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Catégorie : dans l’actualité

De la bêtise journalistique à l’échelle mondiale

« Si l’on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l’on aurait honte de parler ou d’écouter, et l’on se condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles. Il faut donc s’accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit de fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l’intérêt des princes, le débit des beaux sentiments et qui reviennent toujours les mêmes… » La Bruyères, Les caractères De la société et de la conversation §4, p. 148-149, éditions La Pléiade.

Journalistes à la cafétaria

Nous assistons, médusés, à une démonstration d’ampleur mondiale de la bêtise journalistique dans toute sa splendeur. Quiconque observe les médias attentivement sur une période de plusieurs décennies, comme c’est mon cas, en simple lecteur, auditeur et téléspectateur, ne peut être que frappé par l’évolution régressive de cette corporation. Les belles âmes progressistes se sont longtemps gaussées des journalistes français à l’époque de l’époque du Général de Gaulle et son ministre de l’information. On a parlé de Franco, du fascisme, beaucoup moins souvent de l’URSS d’ailleurs, pour qualifier cette surveillance des médias français. Mais personne ne semble s’aviser qu’aujourd’hui il n’a même plus besoin de l’ORTF et du ministre associé pour que les journalistes soient aux ordres. Ils s’y mettent tout seuls, et immédiatement. Le bel exemple actuel l’illustre à merveille.

Je ne veux parler ici que de deux exemples : l’arrivée de Donald Trump au pouvoir et la guerre en Ukraine. Le raisonnement pourrait être élargi à tous les sujets importants de l’actualité.

L’élection de Donald Trump et son arrivée au pouvoir sont emblématiques de la soumission grégaire des plumitifs français. Tant que la corporation n’avait pas envisagé sa victoire, il était traité assez durement, avec une ironie mordante par la grande majorité des médias. Puis, la tendance s’est inversée et son élection est devenue probable, et même certaine, devant l’incapacité de ses rivaux. Et toute la grande famille de l’information a alors changé son fusil d’épaule et commencé à le traiter en homme d‘Etat, couvrant sa campagne de manière très favorable. Depuis son élection, avant même sa prise de fonction, c’est devenu de la flagornerie générale : « président Trump » par ci, « président Trump » par là. Les mêmes qui ricanaient – à juste titre – de ses âneries relatent ses faits et gestes comme celles du pape ou de la reine d’Angleterre à sa grande époque. A ce jeu, les chaînes d’information continue font la course en tête, les autres chaînes ne pouvant rivaliser avec le temps d’antenne que l’on accorde aux propos et attitude du nouvel oracle américain. Que ce malade mental fasse les déclarations les plus absurdes, peu importe, elles sont reprises aussitôt et commentées ad nauseam par les pseudo-experts appointés des divers médias. Il veut annexer le Canada, acheter le Groenland et reprendre le canal de Panama, transformer Gaza en Riviera purgée de ses Arabes, faire la paix en Ukraine en une journée… J’arrête là l’inventaire. N’importe quelle personne dotée de tout son bon sens, lisant ces propositions, conclura à la folie de celui qui les profère. N’importe qui, oui, mais pas les journalistes qui, eux, sont bien plus perspicaces et ont compris tout l’intérêt de ces propos… Ces crétins en meute crédibilisent donc à longueur d’antenne les paroles de celui qui relève de la psychiatrie. Et le fait qu’il ait été élu ne prouve rien sinon la défaite totale de la démocratie et la stupidité de l’électeur moyen américain, hélas en passe d’être rejoint dans cet abîme de bêtise par les électeurs européens, tous séduits par leurs Trumps aux petits pieds. Pourquoi agissent-ils ainsi, me demanderez-vous ? Sans doute d’abord parce que leur esprit critique est de la taille d’un pois chiche. En cela, ils sont les purs produits de la formation française dégradée depuis plus de trente ans. Mais il y a autre chose. Ils craignent tous d’être privés de visa pour les Etats-Unis s’ils se signalent agressivement contre le dément en chef, qui pratique la vengeance sauvage à satiété. Et surtout, ils obéissent servilement à leurs chefs et propriétaires, qui sont tous, d’une manière ou d’une autre, en affaires avec les Etats-Unis. Il faut donc éviter de se fâcher avec leur président, quel qu’il soit et quelles que soient les énormités qu’il puisse proférer. Voilà ce qui gouverne l’information aujourd’hui. Tout le reste n’est qu’habillage cosmétique. On glisse juste un peu de critique pour faire crédible, et le tour est joué. Les Français sont nourris au lait de cette mamelle corrompue et répètent fidèlement dans les sondages ce qu’on leur serine à longueur de journée.

