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Catégorie : les critiques

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Comment ça va pas ? Conversation après le 7 octobre

Comment ça va pas ?

Delphine Horvilleur, Paris, Grasset, 2024, 155 pages, 16€.

Je suis les publications de Delphine Horvilleur avec attention, depuis son premier livre, En tenue d’Eve, chroniqué sur mon site, en son temps. Cette jeune femme, deuxième de son sexe à être rabbin en France, possède un réel talent littéraire, en sus de sa qualité de réflexion qui modernise la démarche talmudique sans la renier. Ses livres sont en général assez courts, mais denses par leur contenu[1]. Celui-ci n’échappe pas à cette règle. C’est un livre de circonstance, comme l’indique son sous-titre.

Le 7 octobre 2023 restera pour tous les juifs du monde l’équivalent des attentats du World Trade Center pour les Américains : un traumatisme majeur de la nation. Le Hamas, groupe armé terroriste palestinien attaque par surprise et en usant de drones et de moyens inattendus Israël, dans la zone contigüe à la Bande de Gaza, tuant environ 1200 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards et soldats, sans distinction et avec une sauvagerie bestiale. Un énorme crime contre l’humanité, que rien en saurait ni excuser, ni justifier, ni comprendre. Comme cela était inévitable (et prévu par le Hamas), Israël réplique aussitôt et démarre une véritable guerre conventionnelle contre le Hamas, à Gaza, avec la population civile prise en étau entre les deux forces. Au moment où j’écris ces lignes, la guerre n’est pas achevée, elle a fait au moins 25 000 morts palestiniens. Consécutivement à ces faits, les réactions dans le monde entier ont été de l’indignation et une condamnation quasi unanime du Hamas (et des excès de la réplique israélienne). Mais ce fut aussi, hélas, l’occasion de voir resurgir de sa tanière la bête immonde, l’antisémitisme. C’est, à proprement parler, le sujet unique de ce livre.

Mais Delphine Horvilleur a trop de talent pour écrire un pamphlet qui fustigerait ces racistes particuliers. Son propos, s’il un sujet unique, va prendre des formes très diverses et emprunter des chemins surprenants, parfois. Elle a choisi de faire de chacun des XI chapitres de son livre une conversation. L’interlocuteur (ou les interlocuteurs) changent à chaque fois. Pour corser la chose, ce sont des conversations sans dialogues, ou alors seulement au passage.

Qu’est-ce qu’une conversation ? C’est un échange poli entre deux personnes capables de s’écouter, l’équivalent d’un dialogue, mais qui peut être élargi à plus de deux intervenants. C’est bien ce que nous livre ici Delphine Horvilleur. Avec chacun de ses interlocuteurs, elle échange librement, usant parfois du dialogue direct, le plus souvent dans un style indirect qui permet plus de développement. Bien entendu, ces conversations sont fictives, elles n’ont jamais eu lieu en tant que telle, ce qui paraît évident quand c’est avec ses grands-parents disparus, mais moins avec ses enfants. Le procédé est astucieux, il permet une souplesse de traitement et des chapitres très différents. Mais, comme je l’ai déjà dit, le sujet central reste toujours le retour de l’antisémitisme.

Certaines conversations sont strictement intimes, comme Conversation avec ma douleur ou Conversation avec la paranoïa juive. D’autres se cadrent sur le cercle familial, comme Conversation avec mes grands-parents ou Conversation avec mes enfants. Certaines sont liées à la situation, comme Conversation avec Israël, ou à la religion juive, comme Conversation avec le Messie. Enfin, d’autres sont beaucoup plus surprenantes, telles Conversation avec Claude François, Conversation avec les antiracistes ou Conversation avec Rose. Enfin il y a cette belle Conversation avec ceux qui me font du bien. J’ai fait avec ce livre quelque chose que je ne fais pratiquement jamais : je l’ai lu deux fois à la suite. Pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose d’important. La première lecture m’avait beaucoup plu, mais j’avais l’impression d’avoir lu trop vite, alors j’ai recommencé.

