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Catégorie : les critiques

rassemble tous les écrits critiques

Vivre avec nos morts – Delphine Horvilleur

Paris, Grasset et Fasquelle, 2021.

Sortir, au temps du Covid, un livre titré Vivre avec nos morts peut sembler relever de la provocation. D’autant plus que le titre lui-même est un oxymore. Or, quiconque a perdu un être cher sait bien que nous vivons entouré de nos morts. Ils sont plus ou moins discrets, plus ou moins nombreux, mais ils hantent notre vie, sporadiquement pour certains, continûment pour d’autres. En réalité, ce livre tombe plutôt à point nommé, dans un temps où la mort s’est faite bien plus visible et a quitté le paravent des EPAHD pour envahir nos écrans de télévision et nos journaux. Disons de suite que le livre ne traite pas du tout des morts du Covid, mais s’inscrit dans une démarche bien plus large, qui est celle de la manière d’accompagner les familles lors d’un décès. C’est donc, au sens théologique, un ouvrage de pastorale. Mais il n’est évidemment pas réservé aux ministres du culte et il faut en recommander la lecture à tous.

La plupart des chapitres portent des noms des prénoms de personnes décédées que l’auteur a connu et/ou accompagnées. Le choix très large permet de parler aussi bien des hommes que des femmes, des enfants comme des vieillards, des malades comme des bien-portants. Chaque chapitre met très adroitement la lumière sur un thème², à partir des circonstances  du décès. On traitera ainsi successivement de la laïcité,, de la mort des enfants, de la Shoah… Il s’agit donc d’un livre de citoyenneté également, qui peut servir de base pour un dialogue de société.

Mais le lecteur trouvera aussi dans ce texte un art consommé du portrait, qui rappelle que l’auteur est un écrivain. La lecture est donc largement facilitée par la fluidité du style.

Un troisième trait distingue pourtant radicalement ce livre d’un essai ordinaire. C’est avant tout une très belle introduction au judaïsme, par la petite porte des funérailles. Le lecteur qui ignore totalement ce que peut être le judaïsme sera sans doute un peu dépaysé, mais s’il fait l’effort de mémoriser ce qu’il rencontre, il sortira de ce livre avec une certaine idée de la religion juive. Delphine Horvilleur a l’intelligence de distiller à très petites doses les informations religieuses et théologiques, ce qui rend son texte lisible par tous les publics. Et pourtant, le judaïsme est partout ! Ici, une citation du Talmud, là une coutume évoquée, ailleurs une cérémonie décrite. Il s’agit d’une imprégnation homéopathique, pas d’un cours.

On voudrait citer de nombreux passages, tant le livre est riche et réussi. Mais il faut se limiter, pour laisser le futur lecteur faire ses découvertes. Je ne citerai donc que quelques phrases prises au long de la lecture.

Voici une intéressante définition de la laïcité, tiré du  chapitre intitulé « Elsa » :

« La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu’il est mort ou inventé. Elle n’a rien à voir avec cela. Elle n’est fondée ni sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu’il est habité, mais sur la défense d’une terre jamais pleine, la conscience qu’il y reste toujours une place pour une croyance qui n’est pas la nôtre. La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. » (p. 28-29).

Le livre tourne autour du thème de la mort. Le judaïsme, matrice des grands monothéisme, aborde évidemment ce sujet. Mais nous sommes souvent ignorants, nous les chrétiens ou les musulmans, des croyances juives. Voici un autre extrait sur la vie post-mortem.

«  La Thora ne parle pas de vie après la mort. Les personnages, un à un, meurent, et pour certains à un âge très avancé. De Noé à Mathusalem en passant par tous les patriarches et leurs familles, au jour de leur mort, il est simplement dit d’eux qu’ils « rejoignent les leurs » (Genèse 35 :29 ou Genèse 49 :33) ou « dorment avec leurs pères » (1 Rois 2 :10). Leur disparition les inscrit simplement dans la lignée de ceux qui les ont précédés, et ils quittent le monde dorénavant habité par ceux auxquels ils ont donné naissance. » (p.115)

L’homme s’inscrit, pour le judaïsme, dans la suite des générations qui peuplent la terre. D’où la manière d’ensevelir els défunts :

«  Dans le judaïsme, le défunt n’est pas enterré dans une tenue de ville ou dans ses « vêtements du dimanche ». Avant d’être inhumé, il est préparé, lavé puis paré d’une tunique blanche spécifique dans laquelle il sera enterré. Cet habit reproduit symboliquement une autre tenue, à laquelle la Bible fait référence. Il s’agit du vêtement que portait le Grand Prêtre lorsqu’il officiait au Temple de Jérusalem il y a plus de deux mille ans.

