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La sincérité suffit-elle à faire les grands livres ?

Le Royaume – Emmanuel Carrère – Editions P.OL. – 630 pages – 2014

 

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Voici donc le gros livre qui a fait le buzz de la rentrée littéraire française cette année.  Si vous n’êtes ni sourd, ni aveugle, ni analphabète et que vous regardiez un peu la télévision,  lisiez un peu le journal ou écoutiez un peu la radio, il est impossible que vous n’ayez pas entendu ce nom et ce titre. Pourquoi ? Difficile à justifier une fois achevée sa lecture. Par quel concours de circonstances ce pavé a-t-il aguiché les commentateurs et critiques et amené toute la presse nationale à interviewer l’auteur ?

 

Le sujet en lui-même apparaît au départ très peu porteur : un intellectuel écrivain raconte sa phase de catho intégriste et l’enquête qu’il mène vingt ans plus tard sur les évangiles et leurs auteurs-acteurs (ici Luc et Paul). Avouons que ce sujet n’a rien de bien passionnant pour le lecteur moyen de 2014. Des livres sur l’expérience religieuse, il y en a des dizaines, comme sont des dizaines de fort bons livres sur les rédacteurs et acteurs du Nouveau Testament (voir les catalogues des éditions du Cerf et Labor & Fides).

Le genre de ce livre est incertain : est-ce un roman d’autofiction,  une autobiographie déguisée, un livre d’enquête ou un essai ? A vrai dire tout cela à la fois et cependant rien d’abouti vraiment dans aucun des quatre styles. L’auteur parle à la première personne et n’avance pas masqué du tout. Certains passages seraient parfaitement intégrés dans des romans contemporains, d’autres sont des résumés presque bruts de livres savants. Le tout donne une impression de livre hybride qui se révèle bien lorsqu’il s’agit de le ranger dans les rayonnages d’une bibliothèque organisée. C’est une sorte d’OLNI (Objet Livresque Non-Identifié).

Reste l’écriture. Fluide, précise et même élégante souvent, elle est sans nul doute un atout de poids pour Emmanuel Carrère, qui a « du métier » : je me souviens de lui, journaliste débutant écrivant dans les pages de Télérama, l’hebdo culturel catho-bobo toujours en grâce chez les intellos. De ce métier il a sans nul doute gardé la méthodologie de l’enquête. Or, nous dit-il, ce livre devait initialement s’appeler « L’enquête », mais il a changé après avoir testé ce titre sur des amis qui n’en paraissaient nullement enthousiasmé. La lecture de ce pavé est extrêmement aisée, et je l’ai dévoré en quelques séances vespérales et nocturnes. Cette lecture est facilitée par une mise en page aérée et le choix d’une police de taille moyenne.

 

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Alors, une fois tous les côtés techniques évoqués, qu’en est-il vraiment du livre ?

 

J’avoue encore une fois ma perplexité au moment de figer sur le papier un avis ferme.

A la question : « est-ce un bon livre ? », je répondrai incontestablement « oui », puisque je l’ai dévoré en peu de jours et qu’il me tardait toujours d’en savoir plus.

A la question : « est-ce un grand livre marquant ? », je répondrai, pour l’instant, « non ». Je dirais pour m’en tirer d’une pirouette : « Ce n’est pas un grand livre, mais c’est un gros livre ». Mais je me rends bien compte de ce que cela peut avoir de railleur et, sans doute d’injuste. Car Carrère y a passé vraiment beaucoup de temps. Cela dit, si un écrivain médiocre livre un texte très mauvais au bout de dix années de sueur, faut-il l’apprécier uniquement pour sa longue gestation ? Bien sûr que non. Je vais donc m’efforcer ci-dessous d’expliquer pourquoi je le dis bon livre et non grand livre.

Premièrement, un grand livre est celui que nous avons et aurons envie de relire à coup sûr. Ainsi de « La guerre et la paix », « Crime et châtiment », « Le Grand Meaulnes » ou « Madame Bovary ». Je n’ai pas du tout envie de reprendre un jour « Le Royaume » spontanément, et si j’y reviens, ce sera à coup sûr pour des raisons de nécessité (étude comparative, critique ou autre).