Loin de moi l’idée de vous livrer le contenu du livre, il faut absolument l’acheter et le lire, toutes affaires cessantes. D’abord parce que c’est très bien écrit, ensuite par la richesse et l’humour de son contenu. Il y a de sacrées inégalités dans la vie terrestre. Prenez Delphine Horvilleur. Voici une jeune femme qui est très belle (gardez, comme moi la photographie du bandeau de promotion elle y est magnifique !) – doit-on encore le dire sans être accusé de viol par les tenants malades du wokisme ? -, qui est d’une intelligence évidente, maniant un redoutable humour juif et français à la fois et qui, de surcroît, écrit fort bien. À côté de quoi, beaucoup vont se sentir lésés par le Créateur. Pourquoi ce livre est-il si beau ?

Parce que, comme Vivre avec nos morts, il ne cache pas le réel derrière un écran littéraire. Il va planter la lame au cœur du malaise, ici la haine des juifs. Et l’auteur nous oblige à aller au-delà de notre excuse traditionnelle : « bien sûr en France il y des antisémites, mais c’est une minorité… ». Ces formulations sont effectivement une manière d’éluder par la minorité un problème très gênant.

Son malaise nait de la résurgence quasi immédiate de l’antisémitisme après l’attaque du Hamas, le 7 octobre. En France, on sait que LFI (La France Insoumise) et une partie de la NUPES ont osé qualifier cet acte monstrueux d’acte de résistance. Dès lors, la bête immonde va sortir de son antre , sous le nom substitutif d’antisionisme, qui est devenu le terme chic des antisémites d’aujourd’hui . Du coup, le véritable opposant au sionisme, mais philosémite ne peut plus user de ce terme et se trouve donc en porte-à-faux. Delphine Horvilleur revient à plusieurs reprises sur le choc que ce brutal retour provoque chez les gens de sa génération. Mais elle convoque alors sa grand-mère, qu’elle fait parler avec un impayable accent yiddish, et qui lui explique que cela ne passera jamais. À partir du moment où tout le monde savait qu’Israël allait réagir vigoureusement – le Hamas aussi, qui a choisi délibérément de sacrifier des milliers de Palestiniens innocents pour en faire de martyrs et mettre l’opinion de son côté – et l’ a effectivement fait, le déferlement de haine raciste n’a pas eu besoin de se camoufler. Le diagnostic que fait D. Horvilleur au fil des pages est très lucide : elle montre que l’on peut, au nom de cette passion triste, reprocher tout et son contraire aux Juifs, cela importe peu, puisque la raison n’a rien à voir ici. Je laisse le lecteur découvrir son argumentation, qui est tout sauf didactique. Elle a, sur l’antisémitisme cette formule magnifique de vérité :

« On sait que le judaïsme ça s’attrape par la mère et  l’antisémitisme par l’amer… » (p.59)

Il n’y a pas d’explication logique à la haine séculaire des Juifs, surtout dans notre pays. Nous avons voulu croire, en effet, qu’il n’y avait plus de place pour ce racisme particulier après la Shoah. C’était trop faire confiance à la raison et à l’intelligence et ignorer la force de la haine primale. Depuis des décennies, l’immigration musulmane a transposé chez nous le conflit israélo-palestinien, opposant des Français entre eux et empêchant la cohabitation paisible des nouveaux arrivants avec les anciens. Ce n’est pas l’échec de la République, c’est la défaite de la pensée, de l’éducation de l’intelligence et de la fraternité. L’auteure a cette définition indirecte de l’antisémitisme :

« Reste que sa vraie force, la puissance intemporelle de l’antisémitisme tient, en réalité, à sa capacité mutante, une plasticité fondamentale qui lui permet de s’adapter mieux que personne à ce que chaque temps de l’Histoire propose. » (p.93)

On l’a vu avec le glissement pervers de l’antisémitisme classique à l’antisionisme détourné. Quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas, le juif sera toujours l’ennemi, le responsable de tous les malheurs, le grand manipulateur du monde. Fait insupportable à l’intelligence humaine.