La Thora décrit précisément comment le Grand Prêtre se purifiait, procédait à des ablutions et enfilait ses vêtements, tandis qu’il s’apprêtait sur l’autel à faire face au Créateur. Au Temple, le Cohen était l’homme qui pouvait approcher au plus près le divin, le seul qui avait le droit de pénétrer le Saint des Saints, c’est-à-dire le droit de se tenir devant le Dieu invisible. Dans la tradition juive, chaque homme au jour de son inhumation endosse le même rôle sacerdotal. Il est lavé et paré des mêmes attributs, tandis qu’il s’apprêt lui aussi à rencontrer le divin. Son corps est enveloppé dans un linceul qui reproduit tous les éléments de la tenue sacerdotale. Chaque homme qu’on enterre est un Grand Prêtre, au jour de son départ. Il se prépare au même face-à-face. » (p. 49-50)

Le lecteur pourra ainsi mesurer la distance que le christianisme a pris au fil du temps avec la simplicité symbolique des débuts : nos sarcophages et lourds cercueils de bois ou de métal sont bien destinés à nous protéger d’une corruption cependant inévitable et inscrite dans le cycle de la vie. Les Juifs sont, jusque dans la mort le peuple de l’Alliance. Que font, au moment du décès, les chrétiens de la Nouvelle Alliance ? Question abyssale qui dépasse évidemment le cadre de cette recension.

Enfin, évoquons, encore par une citation, le lieu de repos des morts.

«  Où vont les morts ? Le seul lieu auquel la Thora fait explicitement référence est un endroit nommé Shéol où descendraient les disparus (voir Genèse 37 :35, « Je descends au Shéol endeuillé ».) S’agit-il d’un territoire ou d’un monde souterrain ? Le texte n’en dit rien. Mais l’étymologie du terme est éloquente. ²²² vient d’une racine qui signifie littéralement « la question ». On pourrait donc l’énoncer ainsi : après notre mort, chacun de nous tombe dans la question, et laisse les autres sans réponse ; Débrouillez-vous avec cela. » (P. 116)

On est bien loin des certitudes ou pseudo-certitudes que les chrétiens ou les musulmans ont construit autour de la notion  de Paradis. La question (shéol) reste ouverte et nous sommes condamnés à n’avoir que cette non-réponse si l’on est juif ou si l’on prend au sérieux le Premier Testament.

Mais le lecteur aurait tort de croire que ce livre est un ouvrage rébarbatif de théologie. Les quelques extraits que je viens de citer sont presque les seuls de cette nature. Le reste est beaucoup plus narratif. Il faut renvoyer le lecteur au chapitre « Marceline et Simone : au jour du Jugement », qui est un des plus drôle et des plus réussis de ce livre. Delphine Horvilleur y parle des « filles de Ravensbrück », comme se nommaient elles-mêmes Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, deux survivantes de la Shoah. On ne peut imaginer deux personnalités plus différentes, et pourtant elles furent amies à la vie à la mort. Comme ce chapitre, chaque thème recèle des perles que je vous laisse découvrir.

J’avais chroniqué, il y a quelques années, le premier livre d’ D. Horvilleur, En tenue d’Eve. Il faisait déjà preuve des qualités qui se sont épanouies depuis et que ce dernier ouvrage met clairement en lumière. Vivre, c’est accepter que la mort nous attende. Tout déni est porteur de dysfonctionnements, tant personnels que sociétaux. Si cette « pandémie » de Covid19 avait seulement servi à remettre la mort dans la vie et nos morts dans notre vie, alors elle aurait été utile. Bonne lecture et bonne réflexion.