Et c’est ici que l’on rejoint la guerre en Ukraine. Comme les deux sujets sont dorénavant liés par la grâce trumpienne, les journalistes font également tourner en boucle leur pseudo-information sur la situation en Ukraine et les projets de paix du génial taré d’outre-Atlantique. Trump va donc régler en quelques jours ce conflit qui pourrit depuis trois ans ! Qu’a-t-il promis à Poutine ? On se garde bien d’en parler. Mais ça, les Ukrainiens, eux , le savent, ils savent qu’ils ont déjà perdu définitivement les terres prises par l’armée russe, que l’annexion de la Crimée va être reconnue de fait et qu’ils ne pourront pas intégrer l’OTAN. Trump a vendu l’Ukraine à Poutine pour désengager son pays de l’aide à l’Europe, voilà la vérité toute nue, celle qu’il faudrait marteler : c’est un abandon en rase campagne, un retour à l’isolationnisme traditionnel américain. Mais on camoufle cela derrière l’espoir d’une paix bradée qui va abandonner l’Ukraine et l’Europe.

Mon propos n’est pas de développer davantage ces arguments : ils devraient être évidents pour toute personne qui réfléchit seule. Et pourtant ils sont aujourd’hui considérés comme déviants face au discours ultra-dominant du système médiatique national, lequel a retrouvé une belle santé de propagande depuis quelques années (disons depuis le Covid, pour faire simple). Les auteurs de ce crime contre la liberté de penser et l’esprit critique sont ces rédactions de clones fabriqués à la pelle dans les écoles de bien-pensance qu’on appelle de journalisme. Albert Londres, reviens, ils sont devenus fous !

Bilan : un crétin peroxydé, malade mental incontestable, délire en permanence et ses propos de malade sont repris et commentés comme des oracles par toutes les rédactions de France, sans aucun recul critique, sans signaler ce que ces paroles ont d’inepte et de dangereux pour l’ordre mondial péniblement maintenu depuis 80 ans. Si vous adhérez à ces discours et pratiques, sachez que vous préparez le chaos pour vos enfants et petits-enfants, lesquels sont déjà très menacés par de vrais périls, sans que ‘on rajoute celui de la bêtise journalistique.

Jean-Michel Dauriac – 17 mars 2025

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Deux morts de janvier sans chagrin : Claude Allègre & Jean-Marie Le Pen

À peu de temps d’intervalle, nous avons appris la mort de deux personnages publics célèbres en France, pour des raisons différentes. Je veux parler de Claude Allègre (4 janvier 2025) et  Jean-Marie Le Pen (7 janvier 2025).

J’oserai dire que ces deux disparitions ne m’ont causé aucun chagrin. Ces deux hommes avaient en commun une forme de haine qu’ils avaient exprimée de manière différente, mais très nette.