Mais il serait faux de laisser croire que tout l’ouvrage parle directement de l’antisémitisme. En bonne talmudiste, Delphine Horvilleur nous promène de lien en lien dans des domaines qui semblent n’avoir aucun lien entre eux et qui, pourtant, s’avèrent se compléter. Ainsi, quel rapport peut-il y avoir, a priori, entre la théorie du « crochet renversant » en langue hébraïque et Claude François ou Anne Sylvestre ? Eh bien, vous le découvrirez dans les chapitres  IV et VIII. Qui est Rose et que vient-elle faire ici ? Voir au chapitre VI.

Le dernier chapitre est titré Conversation avec le Messie. Cela n’a pas manqué de m’interpeler. Évidemment il s’agit du Messie juif et pas de celui des chrétiens, qui est déjà venu et que nous connaissons sous le nom de Jésus-Christ. Madame le rabbin lève un peu du voile théologique sur la messianité en religion juive. Mais, toujours avec le même humour, elle juxtapose deux propos très différents sur le sujet :

« Je ne sais d’où viendra le Messie et s’il a la moindre raison de venir. Il me semble qu’il ne sera ni ministre, ni général ni stratège, mais peut-être poète ou exégète, un homme ou une femme qui sait écouter les mots, jouer avec eux, et reconstruire ainsi un autre monde. » (p. 149)

Mine de rien, ces paroles sont très provocatrices et pourtant tellement inscrites dans le judaïsme. Bien sûr, que le Messie soit une femme a de quoi faire bouillir un juif traditionnel, mais il est aussi dérangeant qu’il puisse être poète. Mais, comme elle le dit, ce n’est que son sentiment.  Quelques pages avant celle-ci, elle citait Kafka :

« Franz Kafka, dont le nom ne décrit pas trop mal ce que nous vivons aujourd’hui, l’avait bien compris. Il disait : « Le Messie viendra le lendemain du jour de sa venue. » En clair, il était convaincu que le Sauveur n’arriverait que lorsqu’on n’aurait plus besoin de lui. » (p.145)

Alors, ami lecteur, comme dans toute démarche talmudique, tu as là des points de vue divergents. Aucun ne prétend être LA vérité. Il faut oser se faire sa propre opinion, accepter l’inconfort de la pensée libre. Voici un des grands charmes de ce livre, qui a été si difficile à écrire pour son auteure, mais qui est si plaisent à lire pour nous.

« J’ai bien compris depuis des semaines combien cette conversation était difficile : celle que je tente de mener avec le monde, et celle qui a lieu dans ma tête et dont ce livre cherche à témoigner. » (p. 146)

Les chefs-d’œuvre ne naissent jamais aisément ; on en accouche dans la douleur, payant chaque phrase de sa sueur et de sa crainte. Mais, chère Delphine (souffrez qu’un goy use de votre prénom), vous avez réussi à faire passer formidablement cette difficulté et à la rendre palpitante. Ah ! ces Juifs, ils sont quand même forts !

Jean-Michel Dauriac – Avril 2024


[1] Voir aussi https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=695 sur Vivre avec nos morts.

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Quatre nouvelles : Demain peut-être, monsieur V…, Les amoureux de Garches, « Mame Denis » et Une affaire d’hommes.

Gilbert Cesbron – Oeuvres romanesques complètes , Éditions Rencontre, volume 1.

Je commence ici un cycle d’articles critiques sur l’oeuvre romanesque de Gilbert Cesborn, à partir de l’ensemble publié par les Editions Rencontre dans les années 1970. Ce corpus s’enrichira au fur et à mesure de mes lectures et pourrait, à terme, devenir un petit essai sur cet auteur.

La publication de ces oeuvres romanesques complètes a été supervisée par l’écrivain Paul Guth, qui jouissait alors d’une grande célébrité populaire pour sa série de romans dits du « Naïf ». Il a d’ailleurs livré une très belle présentation dont j’aurai l’occasion de reparler. Il a complété le premier volume par quatre nouvelles, non datées, mais sans doute datant des débuts littéraires de l’auteur[1]. L’intérêt de ces récits courts est inégal. Deux sont d’une grande qualité et intensité dramatique (Demain peut-être, monsieur V… et Une affaire d’hommes), une relève du registre plutôt sentimental (Les amoureux de Garches), la quatrième est plutôt une satire (« Mame Denis »), les deux de moindre qualité globale.