Jean-Michel Dauriac

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Paysage Intellectuel français (PIF) – A propos de La guerre des idées – Enquête au cœur de l’intelligentsia française

Paris, Robert Laffont, 2021 – 19 €.

Les gens intelligents n’écrivent pas toujours des livres à leur image, mais il est impossible que des crétins écrivent un jour des livres intelligents. Eugénie Bastié est connue dans le monde du journalisme parisien pour être une jeune femme qui a de la réflexion, des convictions et de l’intelligence. De la réflexion, ce livre en fait preuve à chaque page. Des convictions, nous les connaissons par ses interventions dans le débat public et son choix d’écrire dans Le Figaro : elle est classée par la doxa dominante comme conservatrice (ce qui je l’espère ne découragera pas les lecteurs de lire cet ouvrage). De l’intelligence, elle en fait preuve dans chacune de ses livraisons d’article et en fait une démonstration approfondie dans cet ouvrage. Elle est une des meilleures expertes des débats actuels et du monde intellectuel français. Le présent livre représente trois années de recherches, rencontre et réflexion. Ce n’est donc pas un livre de circonstance appelé à disparaître dans les poubelles de l’édition sitôt que paru.

Nous avons dans ces pages un mélange de plusieurs genres de livre. Il y a des pages historiques qui s’inscrivent dans la grande tradition du XXème siècle d’histoire des idées, disons à partir de la publication de La trahison des clercs de Julien Benda, en 1927, ce qui donne presque un siècle de panorama. La France a une longue tradition intellectuelle, depuis l’humanisme du XVIème siècle, tradition de débat, mais aussi de polémiques, de guerres d’idées et de guerres tout court. Or, la période récente, soit le début de XXIème siècle, manquait d’une synthèse actualisant les termes et les personnages du milieu intellectuel français. E. Bastié comble ici une lacune et fait ainsi le lien avec les grandes références précédentes, c’est-à-dire les travaux de Raymond Aron, Michel Winock ou le tandem Sirinelli-Ory. On pourra désormais poser La guerre des idées à leur côté sur l’étagère d’une bibliothèque d’honnête homme de notre siècle.

Nous avons également affaire à une collection de portraits des divers intellectuels évoqués dans le cours du livre. Au cours de ces trois ans de recherche, l’auteure a rencontré une trentaine de penseurs français de tous bords. Elle en donne la liste en fin de volume. Ils sont cités sous rappel de ces entretiens tout au long du livre. Elle a donc appliqué la méthode sociologique de terrain, ne se contentant pas de lire leurs livres, mais allant leur poser des questions qui éclairent leurs oeuvres et leurs positionnements. Elle a su faire preuve d’une objectivité méthodologique dans son écrit, traitant avec la même rigueur et équanimité les gens dont elle partage les avis et ceux qu’elle combat. C’est particulièrement net dans toutes les pages qui traitent de la cancel culture et des modes importées des Etats-Unis. Car là est la grande nouveauté de cette période de notre histoire intellectuelle : à la mondialisation économique et financière correspond, fort logiquement, une mondialisation des idées et pensées, qui agit selon les mêmes principes des rapports dominants-dominés. Or, pour la première fois sans doute, la France apparaît comme dominée au plan intellectuel. On aura beau arguer du fait que c’est la French Theorie [1]qui a construit la base de ce mouvement, cela ne saura pas suffire à effacer la subordination présente de notre débat d’idées au vent américain soufflant de l’Ouest. E. Bastié présente les acteurs de ces débats de manière la plus neutre possible.

