J’ai découvert tardivement Christian Bobin, en lisant Le très-bas, consacré à François d’assise. Depuis longtemps je savais qu’il était un auteur estimé, avec un lectorat très fidèle. En le découvrant vraiment, j’ai compris pourquoi. Il écrit comme personne, avec une véritable originalité et une fore poétique rare. Il est d’ailleurs avant tout un poète de la prose. Je ne sais pourquoi mais il m’a fait songer à Erri De Luca. Comme lui, il écrit des livres courts mais très marquants, dans une langue inventive. Comme lui, il a une position critique vis-à-vis du monde contemporain, certes très différente, mais aussi noble dans sa persévérance. Comme l’Italien, il fuit les médias et protège sa vie des projecteurs et des journalistes.
Lire Bobin, c’est accepter d’entrer dans un univers plastique où le bon chemin n’est pas le plus court et surtout pas la ligne droite. Il faut un certain temps pour s’y trouver bien car, au début, la tête vous tourne un peu et vous cherchez à vous raccrocher à la logique narrative classique. Il faut accepter de se détacher de cela pour apprécier pleinement l’œuvre de l’ermite du Creusot. (Comment peut-on être un des plus grands écrivains français en habitant Le Creusot, cette ville sans charme autre que son marteau-pilon géant ?).
Ce petit livre a un goût particulier : ce sont les derniers textes écrits par l’auteur, en quelque sorte son journal de fin de vie. Mais on y chercherait en vain un quelconque pathos. Le lecteur sent bien que celui qui écrit ses lignes nettoie ses tiroirs pour laisser la maison propre après son départ. Cependant seules quelques mentions relatives à l’hôpital et à la chambre qu’il y occupe abordent directement le cas de la maladie, et encore sans jamais en parler vraiment. Bobin ne craint pas la mort, c’est évident, pas plus qu’il ne la désire : il l’accepte simplement comme une fatalité.
Il a choisi un format court, les textes font grosso modo une page imprimée. Il a également choisi de ne pas faire un journal d’hospitalisation. Ce livre ne dégage aucune tristesse, simplement de la nostalgie, comme lorsqu’on se retourne sur ses pas avec une touche de mélancolie. Il nous parle de sa mère, de la nature, de la femme qu’il aime et de tout un tas de petites choses, par touches légères, dans une langue de poète.
Il ne faut pas analyser un tel livre, il faut le ressentir. On le lit comme on déguste savoureusement un grand whisky ou un ancien rhum, en se disant que lorsqu’il n’y en aura plus, cela nous manquera, mais qu’on sera heureux de l’avoir goûté. Un tel livre se prend et se reprend, s’ouvre à n’importe quel page et s’abandonne un peu plus loin, sachant qu’il ne sera jamais hors de portée ; un livre-compagnon de bon aloi. Ne le ratez surtout pas.
Je poursuis ici ma lecture critique de l’intégralité de l’œuvre romanesque de l’écrivain Gilbert Cesbron (1913-1969), auteur prolifique et très connu des années 1950 à sa mort, qui a produit une petite vingtaine de romans et des recueils de nouvelles[1]. Ce roman est le dixième de sa production, publié par Robert Laffont en 1958. C’est donc l’œuvre d’un écrivain confirmé, qui maîtrise bien son métier. Il s’est d‘ailleurs vendu à plus de 1 million d’exemplaires, comme cinq autres de ses livres. Il s’agit donc d’un écrivain populaire, dont les ouvrages ont été largement repris en collection de poche. Rappelons, pour les lecteurs qui n’ont pas lu mes précédents articles, que Cesbron est un romancier catholique qui s’est d’ailleurs exprimé sur sa foi dans un Ce que je crois, collection des années 1970.
Ce roman au titre ambigu pourrait être une « romance » avant l’heure. Pourquoi est-il trop tard ? C’est ce que nous allons découvrir au fil de la lecture. Mais les premières pages semblent dessiner une histoire d’amour, entre un homme et une femme qui portent le même prénom, Jean et Jeanne. Et cette piste n’est pas fausse, elle est même essentielle à toute la dramaturgie de l’histoire. Cependant, dès la deuxième page, une lézarde se fait jour dans la romance : la jeune femme souffre « depuis des mois, depuis que ce mal singulier lui endossait à l’improviste un harnais de douleur » (p. 16[2]). L’histoire d’amour, bien réelle, est parasitée par une douleur récurrente au côté que Jeanne garde pour elle. Son silence est dû à la fois à la peur sourde d’une maladie grave et à la région concernée, ses seins. L’auteur nous fait comprendre, par petites touches, que Jeanne a une fort belle poitrine et que Jean en est très épris. Se joue donc ici, dès le début, une histoire d’érotisme et de peur.