L’art de la nouvelle est difficile. Le grand public se trompe souvent en croyant qu’écrire une histoire courte est plus facile qu’un roman. L’histoire littéraire montre bien que ce n’est pas le cas. Certains grands romanciers n’ont jamais écrit de nouvelles, notamment les Classiques. D’autres ont essayé sans grande réussite, leurs nouvelles sont tombées dans l’oubli . À l’inverse de grands écrivains se sont révélés par la nouvelle ; je pense là, bien sûr, à Tchékhov, maître russe incontesté du genre. Sur l’échantillonnage réduit présenté ici, il me semble que Cesbron aurait dû travailler encore pour arriver à une maîtrise complète de ce genre. Il a cependant persévéré, puisque sa bibliographie affiche plusieurs recueils :

  • Outremonde (recueil de 23 contes) (1949)
  • Traduit du vent (1951)
  • Tout dort et je veille (1959)
  • La Ville couronnée d’épines (1964)
  • Des enfants aux cheveux gris (1968)
  • Un vivier sans eau (1979)
  • Leur pesant d’écume (1980)
  • Tant d’amour perdu (1981)

N’ayant pas lu ces livres, je ne puis dire s’il est parvenu à cette maîtrise régulière de la forme qui, ici, n’est pas encore acquise. Ces textes recèlent cependant de belles qualités, que l’on trouvera écloses dans les romans.

Demain peut-être, monsieur V… est une histoire encore marquée par la Seconde Guerre mondiale. Le personnage principal, monsieur V… est un réfugié polonais ; le lieu principal de l’histoire est un camp accueillant les « personnes déplacées », qui furent près de 10 millions à l’issue du conflit, partant de l’est pour gagner l’ouest, fuyant les Soviétiques et l’instauration du communisme. Si certains, notamment les Allemands, s’intégrèrent cahin-caha à l’Allemagne de l’Ouest, cela ne fut pas du tout aisé pour les Slaves, les Hongrois, les Roumains… qui passèrent parfois de longues années dans ces camps, avant d’émigrer plus à l’Ouest. Cet homme qui a perdu sa fille dans sa fuite l’attend désespérément. À travers son regard, nous partageons quelques moments de la vie des gens de ce camp, entre espoirs de départ et décès des plus mal en point. Jusqu’au jour où il reçoit un courrier officiel lui demandant de venir pour identifier sa fille. Il se rend en train dans la ville désignée, rejoint le centre d’identification, mais au moment de valider ou non l’identité de la jeune femme morte qu’on lui présente, il refuse de vérifier si elle a une tache de naissance derrière l’oreille et s’enfuit. Il retourne au camp. Le lecteur comprend que Monsieur V… ne peut pas renoncer au fol espoir de retrouver sa fille en vie. Il préfère nier l’évidence. Le récit de Cesbron est poignant et sobre. Il donne assez bien la mesure de la misère consécutive à ce conflit hors-norme. Que reste-t-il à ces déplacés s’ils n’ont plus rien à attendre ?

Les amoureux de Garches se déroule dans un maison de convalescence de la région parisienne, où des accidentés essaient de retrouver une vie normale après de graves lésions. Le récit met en scène deux jeunes gens, un garçon et une fille qui se rencontrent dans ce contexte. Le garçon encourage la jeune fille qui craint de ne pas retrouver l’usage de ses jambes, alors que lui est lourdement handicapé par la poliomyélite. Une histoire d’amour s’esquisse entre Daniel, l’ancien parachutiste frappé par cette terrible maladie invalidante et la jeune Marie, victime d’un accident de la route. Mais lorsqu’elle recouvre sa motricité, elle s’intéresse à un pensionnaire blessé et Daniel comprend que l’histoire va s’achever, qu’il a  rêvé d’un bonheur impossible. Le dimanche suivant, alors qu’il effectue un saut en parachute, grâce à son ancien commandant, il n’ouvrira pas son parachute… Au premier degré, c’est une romance triste, une histoire d’amour impossible entre un ancien ouvrier devenu invalide et une jeune bourgeoise superficielle. Daniel l’a aidé à reprendre pied, mais ensuite, elle retombe dans son monde, où il n’y a pas de place pour lui. Mais au second degré, il s’agit bien d’une satire sociale sur les différences de classe. Malheureusement, le premier degré l’emporte et le lecteur a l’impression de lire une histoire feuilletonesque de presse féminine des années 1960. C’est plutôt une affaire d’équilibre entre les deux niveaux du récit que de style ou de sujet.