Mais ce livre est également un livre politique, au travers de l’histoire des idées. A l’issue de sa lecture, je suis certain que beaucoup de lecteurs de bonne foi mais peu au fait de tous les dessous de la vie intellectuelle auront une idée bien plus claire de la situation réelle actuelle. L’auteur aborde explicitement la situation de l’université française, qui est un des nœuds de cette guerre des idées. Le grand public ignore de quel poids pèse l’université dans le débat, par une tradition bien française qui donne un poids disproportionné aux universitaires. Il suffit de regarder les plateaux télés et de lire les pages débats des grands journaux pour voir qu’ils squattent sans vergogne toutes les positions. Il est quasiment impossible à un penseur qui n’appartient pas au sérail d’espérer avoir accès à une tribune écrite ou audio-visuelle. Seuls ceux qui ont réussi à s’imposer par leurs ventes de livres échappent à cet ostracisme : c’est le cas de Michéa, Onfray ou Guilly. E. Bastié balaie les différents aspects de la guerre intellectuelle, passant du populisme à la sociologie, en insistant sur la montée de la culture Woke, cette culture américaine de la capitulation devant la revendication victimaire minoritaire. Elle a pénétré nos facultés, surtout en sociologie, en histoire ou en littérature-philosophie. Les professeurs préfèrent faire la dos rond ou collaborer. Chaque mois nous offre des exemples précis de cette Révolution Culturelle de la culpabilité de l’homme blanc. Et pourtant, nous dit l’auteure, la France est plutôt une terre de résistance, alors que les Etats-Unis ont rendu les armes et offrent le pitoyable spectacle d’un pays sans pensée directrice. Puisse ce modèle en déliquescence entretenir l’esprit de résistance en France. Non qu’il ne faille pas faire justice aux victimes et parfois revoir complètement l’histoire, mais que nous soyons capables de ne pas nous ridiculiser en nous vautrant dans l’anachronisme et une sorte de « maoïsme culturel »  qui s’avèrera avec le recul du temps aussi stupide que celui de la Chine lors de cet épisode mortifère. Eugénie Bastié ne fait pas dans cet ouvrage affichage de ses conviction directement mais, par la rigueur de son travail et son organisation, elle apporte une contribution majeure au travail de résistance et à la lutte contre le relativisme si prégnant.

Vous l’aurez donc compris, ce livre est appelé à faire date et à rester comme un ouvrage de référence, un repère pour la compréhension des deux premières décennies du XXIème siècle en France.

Jean-Michel Dauriac – Juin 2021


[1] C’est le nom que les américains ont donné aux idées d’une génération de penseurs français adeptes de la théorie de  la déconstruction : Foucault, Deleuze, Derrida pour citer les plus célèbres là-bas. Les idées de Girard ou Steiner, qui enseignaient aussi là-bas en même temps n’ont pas eu le même retentissement.

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Une vie politique cohérente

Sur Qui veut risquer sa vie la sauvera – Mémoires – Jean-Pierre Chevènement – Ed. Robert Laffont, 2020, 490 p., 22€.

Je lis généralement très peu de livres d’hommes politiques français, à part le Général de Gaulle, tant leur contenu est médiocre, anecdotique et conjoncturel. Mais j’ai acheté celui-ci sans hésiter un instant. En effet, j’ai toujours tenu Chevènement pour un personnage singulier dans le paysage politique français de gauche. Par ailleurs, de ma longue traversée professionnelle dans l’Education nationale, je le tiens pour un des trois ministres valables que j’ai connus en 43 ans de métier, avec Roger Monory et René Haby.

Il faut évidemment poser un fait avant tout développement : je n’ai jamais adhéré à un des partis de Chevènement, pas plus qu’à aucun autre parti politique. Je suis par l’histoire de ma famille ancrée dans le socialisme français (SFIO, PSU et PS) sans y avoir moi-même adhéré, bien que je partage de nombreuses valeurs avec ce courant d’idées. Mais je situe mon engagement au-delà de ces groupes politiciens. Par contre, je me reconnais assez bien, par une décision rationnelle pragmatique[1], dans le terme « républicain », que je préfère à « démocrate », alors que Chevènement affirme à plusieurs reprises que la République est le nom de la Démocratie en France. De même, je ne puis me définir comme « nationaliste » ou même « patriote », à cause de la charge historique ce ces termes. Je rejoins Albert Camus pour dire que « la langue française est ma patrie », sachant que cette langue induit toute une culture, une géographie et une mystique. Le « Ché », comme on l’appelait, au PS, autrefois, se définit comme « patriote », et je respecte sa position, car elle est vraiment cohérente tout au long de sa vie. Il est aussi devenu, par la force des choses, « souverainiste », pour lutter contre la dérive européenne libérale et supranationale. En achetant cet ouvrage, je savais que j’allais donc lire les propos d’un homme qui croit à la France et la veut souveraine, dans une Europe qui serait autre chose qu’un grand marché.