Deuxièmement, un grand livre est un ouvrage où il n’y a rien à jeter. Ce n’est pas le cas de ce livre-ci. Certains éléments biographiques sont non seulement décalés et inutiles, mais parfois un peu laborieux. Ainsi des pages où Carrère décrit dans le menu le film pornographique déniché sur internet et argue de la sincérité de la jeune femme qui s’exhibe pour nous expliquer la sincérité de Luc l’évangéliste telle qu’il la ressent. Cela ne me choque nullement, ne m’amuse pas plus : je trouve la démarche tout bonnement ratée. De même, la première partie, « Une crise », de 130 pages environ, qui narre la vie de Carrère Emmanuel devenu bigot par le choc d’une parole évangélique reçue en Savoie, ne m’a pas convaincu dans sa durée. Quelques pages eussent suffi à nous faire comprendre où était l’origine de cette enquête qui est le cœur du livre. Enfin, je trouve que les deux grosses parties centrales « Paul » et « l’enquête » sont redondantes assez souvent, bien que le point de vue ait changé. Le livre aurait gagné en solidité à être plus concis. De mon point de vue, il y a au moins deux cents pages de trop.

Troisièmement, un grand essai est un livre qui fouille un champ et apporte du solide. C’est sur ce point que je serais le plus sévère avec Carrère. On a comparé son travail avec celui d’Ernest Renan et sa « Vie de Jésus ». J’ose croire que ceux qui ont écrit cela – et ils sont nombreux – n’ont pas vraiment lu Renan (dont le livre est très dense et long). S’ils l’ont fait, je doute de leur compétence critique ! Certes Carrère nous dit bien qu’il avait Renan à portée de main durant toute sa création, mais cela ne suffit pas à établir une sorte d’égalité entre les deux œuvres. En son temps, le travail de Renan fut un choc pour le public français auquel on offrait pour la première fois une synthèse critique de la théologie libérale allemande en train de se construire. Le sujet était absolument neuf et Renan le traite absolument en historien. Chez Emmanuel Carrère, il n’y a plus aucune nouveauté et la rigueur historique est passée en grande partie à la trappe, car ce n’est pas le vrai but du livre. Le contenu savant ainsi vulgarisé ne dépasse pas les connaissance exigées d’un bon étudiant de deuxième année en théologie protestante de la faculté de Strasbourg (et j’en parle en toute connaissance de cause). Ce qui nous est présenté est digne d’une bonne introduction au Nouveau testament et d’une histoire de l’Eglise simplifiée. Et Carrère a beau reformuler cela un peu comme un roman, l’affaire ne s’en arrange pas pour autant. C’est long, parfois simplet, et pas toujours digéré. Pourtant l’enthousiasme des critiques sur ce livre laisserait entendre que ce récit est à la fois original et très riche. Ce qui ne sert qu’à prouver l’ignorance des dit-critiques pour tout ce qui touche au domaine des « sciences de la religion », pour reprendre une appellation universitaire. Leur manque de connaissance leur a permis d’être abusés par un travail de synthèse moyen seulement. Ce qui n’enlève rien au talent d’écrivain d’Emmanuel Carrère ; mais j’aurais largement préféré lire « les aventures de Luc et Paul » que ce livre-ci.

 

Au final, le lecteur de cette critique comprendra mon embarras à finir par un jugement bien tranché comme on en attend un d’un texte de ce type. Ben non, je ne sais trop que dire. Ce n’est ni un mauvais livre, ni un grand livre, juste un livre correct qui me semble un peu raté car trop long et composite. Seul le temps peut rendre justice aux livres et les panthéoniser ou les enfouir. Je dois dire pour être complet que jusqu’à plus de la moitié du livre, j’étais très déçu et disposé à étriller ce « Royaume ». puis, en quelques lignes d’une sincérité émouvante, Carrère m’a totalement retourné. Allez lire ceci dans le chapitre 17 de « L’enquête », la troisième partie.  Retenons aussi le tout dernier paragraphe u livre, qui complète l’extrait évoqué juste ci-dessus :

«  Ce livre que j’achève là, je l’ai écrit de bonne foi, mais ce qu’il tente d’approcher est tellement plus grand que moi que cette bonne foi, je le sais, est dérisoire. Je l’ai écrit encombré de ce que je suis :un intelligent, un riche, un homme d’en haut : autant de handicaps pour entrer dans le Royaume. Quand même, j’ai essayé. Et ce que je me demande, au moment de le quitter, c’est s’il trahit le jeune homme que j’ai été, et le Seigneur auquel il a cru, ou s’il leur est resté, à sa façon, fidèle ».

Ces seules lignes rehaussent tout le livre. A un homme totalement sincère on peut reprocher ses erreurs et ses maladresses mais pas sa rouerie et sa suffisance. « Le Royaume » est incontestablement le livre d’un homme sincère et d’un bon écrivain. Est-ce suffisant pour sauver le livre ?

 

Jean-Michel Dauriac

22 novembre 2014 – Mériadec

Published in les critiques les livres: divers

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