« Mame Denis » est la moins réussie de ces quatre nouvelles. Je dirais que ce texte s’apparente à du Courteline ; c’est une farce militaire. On peut aisément oublier cette production. Même en faisant un gros effort, je ne vois pas comment on peut en tirer un second degré.

Une affaire d’hommes est autrement intéressante. Voici une courte histoire qui, avec peu de moyens, aborde un sujet très grave : la discrimination raciale à l’école, aux États-Unis. La famille Parker est bien connue dans sa ville, le père est un ancien combattant médaillé ; IL n’a qu’un seul défaut, il est noir, et son fils aussi. Il va apprendre à ses dépens qu’un « nègre » est digne d’être récompensé quand il combat pour la nation, mais qu’il ne l’est plus, localement, lorsqu’il veut que son fils fréquente une école de blancs. Je passe les détails des pressions exercées sur la famille et l’enfant ; le final est tristement classique : le père retire son enfant de l’école blanche et renvoie sa médaille aux autorités. Ce texte, que l’on peut dater de la grande époque des combats contre la ségrégation (fin des années 1950, décennie 1960) marque l’échec du rêve américain et de celui de Martin Luther King ou John Kennedy. Et nous savons que cet échec perdure, des décennies plus tard. Cette nouvelle est une réussite. Sobrement écrite, elle frappe juste et laisse un goût amer au lecteur. Celui de la bêtise humaine invincible.

Ces quatre textes donnent un aperçu du talent de nouvelliste de Gilbert Cesbron. Il est regrettable que les Éditions Rencontre n’aient pas incorporé les recueils de nouvelles à leur ensemble. Cela aurait permis d’avoir une vision plus juste de cet aspect de l’œuvre de l’écrivain.

JM Dauriac – Avril 2024 ;


[1] La présence de la dernière des quatre nouvelles invalide en partie cette impression.

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La tradition Fontquernie

Gilbert Cesbron – Oeuvres romanesques complètes – Editions Rencontre, Genève – 1re édition 1947.

Je commence ici un cycle d’articles critiques sur l’oeuvre romanesque de Gilbert Cesborn, à partir de l’ensemble publié par les Editions Rencontre dans les années 1970. Ce corpus s’enrichira au fur et à mesure de mes lectures et pourrait, à terme, devenir un petit essai sur cet auteur.

* * * * * * *

On pourrait qualifier ce roman de « roman de la noblesse provinciale et de la guerre ». Car ces deux éléments sont très étroitement tissés pour dessiner la toile de l’intrigue. D’un côté une famille de vieille noblesse provinciale, les Fontquernie, de l’autre le moment historique de la « Drôle de guerre » de 1940 et l’attaque-éclair des Allemands.

Mais il serait faux de croire que nous sommes face à un roman à thèse. Il s’agit bel et bien d’un destin romanesque, celui d’Antoine de Fontquernie, le petit dernier d’une fratrie de trois. Hubert est l’aîné, Gérard le puîné et Antoine le cadet. Ils sont très différents ; les deux aînés sont sportifs, virils et parfaitement inscrits dans la tradition aristocratique que comte, leur père leur a inculquée. Antoine est peu porté sur les sports et la virilité seigneuriale. Il entretient avec sa mère, Catherine, une relation fusionnelle dont nous ne comprendrons la nature que lors du dénouement. Il l’appelle « Mammy », et parfois « ma chérie », ce que son père réprouve fermement. Ainsi est posée la distribution de ce drame. Le décor est essentiellement en deux tableaux : Le château de Fontquernie et « Sciences Po Paris ». Antoine se partage entre ces deux lieux, où il est assez différent. A Paris, il est le marginal doué qui sortira major du concours final, l’aristocrate à la fois un peu cynique et l’étudiant provocateur. Il est admiré de ses camarades, dont certains sont des amis proches. Il y a aussi des jeunes filles qui gravitent autour des différents clans inévitables. Mais pour Antoine, il n’y en a qu’une : Isabelle. L’histoire de la naissance compliquée de leur amour parcourt tout le roman. Mais Antoine rend cet amour difficile, car il refuse de se livrer et cache ses sentiments, sauf à de rares moments. Toute une partie du roman donne à voir la vie de ces étudiants de milieux privilégiés que sont les pensionnaires de l’Ecole des Sciences Politiques de paris, en 1940.