Commençons par Claude Allègre. À son décès, tout le monde l’a présenté comme un savant immense, dans le domaine de la géophysique du globe. Je ne contesterai pas ce terme, mais je récuserai l’adjectif qualificatif. Que restera-t-il du savant appelé Allègre ? Je crains que l’histoire des sciences soit cruelle avec lui dans un avenir proche. Ce n’est pas à cette réputation de « pointure » scientifique qu’il doit sa célébrité. Mais à son incursion incongrue dans le monde de l’éducation. À part une maman institutrice, Allègre n’avait vraiment aucun lien avec la pédagogie. C’était un mandarin banal, comme il en sévit dans toutes les facultés de France. Pour avoir connu des gens instruits qui avaient été ses étudiants, et ayant confiance dans leur jugement, je dirais qu’il n’avait aucun sens de ce que peut être un comportement de pédagogue, c’est-à-dire, au sens propre et imagé celui qui chemine avec l’élève. Cela fut manifeste à deux moments de sa vie publique. D’abord quand il devint l’éminence grise du gris Lionel Jospin lorsque celui-ci fut ministre de l’Éducation nationale, de 1988 à 1992, si je me souviens bien. Je devrai d’ailleurs dire plutôt « âme damnée » tant son influence fut néfaste. Il est l’inspirateur de la massification de l’enseignement, une fausse bonne idée socialiste, celle qui mettait « l’enfant au centre du système éducatif » (sic). Cette formule, d’apparence anodine pour un non-initié, eut des effets extrêmement mauvais à long terme sur le service d’enseignement français. Je ne le développerai pas ici, mais cette formule est démagogique et stupide ; or, elle fut prise au mot et adoptée par la syndicratie qui cogère le ministère de la rue de Grenelle et engagea l’école sur la pente du renoncement peint aux couleurs de l’égalitarisme et de la pseudoélévation du niveau général des élèves et étudiants. Tous les professeurs honnêtes et expérimentés ont pu en apprécier la nocivité, pour les élèves en premier lieu. Le second moment de  célébrité d’Allègre fut son passage au ministère de l’Éducation, lorsque son ami Jospin se trouva Premier Sinistre. Pour comble de malheur, il fut flanqué de Ségolène Royal. Un véritable tandem infernal ! Ceux qui ont vécu ce ministériat se souviennent du mépris de ce ministre, de la baisse du pouvoir d’achat qu’il occasionna chez les professeurs (par baisse du paiement des heures supplémentaires) et de la haine farouche et aveugle qu’il eût pour les Classes Préparatoires et leurs enseignants – il devait y avoir une explication psychanalytique à cela -, qu’il qualifia de « Pilotes de ligne de l’Éducation nationale » pour les désigner à la jalousie de leurs collègues, qui n’avaient pas besoin de ça, je n’en dirai pas plus. Ce fut le temps où il voulait « dégraisser le mammouth » selon sa formule élégante, qui cadrait si bien avec son physique de brute néandertalienne. Même ses soi-disant collègues du Parti Socialiste en furent gênés pour lui, tant il accumula les gaffes. Ensuite, ce grand esprit se fit connaître par son climatoscepticisme, qu’il étala dans des livres et articles d’une bêtise remarquable. Puis il disparut des radars publics, atteint par l’obsolescence des crétins. Et donc, Claude Allègre était mortel et il est mort. Sans doute cela a-t-il affligé quelques personnes de son entourage ou de sa famille. Je crois qu’aucun enseignant n’aura été attristé par cette disparition. Je dois avouer que, pour avoir connu nombre de ministres de l’Éducation en quarante-trois ans de service actif pour la connaissance et la pédagogie, aucun n’a suscité autant de rejet et même de haine. Je dois dire que pour moi, c’était plutôt un mélange de mépris et de pitié, sentiments pas très chrétiens, je le concède, mais je n’ai pas réussi à les éviter.

Venons-en à Jean-Marie Le Pen. Sur ce personnage politique, j’ai deux points de vue, celui du professeur d’histoire que je fus et celui du citoyen français que je reste, à mon corps défendant.

Sur le plan historique, Le Pen a été un acteur non négligeable de plus de cinquante années de vie politique française. Il fut député, fondateur de parti, candidat à la présidentielle et opposant majeur aux divers gouvernements de la Ve République depuis 1974. S’il laisse une trace dans l’histoire, ce sera sans doute pour avoir atteint le second tour de l’élection présidentielle française en 2002, et peut-être pour avoir avoué à demi-mots avoir pratiqué la torture en Algérie, durant les « événements » comme on disait alors. Il laissera aussi le souvenir d’un grand tribun, un des rares orateurs de son époque, plus apte à produire des tâcherons du discours que des orateurs flamboyants. Lui fut de cette nature, par sa voix, sa présence physique et sa maîtrise de la langue française, sans oublier sa culture. Ceci est dit et reconnu, on ne peut le nier.

Sur le plan humain, il en va tout autrement. Le Pen fut avant tout un immense provocateur, jouant sciemment le jeu de la médiatisation.  La provocation peut être, dans une société conformiste, une belle qualité. Mais cela dépend de ses armes. Et celles de Le Pen étaient sales. Le « Menhir », comme on le surnomma, cultiva ce que les autres, ses ennemis, appelaient des dérapages, mais qui n’en étaient pas du tout, tout étant pesé au trébuchet. Chaque grosse saillie était préparée d’avance et lâchée de manière calculée. Les procès qui en découlaient étaient aussi des tribunes gratuites. Mais ce qui en fait un sale type, c’est le choix des sujets, des cibles et des termes. Je ne rapporterai pas ici ses calembours « hénaurmes » ou ses contre-vérités assénées. Le Pen était un vrai « salaud » au sens populaire du mot, on aurait aussi pu dire une ordure autrefois. Il maniait le racisme, l’antisémitisme et la haine raciale avec maestria et persévérance. Le fond de sa pensée était nauséeux, et il avait eu le bon goût de s’acoquiner avec ce que la politique de droite a produit de pire dans les pires moments de notre histoire. C’est la grandeur (et la faiblesse) de la démocratie de permettre à ces flots d’égout et d’ego de se répandre sans entraves, au nom de la liberté d’expression. Il savait merveilleusement en jouer.  Le Pen ne voulait surtout pas exercer le pouvoir au plus haut niveau. Il n’était pas capable de le faire. C’est seulement dans le rôle de l’opposant démagogue et populiste qu’il excellait. Il n’avait rien d’un homme d’Etat, il n’était qu’un histrion borgne.

