facile de se faire des amis quand on est Français, en Roumanie. Le pays jouissait jusqu’à ces dernières années d’une grosse côte d’amour, et nous étions particulièrement bien accueillis. Ceci étant renforcé par le grand nombre de locuteurs de notre langue, la maniant de fort belle manière.  Mais ce que Catherine Durandin va apprendre avec le temps (et que j’ai aussi appris de la même manière), c’est que, dans ces années Ceaucescu, on ne sait jamais qui est en face de nous. Est-ce la jeune fille roumaine complice, le professeur sympathique ou la famille d’accueil chaleureuse, ou bien ai-je affaire à des agents de renseignements des services de la Sécuritate, véritable état dans l’Etat. Suis-je en train de parler à cœur ouvert avec une collègue cultivée et critique ou à un membre du Parti soucieux de ne pas avoir d‘ennui ? Ces questions, qui n’apparaissent que lorsque le système devient compréhensible, finissent par rendre très méfiant, voire paranoïaque, et installent des rapports troubles. Même après la chute du communisme, les vieux réseaux sont restés en place et les mentalités ont mis beaucoup de temps à évoluer.

A cette ambiguïté de la relation s’ajoute la découverte des opinions parfois choquantes de ceux que l’on estimait être des amis, et donc partager des valeurs communes. C’est le vieux fond d’antisémitisme, refaisant surface inopinément. C’est le racisme brutal et revendiqué envers les Tziganes ou les hommes de couleur. C’est la revendication pensée comme légitime d’une dette de l’occident envers la Roumanie, au nom de sa souffrance sous le communisme et l’abandon présumé des Occidentaux. Ceci pour ne prendre que quelques exemples courants. Le cadre mental communiste a perduré dans les têtes bien après la chute du régime des Ceaucescu. L’Eglise orthodoxe considère, de son côté, que les pays de l’Ouest ont trahi la vraie foi chrétienne et se vautrent dans le stupre et le lucre. Il faudra que disparaisse la génération qui a vécu et étudié sous Ceaucescu pour que la Roumanie devienne vraiment un pays libéré. Cela ne veut nullement dire qu’elle doit tomber dans les défauts et travers que nous vivons en ce moment. Mais elle doit repenser sa place en Europe, sans chercher des responsables à sa situation.

Tout cela fait qu’il est difficile, dans les années que narre C. Durandin, d’avoir de vrais amis, sincères et non inféodés au régime. Elle raconte plusieurs de ses déconvenues, mais aussi quelques belles amitiés durables. Cependant, il est clair que cet état de fait a été douloureux pour elle, et que ce livre est aussi une catharsis en ce domaine.

A cette possible duplicité des rapports humains se superpose la duplicité politique du régime de N. Ceaucescu. Catherine Durandin établit très bien, progressivement au cours de son livre, le fait que le régime de N. Ceaucescu était la continuité du précédent et qu’il était tout à fait orthodoxe en termes de marxisme. C’est la forme que lui a donnée Ceaucescu qui a pu laisser croire le contraire. Mais s’est surtout le désir des pays occidentaux de voir dans ce dirigeant et son régime un opposant à Moscou, et une possibilité donc d’affaiblir le bloc soviétique. Le Conducator a su habilement manœuvrer pour installer cette croyance et l’entretenir par des gestes symboliques. Ensuite, les Occidentaux ne voyaient plus que ce qu’ils voulaient voir. L’auteure décrit le fonctionnement réel du pays, qui n’a rien à envier à la RDA, qui à la même époque, était taxée de fidèle laquais soviétique par les Occidentaux. L’aveuglement français a donc été grand. Et le réveil fut tardif, provoqué seulement par la mégalomanie du couple et les frasques d’Elena, et les révélations de certains dissidents réfugiés en France. Le désamour fut d’ailleurs à l’échelle de l’illusion précédente.

Tout cela établit donc le portrait d’un pays qui a manié la duplicité politique et l’a instillé dans la vie quotidienne de ses habitants, à tel point qu’il était difficile de savoir ce qu’ils pensaient réellement. On sent bien que là se trouve une blessure intime de l’auteure, qui s’est sentie trahie par certains de ceux qu’elle croyait être ses amis. La période des 30 dernières années, qui clôt rapidement le livre, montre comment les hiérarques du régime et les cadres de tous niveaux se sont très vite reconvertis au capitalisme et à ce qu’ils croyaient être la démocratie. Comme C. Durandin, j’ai croisé d’ anciens directeurs communistes de fermes d’Etat ou d’usines, qui avaient racheté pour rien l’outil de travail, parfois en ayant saboté eux-mêmes les machines, pour justifier de ce rachat dérisoire. Cela a existé à tous les niveaux. J’ai connu un ancien professeur de marxisme qui est devenu, après la Révolution, professeur de religion ! Un des vestiges les plus tristes de la période communiste est la prévalence de la corruption, présente à tous les étages de la société. Je l’ai vue en action lors de mes années de travail humanitaire et de solidarité. Tout témoigne du fait qu’elle est encore très présente, malgré la lutte acharnée de certains acteurs roumains (comme la procureure Laura Kövesi)

Le portrait que dresse Catherine Durandin de la Roumanie communiste est tout à fait vrai. Elle a acquis une très grande expérience de ce pays et son témoignage est précieux. Pour clore sur la forme, je dirais que j’ai été surpris des grands contrastes de qualité de l’écriture. L’essentiel est écrit dans un style serré et tout à fait correct. Mais par endroits, certaines pages apparaissent comme des brouillons ou des ébauches non relues. Cela vient nuire à la cohésion du livre, c’est bien dommage.

Cette restriction étant exprimée, je recommande la lecture de ce livre, en réitérant les précautions initiales.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, septembre 2023.


[1] Pour plus de renseignements consulter les sites suivants : https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Durandin, pour des indications biographiques et une liste d’œuvres ; https://data.bnf.fr/fr/12105197/catherine_durandin/ pour la bibliographie.

[2] Voir, par exemple Diploweb : https://www.diploweb.com/_Catherine-DURANDIN_.html

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