Comme la mention « Mémoires », sous le titre, le laisse attendre, il se raconte tout au long de sa vie. Il y a donc une large part biographique, surtout au début, quand il évoque enfance et jeunesse franc-comtoise. JPC est d’une terre, le Jura, et il y tient beaucoup. Il est aussi d’un milieu où l’éducation et la culture étaient d’importance. Il parle avec beaucoup d’affection de ses deux parents instituteurs et de la place de l’école dans leur vie familiale. Cette hérédité explique d’ailleurs la qualité de son passage au Ministère de l’Education Nationale, où il accompli une véritable oeuvre de retour aux fondamentaux, malheureusement réduite à néant en quelques années, notamment par Lionel Jospin et son âme damnée, Claude Allègre. S’il donne quelques détails sur sa vie personnelle, il ne dévoile que le strict minimum. On comprend vite que la politique a été le centre de sa vie. Il appartient à cette génération d’après-guerre qui a cru au pouvoir de l’action politique, à tous les niveaux territoriaux. Bien évidemment, c’est le récit politique qui occupe la plus grande part de ces pages. C’est parfois un peu longuet, mais j’ai bien compris, car il le dit explicitement, qu’il voulait laisser un témoignage précis pour els génération suivantes.

On peut être lassé par ces longues énumérations de noms d’amis, de collaborateurs ou d’adversaires, qui apparaissent très souvent, selon els thèmes étudiés. Si je comprends bien qu’il est important pour lui de n’oublier personne et de rendre hommage aux camarades, l’ennui pointe souvent son nez et la tentation est forte de sauter ces pages (je ne l’ai pas fait, par respect pour l’auteur). Par ailleurs, Chevènement n’est pas Talleyrand ou De Gaulle, ce n’est pas un écrivain, et le style est correct, mais utilitaire, souvent technique, mais jamais lyrique ou poétique[2]. De plus, il y a, tout au long de ces 500 pages, un certain nombre de répétitions qui finissent par gêner. Je subodore que la rédaction ait été faite par des chapitres indépendants écrits dans le désordre et assemblés ensuite. Cela aurait été le travail de l’éditeur de lisser et homogénéiser le livre, il ne l’a pas fait, ce qui en surprend pas, quand on sait combien les éditeurs ont renoncé à ce travail ingrat de relecture et correction. Ce remarques techniques faites, je dois dire que cette lecture a été fort intéressante et instructive.

Tout d’abord, pour quelqu’un de ma génération (je suis né en 1954), il est plaisant de se replonger dans ce que l’on a vécu comme citoyen, en passant de l’autre côté du miroir. Je crois d’ailleurs que son lectorat est beaucoup plus à chercher chez les gens de ma génération que chez les jeunes, auxquels il semble destiner son livre. Je crois qu’il ne sait pas à quel point la jeunesse, à part les élites sursélectionnées, ne lit plus de vrais livres et encore moins des Mémoires. Si des jeunes le lisent un jour, ce seront malheureusement ceux qu’il a critiqués dans ces pages : les technocrates, les étudiants de Science Po, les énarques ou élèves de ce qui remplacera l’ENA… Quant au rôle mémoriel de l’écrit, il est tout aussi fragile, car la massification digitale éloigne de plus en plus de livres d’un tel volume.

