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Un vrai-faux roman russe : Notre assassin de Joseph Roth

 

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Court roman d’une nuit, entièrement circonscrit entre la fermeture d’un bistro parisien et le lever du jour, ce récit est effectué à la première personne. Le narrateur est un russe émigré à Paris, dans l’après-traité de Versailles, qui raconte pourquoi il est affublé du surnom « Notre assassin ».

L’art de l’écrivain Roth est toujours aussi efficace ; on se laisse emporter par ce récit, somme toute, initialement banal, au moins en apparence. Il s’agit de la confession d’un ancien policier de la police secrète du Tsar, l’Okhrana. Golubtschick est un bâtard d’aristocrate russe né dans les années 1890, si l’on refait une chronologie rétroactive. Fils adoptif d’un garde-forestier qui a bien voulu épouser la fille perdue et son marmot, il grandit dans l’absence du père, car le garde meurt prématurément des suites de son infidélité. Le jeune garçon reçoit cependant le soutien financier de son vrai père, qui lui paie des études dans une pension. Tout dérape lorsque le jeune homme veut aller se faire reconnaître par son père, le prince Krapotkin. Celui-ci l’éconduit et le jeune homme en conçoit un ressentiment profond. Et c’est là qu’apparaît un personnage majeur du roman, Janos Lakatos, commerçant hongrois de passage  à Odessa, où s’était rendu notre jeune héros. De cet instant, la vie du jeune bâtard bascule dans un cauchemar social et humain.

On ne peut pas, évidemment, ne pas songer à Dostoïevski et à Crime et Châtiment, par exemple. Joseph Roth a réussi un « à la manière ruse » parfait. Son personnage, salaud d’informateur ne peut pas nous être totalement odieux, car il n’a pas réussi à tuer en lui l’humanité et la bonté. Mais il est trop habité par la haine pour pouvoir s’en sortir. Chaque tentative de retour au bien est un échec auquel Lakatos est mêlé. Nous comprenons assez vite, comme le héros, que Lakatos est l’incarnation du Diable. Le récit bascule donc insidieusement dans le fantastique, sous l’angle de la mystique russe. Nous suivons la descente aux enfers d’un jeune homme qui voulait seulement être reconnu au double sens du terme. A travers ses mésaventures, parfois cruelles et sordides, l’auteur nous dépeint la société d’une Russie tsariste à l’agonie, soutenue par un système policier impitoyable.

Nous découvrirons finalement que Goblutschick n’est effectivement pas un assassin, comme il l’avait affirmé en préambule à son récit. Qu’il soit un salaud ordinaire est aussi une évidence. Mais le livre va bien au-delà du portrait d’un sbire de l’Okhrana. Il interroge la dualité de chaque être humain. Il y a dans le héros une double personnalité, celle du jeune malheureux qui se sent rejeté et voudrait seulement exister comme les autres et celle de l’informateur voué aux sales besognes. Ce qui nous le rend proche est cette lutte entre les forces du Mal, aiguillonnées par Lakatos, et le forces du Bien, qui reviennent à plusieurs reprises à la charge. Cela nous ressemble tellement. Bien sûr, nous pouvons toujours nous en sortir en disant que nous n’avons pas commis toutes ces turpitudes, mais cela ne fait que nier le réel : chacun de nous est ombre et lumière, parfois la lumière triomphe, souvent l’obscurité règne. Chez le héros, il n’y a pas de rédemption car il n’y pas de rédempteur : il croit au Diable car il l’a rencontré à plusieurs reprise, mais il ne parvient à croire en Dieu. Il est seul face au démon. Et sa confession est sans équivoque : il est perdu, il a perdu son humanité.

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Joseph Roth (1894 – Brody, Ukraine –1939 Paris)

 

Roman tragique, Notre assassin est très imprégné de cet esprit russe du désespoir. La seule lumière possible, c’est Golubtschick lui-même qui l’a éteinte : elle s’appelait Léa Rifkin, elle était juive russe et révolutionnaire en exil. Il l’aimait vraiment, sans se l’avouer, et il l’a vendue aux autorités russes contre un paquet de roubles. L’amour a été vaincu par Mammon. Et la vie continue, par la force de l’habitude et de la biologie, mais elle est vide de joie et de sens pour le malheureux personnage de Roth. Bien sûr, cette vision pessimiste est celle de l’auteur, qui d’oeuvre en œuvre ne parvient pas à faire el deuil de l’Autriche-Hongrie de François-Joseph. On peut parler d’une œuvre crépusculaire. Ce qui ne signifie pas du tout triste et ennuyeuse, mais sûrement tragique et en clair-obscur. Encore un grand livre de cet auteur majeur du XXème siècle européen, qui n’a pas la place qu’il mérite dans le panthéon des lettres.

 

Jean-Michel Dauriac

16 mars 2020 Beychac, en confinement sanitaire.

Published in les critiques les livres: littérature

One Comment

  1. Ton compte rendu est excellent et donne envie d’acheter ce livre d’un auteur que je connais bien !

    Simon

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