Alors, évidemment, sa mort me laisse parfaitement indifférent. Je ne m’en réjouis même pas, pas plus que celle d’Allègre. Je prends note de la disparition d’un élément nuisible de l’espèce humaine.

Ce papier paraîtra peut-être dur à certains (on ne tire pas sur les corbillards !). Mais il y a des limites à la flagornerie médiatique et elles viennent encore une fois d’être franchies. Il fallait rappeler ce que ces deux hommes ont infligé à leurs semblables ; bien sûr je ne les mets pas sur le même plan : Allègre était juste un butor, rustre et pas futé, alors que Le Pen était de la race des tortionnaires et des chefs de milice.  Ils ne nous manqueront pas.

Jean-Michel Dauriac – 9 janvier 2025.

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Le Nœud Gordien

Le Noeud gordien – Georges Pompidou (1974)

Paris, Editions Plon, 1974.

En 1970, j’avais 16 ans et le peuple français des citoyens de plus de 21 ans venait d’élire un président, qui n’était pas du tout un inconnu, puisqu’il avait été premier ministre du général de Gaulle durant 6 ans : Georges Pompidou. C’est peu dire que ce bonhomme-là ne m’emballait pas. Déjà, physiquement, avec ses sourcils broussailleux, il avait un aspect sauvage que ne pouvait évidemment pas effacer son minois de renard. Je ne pense pas que la jeunesse de l’époque, quelles que soient ses idées politiques, ait été enthousiasmé par Pompidou : il incarnait la poursuite de la vieille France de De Gaulle, dont nous étions alors incapables de saisir toute la grandeur (mais ce temps viendrait !). Sa présidence fut interrompue par sa maladie, qui le faisait changer à vue d’œil, son cou enflant à chaque apparition télévisée, puis, un jour, on nous annonça sa mort… Et il passa dans les oubliettes de l’histoire, ringardisé par les Kennedy français que rêvaient d’être Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing. On sait comment le premier fut politiquement assassiné par le second qui devint le Président suivant. Et la poussière de l’oubli tomba sur Pompidou qui ne survécut dans la mémoire collective que grâce à Beaubourg. L’histoire pourrait s’arrêter là.

En cette année 2024, on vient de commémorer les cinquante ans de sa mort – c’est fou ce que l’on commémore quand on n’a plus d’idées pour l’avenir ! – et il est clair que l’on a assisté à une forme de réévaluation de la personne et de son action. C’est peu dire que nous avions été injustes avec lui ! Mais la jeunesse n’est pas réputée pour son sens des nuances et sa grande culture. Nous n’échappions pas à la règle. C’est avec le temps que je me suis rendu compte de mon erreur. Non que je sois devenu pompidolien, mais les années passant et les présidents se succédant, je n’ai pu que constater que leur qualité se dégradait progressivement, jusqu’à toucher le fond avec les trois derniers (Sarkozy, Hollande et Macron). Rétrospectivement, Pompidou apparaît enfin comme un homme intéressant et un président digne. Ce sera le travail des historiens de le remettre en son juste rang dans la Ve République. Les Américains se sont ainsi livrés au même travail envers Jimmy Carter.

Peu après la mort de Georges Pompidou paraissait une livre intitulé Le nœud gordien. Dès le titre s’impose l’évidence d’un choix de haute culture. Le nœud gordien fait allusion à la légende sur la ville de Gordius, où se trouvait un chariot enserré par un nœud de branches de cormier ; il se disait que celui qui pourrait dénouer ce nœud serait un jour roi de toute la terre. Alexandre (le grand) passant par là, prit connaissance de la légende ; voyant qu’il était impossible de dénouer ce lacis de racines, il tira son épée et trancha le nœud par son milieu. G. Pompidou place donc ses réflexions sous ce patronage, montrant ainsi la difficulté à exercer le pouvoir et à dénouer les liens qui l’empêchent.