Car c’est bien cette date qui est le noeud gordien du roman. Depuis septembre 1939, la France est officiellement en guerre contre l’Allemagne du IIIe Reich, mais rien en se passe. C’est que les historiens ont baptisé la « Drôle de guerre », durant laquelle les soldats mobilisés sur les fronts de l’Est (la fameuse et coûteuse ligne Maginot) jouent aux cartes et au football pour tuer le temps faute d’ennemis. Les trois fils Fontquernie sont mobilisables, mais n’ont pas encore été appelés. La menace plane sur la maison, dès les premières lignes du livre. Les deux aînés se plaignent d’être appelés dans des postes loin du front, car ils brûlent du désir de se battre, au moins pour maintenir la gloire et la tradition de leur nom. Antoine ne sait pas ce qu’il adviendra de lui.

Quand Antoine vit à Paris, il est, malgré lui, obligé de rentrer dans le jeu de la vie étudiante. Ce sont les réunions dans les bistros autour de l’école, chez certains des élèves. C’est un étalage de valeurs bourgeoises, plus ou moins tapageuses. A travers ces fils et filles de …, Cesbron brosse un portrait assez impitoyable de cette classe bourgeoise parisienne. Les rejetons ne sont que les continuateurs de leurs géniteurs, les sarments du cep. Cesbron donne ainsi à voir un échantillonnage du public : il y a le fils de l’homme d‘affaire juif, soucieux plus que d’autres d’affirmer son amour de la France, les enfants des grands bourgeois parisiens, le fils d’une modeste femme du peuple dont il a presque honte… Mais l’auteur a suffisamment de talent pour que cela ne soit pas un catalogue rébarbatif ou une démonstration politique. Ces portraits viennent naturellement au cours de l’action. Avec une maitrise certaine, l’auteur entretient l’ambiguïté sur les sentiments profonds d’Antoine sur la formation qu’il suit et où il réussit très bien. Fait-il Sciences Po par envie personnelle ou par tradition familiale ? Nous ne le saurons jamais. De même est-il clair dès le début qu’il est amoureux d’Isabelle, mais tout au long du livre il laisse planer un voile trouble sur leur relation. Finalement, cette indécision n’est-elle pas un des traits de caractères dominants d’Antoine, pour en pas dire le principal ? A chaque lecteur de le ressentir à sa façon. C’est là la force irremplaçable de la lecture : le même livre peut être interprété très différemment selon les lecteurs, et même selon les moments où nous le lisons.

Quand Antoine est à Fontquernie, il est partagé, pour en pas dire déchiré entre son amour pour sa mère et le côté viril incarné par le père et le frère aîné, Hubert. Il semble ne pas aimer ce grand frère, trop différent de lui. Mais il ne peut s’empêcher de le prendre comme référence, dès qu’il a un choix à faire. Evidemment, le fait qu’Hubert ait embrassé Isabelle et tenté de la séduire lors de son séjour au château n’arrangera pas les choses. Pourtant Isabelle saura prendre ses distances envers Hubert et réaffirmer à Antoine son amour indéfectible. Malgré cela, rien n’est simple, jusqu’au bout.

Le roman bascule lorsque la guerre revient rebattre les cartes. Antoine est appelé et incorporé à une unit qui va au combat dans le nord de la France, alors que les deux aînés sont relativement « planqués ». Nous ne saurons absolument rien de ce qui se passe sur le champ de bataille. Ce n’est pas un roman de guerre, mais sur la guerre. Pendant ce temps, à Fontquernie, un événement qui eut pu être ordinaire, la mort d’un voisin, ami de la famille, vient provoquer un séisme. Au travers de péripéties à découvrir par le lecteur, le Comte apprend que ce voisin, Théroignes, a été l’amant de sa femme et l’a toujours aimée ; il comprend ainsi qu’Antoine est le fils de cette liaison.