Nous sommes en 1958, le roman est contemporain de son édition. C’est la modernisation de la France d’après-guerre, au-delà de la reconstruction. La prospérité est au rendez-vous, même si certains en profitent plus que d’autres. Jean appartient à ceux qui en profitent. Il n’a aucun souci matériel, il gagne très bien sa vie en travaillant dans une grande agence de publicité. Ce temps est en effet favorable à cette activité, puisque ce sont les prémices de la société de consommation et que l’image et le message publicitaire envahissent les murs et les ondes des radios nouvelles, dites périphériques[3]. Nous reconnaîtrons, au passage, tous les signes extérieurs de richesse des gagnants de cette période (résidence secondaire, belle voiture, appartement parisien moderne…). Jeanne n’a pas d’activité professionnelle, ils ont largement assez de ressources pour lui éviter cela. Elle passe donc ses journées à attendre le retour de l’être aimé dans son bel appartement. Ils ont quarante ans tous les deux, ils sont mariés et s’aiment comme des fous depuis dix ans.
C’est, presque, une sorte de chromo caricatural de la société française parisienne à l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir. Jean a sans doute inconsciemment construit sa vie comme une publicité pour le bonheur conjugal. De fait, Cesbron a soigneusement évité toute allusion au contexte politique ou social de cette époque. Le lecteur étranger ne saura pas qu’il y a une guerre en Algérie, qu’on n’ose pas nommer et qui est euphémisée par l’expression « événements d’Algérie[4]». Il ignorera la grave crise du logement qui a créé le mouvement Emmaüs en 1954, comme il ne saura rien des conditions de vie du peuple français. C’est évidemment un choix d’auteur, car on ne saurait reprocher à Gilbert Cesbron de se désintéresser du fait social et humain, c’est même la pâte dont sont pétris la plupart de ses grands livres. Il voulait que rien ne vienne faire écran ou diversion à son sujet. Il fallait donc que les rares personnages du livre soient comme isolés dans une bulle. Il a parfaitement réussi : on ne vit que pour les trois personnages principaux, et surtout pour le couple Jeanne-Jean. Les autres figures sont soit secondaires, soit très fugitives et destinées à souligner le propos central. Presque tout le livre se passe entre deux personnages, variables selon les chapitres.
Ce n’est pas une fresque humaine, mais bien plutôt un drame qui pourrait assez aisément être transformé en pièce de théâtre. La distribution serait courte : Jean et Jean sont les personnages centraux, Bruno est le troisième de ces personnages, c’est le frère de Jeanne et c’est un jeune prêtre, affecté dans une banlieue pauvre (c’est d’ailleurs à son propos que seront données les seules mentions du peuple, et de manière très rapide). Ensuite quelques personnages secondaires : Maria, la vieille nourrice devenue la bonne du couple, Bernard, l’ami d’enfance de Jean et un médecin parisien, le docteur Louville. Les autres ne sont que des ombres. Ah ! j’allais oublier un personnage capital et muet, le petit Yves-Marie, appelé Yves le plus souvent.
Car le vrai personnage central est celui que l’on n’ose pas nommer, pour lequel on use, encore de nos jours, des périphrases qui ne trompent plus personne, comme « longue maladie », maladie incurable », « mal insidieux », etc. Vous avez reconnu le cancer. La douleur sourde et soudaine de Jeanne, c’est lui ! Le « plus tard que tu en penses », c’est lui aussi[5]. Lui partout présent, dans ce livre, à chaque page, même quand il n’est pas évoqué. Ce livre est un livre sur le cancer et sur ce qu’il peut entrainer comme conséquences tragiques. Vous avez bien compris que ce n’est pas un livre drôle et que, pour le lire, il faut accepter la dureté de la vie.
Je ne raconterai évidemment pas l’intrigue détaillée, ce serait vous priver de la belle lecture de ce roman. Disons, pour la compréhension de cet article, les choses suivantes. Jeanne découvre qu’elle a un cancer du sein, le cache à son mari, qui le découvre assez fortuitement et, à son tour ne le lui dit pas. Mais vient un moment où la vérité éclate : opération, rémission, rechute, et très lente agonie, puis mort de Jeanne. À ce moment, nous sommes au milieu du roman et nous comprenons alors que l’auteur avait un projet plus vaste que celui de la description des ravages de cette maladie.