A la lecture du contenu du livre, ce titre devient une évidence. Le livre permet de découvrir un homme d’une grande lucidité et assez modeste pour reconnaître les limites de son rôle et de celui des politiques en général. Il s’agit d’une réflexion sur certains moments de sa vie politique et sur la société française de son temps, avec une vision prospectives très lucide.

Le livre commence par « Réflexions sur les événements de mai ». Il s’agit évidemment de mai 1968 et de ses grèves et manifestations, de la situation pré-insurrectionnelle et de ses acteurs. Pompidou se trouva précipité dans cette tempête et fut appelé à y jouer le rôle principal, celui qui permit de dénouer la crise, en négociant et signant les accords de Grenelle avec les grévistes. Le texte ne prétend pas être un compte-rendu de ce moment, mais une suite de réflexions personnelles. Pompidou met en avant deux faits majeurs de cette période agité : l’ennui d’une société matériellement satisfaite et le malaise d’une jeunesse étudiante privilégiée.

Sur ces étudiants il écrit :

« Oui, au regard de tant d’autres jeunes, ces révolutionnaires de Mai étaient des nantis, des privilégiés. Mais beaucoup de révolutions sont le fait de privilégiés insatisfaits. Le problème est de savoir pour quoi les nôtres étaient insatisfaits » (p. 37).

Tous les témoignages et travaux sur Mai 1968 lui donnent raison. Des fils de bourgeois qui ne manquaient de rien voulaient tout casser, mais pour quoi mettre à la place ? Là est la vraie question, qui n’a pas de réponse : il n’y avait aucun projet sérieux alternatif, et on se souvient de l’embarras de la gauche face à l’éventualité d’un renversement du régime.

Sur le climat général, voici une remarque :

« Mais il serait imprudent d’oublier cette lassitude, cet ennui provoqué par l’existence d’un régime stable et la présence du même homme à la tête de l’Etat, signe de la maladie endémique de la France et surtout de Paris : la légèreté.» (P. 32).

On sait que le Général ne comprit absolument pas ce qui se passait, sauf qu’il était décalé par rapport à ces jeunes contestataires. Et que c’est sans doute à ce moment-là qu’il prit la décision de se retirer à la première occasion opportune.

Par ailleurs, pour le plaisir, il faut lire les quelques lignes vachardes que Pompidou écrit sur la sociologie, faculté qui fut à l’origine de l’embrasement.

« Il s’agit là d’une science balbutiante, dont beaucoup de spécialistes ont d’autant plus d’assurance que leurs connaissances sont plus incertaines et bien souvent, en France au moins, mal assimilées. […] Ne menant pratiquement à rien et les bourses aidant, ces études n’ont pas de raison de finir : il est caractéristique de constater que la plupart des leaders du mouvement de Nanterre avaient passé l’âge où un homme normal déserte la faculté pour un métier et l’étude pour l’action. » (P. 22).

Oserais-je dire, sans choquer mes lecteurs que je partage assez ce point de vue.

Georges Pompidou a cependant compris qu’il ne serait plus possible, après mai 68, de gouverner de la même façon, il le dit expressément. Il avait pleinement raison. Sous les pavés du BoulMich’ furent ensevelis les pratiques républicaines usuelles et les repères des générations précédentes. Ce texte assez court montre, d’entrée, le ton du livre : une acuité de jugement remarquable et un net recul sur les événements. Après ce texte, il ne sera plus guère question d’événements précis, sauf peut-être dans le second chapitre, « Du dialogue », dont on comprend qu’il s’inspire de l’expérience de Grenelle. Il y livre quelques pensées sur les héros et le lien avec le peuple. Mais, par la suite, il va prendre de la hauteur et aborder des sujets généraux sans les relier directement à la politique gouvernementale. Il abordera ainsi la question des institutions, de l’université, des politiques économiques et sociales et le crépuscule du marxisme.

Je n’ai pas l’intention de résumer chaque chapitre, il faut les découvrir.  Je me bornerai à relever quelques citations apéritives.