Le drame se noue donc sur ses deux axes : Antoine à la guerre et la découverte de l’infidélité de la comtesse. Pour la guerre, le dénouement est extrêmement abrupt : un courrier apprend à la famille qu’Antoine est mort au combat. On imagine sans difficulté le chagrin de la mère. Mais en même temps, le Comte doit gérer ce qu’il a appris. C’est ici que le terme « tradition Fontquernie » va prendre tout son sens. D’une part, la mort d’Antoine s’inscrit, malheureusement dans une longue suite de vies données à la patrie par la famille, d’autre part, le Comte va affronter cette double peine avec honneur, selon la même tradition, sans faire de scandale, en considérant Antoine comme son fils jusque dans sa mort.

Cet aperçu rapide permet de saisir la complexité des sentiments en jeu dans le livre. De facto, ce n’est pas un livre joyeux. C’est vraiment un drame familial. S’y superpose cet honneur aristocratique qui peut à la fois compliquer et surmonter les situations tragiques. Gilbert Cesbron écrit cette histoire dans un style souple, extrêmement facile à lire, emportant le lecteur de chapitre en chapitre. Dès ce premier roman, il a trouvé ce style qui le rendra très populaire durant des décennies dans le lectorat français. Il sait aussi se mettre en position de narrateur objectif, prenant du recul.

Jusqu’où peut aller le devoir ? A-t-on le droit d’imposer à ses enfants des principes d’un autre temps ? Ces questions sous-tendent tout le roman. La grande force de l’auteur est de ne jamais pontifier ni donner des leçons. Ce sont ses personnages qui nous font vivre les dilemmes dont il est question. Le personnage du Comte, par exemple, n’est pas le principal dans la trame narrative, mais il est celui qui donne le la des comportements, en positif comme en négatif. Ses fils se définissent par rapport à son exemple. Antoine n’est pas du tout à l’aise dans ce rôle d’héritier de la tradition Fontquernie, mais il ne peut s’affranchir de la marque du père, alors que les deux aînés se sont fondus, au moins apparemment, dans cette tradition. Le paradoxe est que celui qui accomplira un vrai destin Fontquernie est le bâtard, celui qui n’a pas une seule goutte de sang bleu dans les veines. L’ a-t-il choisi ? Nous n’en saurons rien. Le père, au nom de cet héritage aristocratique, gardera pour lui la douleur de son infortune, submergée par celle de la perte de cet enfant qu’il veut dorénavant garder comme fils aux yeux de tous. Y-aura-t-il une explication entre le Comte et sa femme ? C’est au lecteur d’imaginer la suite. La logique du récit penche dans le sens d’une réponse négative.

Que penser de ces traditions aristocratiques ? Dans une république comme la France, elles sont un vestige d’une époque que la Révolution a définitivement changée. Mais pour les aristocrates, elles sont leur dernier signe de distinction pour s’élever au-dessus des roturiers. Mourir à la guerre semble être pour eux un devoir de caste, avec un garde d’officier. Mais même cela est obsolète : dans le Second conflit mondial, l’héroïsme a été le fait de gens du peuple, de paysans, d’ouvriers, de mères de famille… Lire ce roman aujourd’hui est encore plus étranger à nos mœurs qu’au moment de sa publication. Cependant, la déliquescence morale actuelle devrait nous inciter à considérer au moins avec estime de tels sentiments. Tenir sa patrie comme méritant que l’on donne sa vie pour elle signifie que l’on s’inscrit dans un collectif, ce que Renan appelait une nation. C’est comme rester debout face à la peste, tel Rieux dans le roman de Camus. Pour quoi sommes-nous prêts à mourir aujourd’hui ? Pour notre Rollex, notre Tesla ou notre droit à consommer?

Gilbert Cesbron ne moralise pas, il ne juge jamais ses personnages. Il nous laisse cette responsabilité ; il se contente de les faire vivre devant nous. En refermant ce beau roman, les questions continuent de nous travailler : voici la preuve d’une bonne littérature.

Jean-Michel Dauriac – Avril 2024

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