C’est au moment de la mort de Jeanne que tout bascule. Jean lui injecte une surdose massive de morphine, à sa demande, et elle meurt calmement très vite. Aux yeux de la loi française (encore aujourd’hui), Jean a tué Jeanne. Et ici commence donc un second livre, celui de jean face à son geste et à la justice. Passons sur les péripéties qui l’amènent au tribunal (mais elles sont passionnantes au plan moral et Cesbron est maître en ce domaine). Le morceau de roi de cette deuxième partie du roman est le procès, pour lequel l’auteur se mue en chroniqueur judiciaire attentif. Il nous rapporte, entrecoupés de remarques d’observation ou de commentaires, les discours des protagonistes du procès, surtout le procureur et l’avocat de la défense. Le lecteur ne s’y trompe pas : le second nœud central est bien la question de l’euthanasie, posée à partir d’un cas précis dont l’écrivain nous a livré tous les détails.
Si l’on s’en tient aux clichés qui s’attachent au terme romancier catholique, on aurait pu craindre le pire de cette partie. Or, n’oublions pas que ce sont des « clichés », des caricatures qui ne sauraient représenter l’ensemble des fidèles de Rome. Ne vous attendez pas à trouver dans ces pages l’artillerie lourde contre l’aide à mourir. Le procès est fait en termes juridiques, pas moraux, comme il se doit, ou se devrait. D’ailleurs, Jean est acquitté et ressort libre et innocenté officiellement de ce crime par les jurés. L’affaire est donc légalement close.
L’auteur peut alors commencer sa troisième et dernière partie : celle du chemin moral et spirituel de Jean. C’est là que le romancier catholique refait surface. Il va offrir à Jean une issue à sa crise morale. Car l’acquittement juridique est un fait bien réel : Jean est innocent de tout meurtre sur son épouse Jeanne, mais l’acquittement personnel qu’il peut ou ne pas se donner à lui-même est une autre chose. À l’issue du procès, Jean va rester hanté par une question : ce qu’il a pris pour la demande de Jeanne d’en finir était-ce bien cet appel, ou n’était-ce pas plutôt son désir de mettre un terme à sa propre souffrance de voir l’être aimé souffrir et se transformer en spectre ?
Cesbron fait alors revenir en scène Bruno, le petit frère, jusqu’alors mis un peu en retrait. Jean a toujours considéré Bruno comme une énigme, pour le moins un cas spécial d’inadapté au monde moderne. Il le traitait avec une certaine condescendance, celle des gens qui gagnent de l’argent. Voici que les rôles changent : Bruno devient celui qui a les cartes en main, qui a certaines réponses que Jean ne possède pas. La scène centrale est un beau morceau de littérature, celle où Jean rend visite à Bruno et vient, au bout du rouleau, chercher de l’aide. Il est, pour la première fois, en position de demandeur, il a perdu de sa superbe, c’est un homme brisé. Bruno ne va pas chercher à le rassurer à bon compte, mais lui tenir un langage de vérité sur son geste et sur ce qu’il croit être après la mort. Nous sommes là dans des pages qui font irrémédiablement penser à Georges Bernanos dans ses grands romans spirituels. C’est le combat de la raison raisonnante et de la conscience. Cesbron en donne une issue positive ; Jean s’ouvre à la douleur d’autrui et devient auxiliaire d’hôpital, dans les services de cancérologie terminale. Le mur du néant est tombé, la vie trouve un sens, même dans la mort, et la mort douloureuse.
On pourra ironiser sur cette fin, reprocher à Cesbron cette échappatoire. Mais il n’est ni Albert Camus ni Jean-Paul Sartre, il ne croit pas que le monde et la vie sont absurdes et qu’il faut s’en accommoder ou mourir. Il prend position dans cette délicate question de la vie et de la mort. Et il le fait avec beaucoup de tact et de prudence. Il n’y a jamais, à aucun moment, un jugement ex abrupto du geste de Jean. Tout est dit dans le débat intérieur du personnage et je trouve que c’est superbement dit. La foi retrouvée est une des issues possibles. À travers le personnage de Bruno, le prêtre, Gilbert Cesbron nous montre bien que le doute est toujours là, que seuls les intégristes abrutis peuvent prétendre l’ignorer. On pourra apprécier son livre même si l’on ne croit en rien, car il sera alors un combat moral, et nul n’échappe à ce type de combat intérieur, quoiqu’il en dise.