Dans le texte « Du gouvernement des Français et l’avenir des institutions », Pompidou se livre à une défense et illustration du système politique de la Ve République. Il affirme clairement que le Premier Ministre est sous la dépendance du Président et qu’il est normal qu’il en soit ainsi. Il loue d’ailleurs ce système pour sa stabilité. Il insiste sur la nécessité pour un Président de choisir un Premier Ministre qu’il connaisse et apprécie, car de leur complémentarité découle le bon fonctionnement des institutions. Il faut relire ce texte dans le contexte politique d’aujourd’hui pour mesurer à quel point le peuple français a changé et combien sa défiance envers le personnel politique et les institutions est grande.

Dans le chapitre sur l’université, on peut lire ceci :

« Le baccalauréat « national » est une absurdité, de plus en plus difficile d’ailleurs à organiser, même pratiquement. […] Pour parler clair, je suis partisan de la suppression du baccalauréat national. J’estime que chaque établissement secondaire, ou – à titre de transition – chaque académie départementale, devrait attribuer aux élèves ayant suivi les cours de l’enseignement secondaire un diplôme indiquant qu’il a fait ses études dans des conditions bonnes, moyennes ou médiocres. » (P. 92-93).

C’était il y a cinquante ans. C’est devenu une évidence criante aujourd’hui que l’on feint de ne pas voir. Et on ne peut pas accuser G. Pompidou de mépriser le système scolaire et l’ascenseur social qu’il représente : il en est une parfaite illustration. La fiction de valeur de cette pelure est battue en brèche à chaque instant dans le parcours de formation et la recherche d’emploi. Il est un colifichet offert aux familles populaires qui, pour certaines, y croient encore.

Le texte intitulé « Crépuscule du marxisme » est fort intéressant et montre bien la perspicacité de Pompidou. Il annonce en effet la mort prochaine du marxisme, alors que dans le pays, le PCF pèse encore fort lourd et que le bloc soviétique impressionne encore.

« Sans forcer la dose, je crois pouvoir dire ceci : en dépit des succès considérables remportés par l’U.R.S.S. dans quelques domaines privilégiés et spectaculaires, l’économie de type marxiste est en train de perdre ouvertement la partie dans la compétition avec les économies occidentales. » (P. 111).

Il fallait déjà une grande lucidité pour affirmer cela à cette époque tant la propagande et le trucage des statistiques faisaient de l’U.R.S.S. le grand rival des Américains. Mais tout cela était une économie Potemkine, un décor pour abuser les Occidentaux. En 1978, quatre ans plus tard, la Chine rouge décrétait l’invention du « socialisme de marché », soit un virage à 180° et une option pour un capitalisme contrôlé par le Parti. Il faudra 17 ans au bloc soviétique pour s’effondrer et l’on découvrira alors le désastre économique.

Les derniers chapitres sont des considérations sur l’économie et la politique sociale française, non pour une apologie de la politique pompidolienne, mais pour tracer des perspectives. On sera surpris, là encore, par la finesse de certains remarques prédictives. Je voudrais, pour terminer, citer quelques phrases du dernier chapitre intitulé De la société moderne. On y découvre un auteur inquiet devant le contenu même de cette société.

«  D’autre part, il est clair que pour ceux qui se donnent la peine de penser et aussi pour une grande partie de la jeunesse, le matérialisme de la société d’abondance ne satisfait pas les aspirations de l’homme et ne donne pas un sens suffisant à la vie. » (P. 177).

Georges Pompidou est l’auteur d’une très belle Anthologie de la poésie française, devenue une référence en la matière. Un homme qui aime la poésie ne peut pas être matérialiste pur et dur ! Le constat qu’il dresse dans cette phrase est bien vrai en 1974, il l’est encore plus en 2024 ! La société de consommation et la seule aspiration matérielle sont une impasse sociale et morale. Il poursuit, un peu plus loin :

« Quoi qu’il en soit, il faudra bien remettre en place des valeurs qui puissent servir de fondement à la société en même temps qu’assurer l’équilibre moral des individus. Il est inutile de chercher à ralentir le progrès scientifique, technique et matériel. On ne peut que s’en accommoder et chercher à préserver ou à recréer les valeurs élémentaires dont chacun a besoin pour se satisfaire de ses conditions de vie. Le progrès matériel, loin d’aider à la solution, la rend plus difficile, car il étend le champ de la réflexion et donc d’une certaine angoisse. » (P. 179).