Le livre contient une collection de portraits, mais ils sont à peine esquissés, de type impressionniste. Il met surtout en avant les qualités et défauts politiques. C’est particulièrement net pour François Mitterrand ou Lionel Jospin. On aurait aimé un peu plus de chair et de sang. Le personnage principal, c’est la France et sa politique, ainsi que ses hommes et femmes politiques. De ce point de vue, le témoignage est vraiment intéressant car nous avons une vision totale de la politique et de ses champs d’action. JPC fut maire, député, sénateur, président d’intercommunalité, ministre, apparatchik socialiste et chef de parti. Peu d’hommes ou de femmes peuvent en dire autant. Et dans la description de ses diverses tâches, il est complet et précis. Le livre pourra effectivement être très utiles aux professeurs ou étudiants de  sciences politiques, qui y trouveront à la fois des exemples concrets et des réflexions sur le jeu des pouvoirs. Comment créer un hôpital d’agglomération, comment défendre la France au Sénat, que faire quand on veut remettre l’école sur les bons rails, comment négocier les postes et les places sur les listes diverses ? Autant de sujets traités dans ces pages, avec clarté et sincérité.

Chevènement semble avoir une certaine idée assez élevée de son action, partout où il est passé. Il n’hésite pas à souligner l’importance de telle ou telle position, qui devient un fait causal majeur de l’histoire contemporaine. Au lecteur cultivé de faire le tri parmi ces affirmations. Il faut cependant admettre que son travail a été décisif dans certains domaines. Le programme du PS, base du Programme Commun de la Gauche, c’est lui. Les intercommunalités actuelles, c’est lui. La position de refus de la guerre en Irak, c’est lui aussi. La volonté de structurer représentativement les musulmans de France, avec le CFCM, c’est encore lui. La police de proximité, toujours lui[3]. Ce qui fait un bilan très satisfaisant pour un seul homme, quand on pense à l’absence de vraie trace que en laissent pas la plupart de ses collègues.

Au plan de la vision de la France et de sa place dans le monde, il a aussi agi avec conviction. J’ai découvert au fil de ce livre qu’en réalité Chevènement n’était qu’un « gaulliste de gauche » contrarié. Ce n’est évidemment pas une insulte, mais le résultat de l’analyse de ses propos. On retrouve d’ailleurs cela dans son combat européen, conte Maastricht et la constitution européenne. Ce n’est nullement un hasard s’il s’est alors retrouvé avec Philippe Seguin, que je trouve vraiment proche de lui. Pourquoi le « Ché » a-t-il choisi la gauche ? Sans doute en grande partie parce qu’il est arrivé trop tard dans la carrière, à un moment où De Gaulle était vieillissant et tirait sa révérence. Mais à qui lira ce livre lucidement, les similitudes entre De Gaulle et le maire de Belfort sont assez frappantes. Ses positions de ministre de la défense et de l’intérieur sont purement gaullistes, sans parler évidemment de la « certaine idée de la France » qui est la sienne. Même chose pour les rapports avec la Russie.

Ambiguïté encore de la pensée de Chevènement : son attitude face à la religion et à la spiritualité. Le titre de ses Mémoires et un morceau de verset de l’Evangile, une parole de Jésus. Il avoue une enfance avec une éducation religieuse qui ne lui déplaisait pas.  S’il s’est éloigné de cela et a professé un détachement banal au sein de la gauche française, il reste marqué par cette éducation (comme un Jospin ou un Rocard par leur protestantisme juvénile). Lors de son long coma où tout le monde a cru qu’il allait mourir, il a vécu une expérience assez proche des « morts imminentes » documentées. Il évoque ces moments dans un paragraphe de la page 372. Il avoue qu’il n’en a pas parlé à ses amis, sans doute par crainte de se faire moquer par des athées convaincus (ou croyant l’être).


[1] Mon idéal politique est clairement libertaire chrétien, mais je ne suis plus assez naïf pour le croire possible à mettre en œuvre à l’échelle d’un pays comme le nôtre. Si ej dois donc m’accommoder d’un système autre, je penche pour la « République ».

[2] Si l’on compare aux livres politiques de Philippe de Villiers, la comparaison n’est pas flatteuse pour Chevènement, qui est plus proche de l’écriture sans grâce de Sarkozy ou Hollande. Le Vicomte sait beaucoup mieux vendre sa marchandise, c’est un vrai styliste.

[3] Je ne parle ici que des réalisations nationales. Il est évident qu’il faudrait y ajouter tout ce qu’il a initié pour Belfort et la communauté d’agglomération Belfort-Montbéliard.

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