Il me faut dire un mot sur le petit enfant, Yves, que j’ai cité dans les personnages secondaires. Cet enfant est présent tout au long du livre, mais comme une ombre. Il est celui que le couple aurait pu adopter et qu’ils ont choisi de laisser à l’orphelinat pour vivre plus égoïstement leur amour fusionnel. Et quand l’enfant fait retour, c’est dans un tout autre contexte que je vous laisse découvrir. Je trouve qu’il y a là une belle invention d’écrivain-moraliste. C’est pour des raisons comme celles-ci que j’aime cet auteur, en sus de ces qualités littéraires et dramaturgiques.
Ce livre n’est, bien sûr, plus édité, mais il est partout disponible en occasion chez les bouquinistes à des prix dérisoires. Il vaut bien plus que ces tarifs modestes. Il faut le lire et le méditer, en ces jours où la loi met en place une « aide à mourir » que le Président de notre République à la dérive appelle un geste fraternel. Le propos de Gilbert Cesbron n’a pas pris une seule ride.
[4] Sans établir aucun lien politique entre les deux cas, rappelons que Vladimir Poutine et la Russie ne livrent pas une guerre en Ukraine (en 2025) mais s’y livrent à « une opération spéciale », selon le lexique officiel du Kremlin.
[5] La phrase fait directement allusion au retard mis par Jeanne et Jean à identifier ce cancer et donc, à le laisser proliférer au-delà de la limite où on peut le circonscrire, avec les moyens de l’époque.
Un nouveau livre de De Luca, c’est Noël avant l’heure, un cadeau savouré, un plaisir anticipé… Autant dire que Les règles du mikado ont été lues avec le plus grand bonheur, comme à chaque livre nouveau de cet auteur et, encore une fois, je n’ai nullement été déçu.
Comme à l’accoutumée, il y a beaucoup de l’auteur dans le personnage principal de ce roman, dont nous ne connaîtrons pas le nom. Comme lui, c’est un solitaire, un homme qui aime la forêt et la montagne, un homme avare de paroles. Mais aussi un homme qui n’a aucun souci financier, ayant fort bien réussi sa vie professionnelle, dans le domaine de l’horlogerie, où il possède plusieurs boutiques. Ayant peu de besoins, il a créé une fondation à but social, pour aider les personnes ne pouvant pas faire d’étude et pour leur donner une chance de le faire. Il y puise de l’argent selon ses besoins, le reste de ses bénéfices alimentant les fonds de cette organisation. Il passe l’essentiel de son temps à camper en montagne, près de la frontière de Slovénie, dans les très beaux massifs de la région. De Luca distillera quelques éléments de sa vie personnelle, mais au compte-gouttes, lors des échanges avec la seconde protagoniste du livre.
Celle-ci est une très jeune femme (j’allais écrire jeune fille) de quinze ans, gitane slovène, qui vient de s’enfuir de son clan et de son pays, pour éviter un mariage arrangé. Du contraste de ces deux personnages, un « vieux » et une très jeune femme, naît tout l’intérêt de la situation. Le vieil homme accepte de donner un abri à la fugueuse, qui est extrêmement méfiante, et, peu à peu, un dialogue s’installe. Un rebondissement double survient, lorsque, d’abord, le père fait irruption dans la tente et que le campeur doit le dissuader de croire que sa fille est là, puis quand les gendarmes viennent contrôler le vieil homme et le menacent de l’amener au poste parce qu’il manifeste un certain dédain de leur autorité. A chaque fois, la fille se faufile sous la tente et va se cacher en silence. A la suite de quoi l’homme lui propose de descendre jusqu’à la mer, de louer des vélos et de poursuivre le camping là-bas. Je passe sur une tentative d’agression dans la tente, qui va les obliger à fuir et à se réfugier dans un port où ils seront hébergés sur le bateau de pêche d’un ami. C’est cette rencontre qui va décider du destin futur de la jeune femme : elle deviendra pêcheur (faut-il dire pêcheuse ?), finira par épouser le fils du marin, un militaire et en aura deux enfants. Elle ne reverra plus le vieil homme, qui va assurer son avenir en lui faisant verser une pension par la fondation, le temps qu’elle trouve sa place dans la société italienne. Ils échangeront seulement des lettres, qui constituent la deuxième partie du livre. Par ce procédé, l’auteur raconte la suite de la vie de la jeune femme, son chemin de vie (elle habite dans une péniche) et nous avons une réponse de l’homme, âgé, qui lui raconte son mode d’existence quasi autarcique en pleine nature. Il lui dit qu’il écrit dans un cahier :
« J’écris dans un cahier ce que je n’ai pas pu dire, même à toi. Je souris à l’idée que quelqu’un puisse le lire. » (P. 108).