Le gros mot est lâché, « valeurs ». Nos beaux esprits de gauche ont, depuis plus de trente ans, décidé que la notion de valeur sociale ou morale était une notion réactionnaire et de droite. Et il est vrai qu’ils ont prouvé par l’action qu’ils n’en étaient pas, en sapant et détruisant méthodiquement ce qui cimentait notre société. Il leur faudrait relire Jean Jaurès ou Léon Blum, ils en seraient scandalisés ! Pompidou voit bien, dès 1974, que le système de valeurs françaises est en train de s’écrouler, Mai 1968 en a été le grand ébranlement. Il sait aussi qu’une nation ne peut exister que si elle partage des repères communs, des envies et des ambitions. C’est ce qui s’étiole à partir des années 1970. Nous en sommes arrivés à un paysage moral et social qui est un champ de ruines. Nous avons, en conséquence, la société qui va avec, et qui va mal. La perception du malaise et du risque est donc vieille d’un demi-siècle pour qui savait réfléchir. Mais il n’y a pas eu de mobilisation en ce sens et on peut se demander, par exemple, quelles valeurs ont donc bien pu représenter pour les Français, les présidents Sarkozy et Hollande, sans parler du désastre Macron. A côté de ces ectoplasmes intellectuels, Georges Pompidou fait figure de génie ! On trouve, un peu plus loin dans le texte cette phrase pour le moins surprenante :

« Dans quel sans agir ? Je ne saurais aborder ici le problème le plus profond qui est évidemment spirituel et religieux. L’option fondamentale est bien de savoir si l’on considère la vie terrestre comme une fin en soi ou comme un passage, et du point de vue moral, si l’homme sera ou non jugé. » (P. 181-182).

J’avoue avoir été fort surpris de lire cela sous la plume de Pompidou. Je partage tout à fait ce diagnostic de l’importance vitale de la transcendance et de l’espérance. Mais avouons que ce n’est vraiment pas un propos tendance. Mais il s’avère que cette phrase n’est pas une sorte d’erreur d’écriture, mais bien la preuve d’une véritable conviction en la matière. La preuve :

« La conviction qu’il existe une puissance qui s’impose aux hommes constitue pour ceux-ci et donc pour ceux qui les dirigent une sorte de garde-fou d’autant plus utile que les moyens dont nous disposons aujourd’hui sont plus terrifiants. Il appartient aux Eglises de rendre aux hommes la foi dans l’Eternel : elles n’y parviendront pas, selon moi, en se sécularisant et en se plongeant dans le temporel. Mais cela n’est pas de mon sujet, ni de ma compétence. » (P. 190).

L’auteur est donc bien convaincu qu’il existe une puissance supérieure aux hommes, dirigés et dirigeants. Il a, dans la phrase cité plus haut, évoqué la possibilité d’un jugement de nos actes. Il s’agit bien, sans aucun doute, de références au christianisme et à sa doctrine. Et il va plus loin, en égratignant les Eglise qui, selon lui, se fourvoient et abandonnent leur mission. Elles cherchent à se fondre dans la société moderne pour continuer d’exister, alors que leur devoir est de développer la foi dans l’Eternel. Elles sont donc coresponsables de la débandade morale quand elles se fondent dans la doxa dominante. Leur devoir est dans la transmission et l’entretien de la foi, et dans la mise en œuvre de la charité (traduction du mot amour en grec). Il l’affirme un peu plus loin :

« La notion de charité, forme la plus élevée de la solidarité, reste donc nécessaire et doit être revivifiée et la solidarité des peuples riches vis-à-vis des peuples pauvres est une exigence fondamentale de l’avenir humain. » (P. 191).

Il ne parle pas là de colonialisme ou de néo-colonialisme, mais de véritable fraternité chrétienne, sous la forme de la charité évangélique. Très étonnant pour un président de la république laïque française.

Le livre s’achève sur un petit texte appelé « Le nœud gordien », qui est une mise en garde contre la montée des périls politiques. C’est encore une fois extrêmement pertinent.

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce petit livre (par la pagination) qui s’avère grand par son contenu. On peut, bien sûr, le lire comme un témoignage historique daté. Mais on doit aussi le lire comme une réflexion de fond sur l’évolution de notre pays et notre société. On y trouvera alors quelques accents prophétiques. Je dois donc dire que cette lecture a changé radicalement mon appréciation de Georges Pompidou.  Bien entendu ce livre n’est pas réédité, il faut le chiner sur internet.

Jean-Michel Dauriac – octobre 2024.

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