La dernière partie est le texte de ce cahier, à laquelle la femme répondra par une lettre écrite à la fondation, sans aucune chance que l’homme puisse la lire, puisqu’apparemment il est mort. Et c’est cette dernière partie qui est le coup de maître de ce vieux routier de la fiction qu’est Erri De Luca. Je ne donnerai pas les détails, ce serait vous priver du plaisir de la lecture de ce très beau petit livre. Mais je peux simplement vous révéler que tout le récit précédent est remis en question par ce cahier et qu’il oblige le lecteur à tout reconsidérer, ce qui est une varie prouesse de romancier digne des plus grands. Rien de ce que nous avons lu jusqu’alors n’était ce qu’il paraissait être.
Le vrai sujet de ce livre n’est pas, comme on le croit à la lecture des cent premières pages, la rencontre de deux êtres très différents. Ceci est seulement un des éléments de la véritable histoire, le cadre qui nous permet de saisir le fond réel. C’est une manipulation, l’histoire d’apparences trompeuses, de silences graves, de vies camouflées. De Luca fait la démonstration de sa maîtrise totale de l’écriture, non seulement au plan stylistique, mais surtout au plan narratif.
L’écrivain a fait des choix techniques radicaux : la première partie est un dialogue continu entre les deux protagonistes, où il faut parfois revenir en arrière pour bien vérifier qui parle, car il n’y a pas du tout d’indications sur les changements de locuteurs. Ce choix absolu est l’écrin dans lequel De Luca nous dévoile les deux personnalités de son récit. Il faut notamment saluer la beauté du personnage féminin. Cette jeune gitane a un savoir brut extrêmement important pour sa vie quotidienne, elle sait juger les gens, peser les dangers, faire les gestes qui sauvent, bref, elle est armée pour la survie en milieu hostile. Et cela, elle le doit à son peuple, à sa famille, au mode de vie de parias que durent mener les Roms dans les Balkans. Mais elle est en partie inadaptée à la vie italienne ordinaire, elle ne sait ni lire ni écrire. Ce sera d’ailleurs sa première tâche que d’apprendre cela. En face d’elle, un homme qui délivre peu d’informations sauf sur deux sujets qui semblent très futiles : le jeu du mikado et l’horlogerie. L’homme analyse toutes les circonstances de la vie à travers un jeu de baguettes japonais. Et cette métaphore fonctionne parfaitement, grâce au talent de l’écrivain. Quant à l’horlogerie, elle lui donne une vision mécaniste de l’existence, où tout est relié et où il faut avoir les gestes les plus précis. On comprend bien que De Luca n’a pas choisi ces deux aspects par hasard. Ils lui permettent de proposer une lecture du monde où le hasard et la dépendance sont décisifs. Ce qui prendra tout son sens dans la troisième partie du livre.
Les lettres sont le second choix. On sait combien le genre épistolaire peut être performant en littérature. Ici, comme toujours chez l’auteur, il n’abuse pas de ce procédé. Quatre lettres, dont trois de l femme et une réponse assez longue de l’homme. Le tout transitant par le biais de la fondation, qui se nomme, ô surprise, Mikado.
Le cahier final est le retour à la forme classique du récit. Il aura donc utilisé trois moyens différents pour faire avancer son projet, en les combinant de manière très fluide.
Voici donc un livre que je vous recommande très chaleureusement, comme chaque livre de cet auteur. De Luca occupe une place très singulière dans les lettres européennes ; tant par sa vie et sa pensée que par ses choix d’écrivain. Il a un univers à nul autre pareil. Un univers où la réflexion politique n’est jamais absente, mais en laissant la place à la vie dans la sobriété et la distance au monde capitaliste. Lire un livre de De Luca est un temps suspendu qu’on aimerait prolonger au-delà de la brièveté des livres. On peut alors les relire régulièrement, car, comme les grands crus, ils vieillissent bien.