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Catégorie : les livres: littérature

Robert Zimmerman se souvient

Robert Zimmerman se souvient…

A propos de Chroniques volume 1 de Bob Dylan

« A-t-on idée de donner un Prix Nobel à un type qui écrit des chansons et chante mal d ‘une voix nasillarde ? » Voilà ce que qu’on a pu entendre en 2016, à l’annonce de l’attribution du Prix Nobel de Littérature à Robert Zimmerman, plus connu sous son nom de scène, Bob Dylan. Ceux qui s’exprimaient ainsi étaient sans nul doute des lettrés, amoureux des livres et la Littérature avec majuscule, et ne pouvaient envisager que la chanson soit une forme de la poésie, elle-même à l’origine de la littérature. Un auteur de chansons, en eût-il écrit des centaines, n’aurait créé aucune œuvre. Je ne chercherai pas à combattre un jugement aussi stupide, qui s’appuie, de plus, sur la méconnaissance ou l’ignorance des dites-chansons du dit-Bob Dylan. Lequel a dû bien rire en apprenant qu’il avait le Nobel, puis est allé pisser tranquillement, comme avant.

En 2005 est parue en France le livre qui nous intéresse ce jour, Chroniques volume I, de Bob Dylan. Ceux qui ont accueilli avec la moue sa promotion au Nobel auraient été bien inspirés de lire cet ouvrage et de tourner sept fois leur langue dans la bouche de leur voisine (comme disait très vulgairement Pierre Desproges, ce bateleur télévisuel !) avant de parler. Car ce volume est bien de la littérature, et de la bonne !

On imaginerait mal Dylan livrant une bonne petite autobiographie linéaire, un biopic à l’américaine. Le titre choisi, Chroniques, est d’ailleurs tout à fait clair. Il va nous livrer quelques tranches de souvenirs sur sa vie, sous la forme de la chronique des jours qui passent. Comme dans ses chansons, nous serons assez souvent dépaysés, voire un peu perdus. Chaque chapitre pourrait être autonome. Ils sont livrés sans souci chronologiques. Ils dessinent cependant un portrait, mais à la manière impressionniste. C’est de loin qu’on le reconnaît le mieux, quand on achevé la lecture. Il reste alors une image, celle qu’il a bien voulu nous donner, comme tous les auteurs d’autobiographie.

La première conclusion qu’on peut tirer de cette lecture, c’est qu’il parfaitement évité de s’épancher sur sa vie privée et sur ses états d’âme. Celui qui attendait des détails croustillants sur ses amours ou ses addictions en sera pour ses frais. Bien sûr, il ne parvient pas absolument à tout cacher et nous pouvons, avec attention, collecter des indices qui nous aideront à approcher la personnalité du chanteur. S apprendrons ainsi qu’il se veut avant tout un auteur, et en aucun cas comme un porte-drapeau d’un quelconque courant politique. Il nous répète à plusieurs reprises qu’il y a eu un gros malentendu à ce propos et que rien ne l’énerve plus que de s’entendre qualifier de représentant des aspirations de la jeunesse américaine. Si cela fut le cas, c’est à son corps défendant, simplement parce qu’il ressentait était aussi partagé par toute une génération. Mais il se définit avant tout comme un individualiste. Un individualiste plutôt timide, qui n’aime pas la foule et les lieux à la mode. En creux se dessine le portrait ; finalement classique du poète provincial monté à la capitale. Il nous fait partager son évolution personnelle d’auteur-compositeur, car c’est son unique but que d’être reconnu à ce titre.

C’est le second thème de ce livre : la chanson et la musique à la fin des années cinquante et au début des années soixante du XXe siècle. Le grand homme de Robert Zimmerman se nomme Woodie Guthrie, le baladin qui avait écrit sur sa guitare «  cette guitare tue les fascistes » et a comosé un grand nombre de folk-songs classiques. La culture de Dylan est vraiment celel du folk-song. Ce livre nous permet de saisir à quel point il en a été pétri et combien ce style a pesé sur ses œuvres. Il partage avec nous les noms de ceux qui furent ses inspirateurs, ces chanteurs pour la plupart tombés aujourd’hui dans l’oubli. Comme le fera après lui Bruce Springsteen, sans doute inspiré par lui, il a sorti en même temps que le livre un double CD portant le même titre, sur lequel il a réuni les chansons qui l’ont marqué dans sa jeunesse, contenu du premier CD. Le deuxième disque est une compilation de ses chansons par ceux qui les ont reprises, de Cher aux Byrds, entrelardées de certaines de ses interprétations de chansons bien particulières évoquées dans le livre.  Dylan assume une culture anté-rock and roll, nettement plus acoustique. Il lui faudra d’ailleurs attendre un certain nombres d’années avant de paraître sur scène avec une guitare électrique et se faire accompagner par un groupe de rock, en l’occurrence The Band, avec lequel il enregistra quelques albums marquants. Mais chez Dylan, le texte reste premier, toujours écrit avant les musiques. Il reviendra à ses amours de jeunesse, en enregistrant un album qui a surpris, dans lequel il rend hommage à Franck Sinatra, en reprenant certains de ses grands succès, album titré Shadows in the night. Dans le livre, il partage avec nous la conception de deux albums, sous la forme d’une sorte de journal. On y voit peu à peu l’album prendre forme, on y ressent les doutes, on y assiste à des expériences… C’est excellent pour comprendre cette face cachée de la musique populaire, où le travail de studio est capital. On trouve des éléments comparable dans la grosse autobiographie de Bruce Springsteen dont j’ai rendu compte par ailleurs.

Il y a d’ailleurs de nombreux points communs entre ces deux monstres sacrés de la musique pop américaine. Tous deux sont de purs produit de l’Amérique, parfaitement symboliques de leur temps. S’ils critiquent très durement, tous deux, la société et la politique leur pays, ce n’est pas pour le détruire, mais pour le corriger, l’améliorer. Tous deux ont eu ce désir indestructible de faire leur chemin dans la chanson et la musique populaire. Ils ont connu des débuts modestes, ont été critiqués durement : de Dylan on disait qu’il ne savait pas chanter, tout comme pour Springsteen. Leur parcours a démarré lentement mais a connu une progression constante, jusqu’à les mener au firmament de leur rêve. Pour les deux hommes, la famille est très importante et on trouve sur ce thème des pages émouvantes, somme toutes très banales car communes à tous les humains.

Les différences existent et sont cependant nettes. Dylan a toujours voulu se garder d’un engagement politique net, alors que Springsteen est né démocrate et a soutenu des candidats de ce parti. Springsteen est un enfant du rock, quand Dylan est fils du folk. Dylan est d’origine WASP, Springsteen est un mix très américain d’italiens, d’irlandais et d’américains.

Mais tous les deux ont écrit des chansons qui ont marqué des générations du monde entier et dont les textes sont des modèles de travail d’auteur.

Bob Dylan occupe une place unique dans la chanson américaine. Comme l’a fait Miles Davis dans le jazz, il a su s’adapter à l’évolution de la musique et l’intégrer dans son travail. On aimerait beaucoup que sorte le volume II de ces chroniques, mais rien de tel n’est annoncé de certain pour le moment. Il faut lire ces pages, fort bien écrites et agencées de manière très personnelle. Elles démontrent sans contestation que le Prix Nobel de littérature qu’il a obtenu n’est pas une escroquerie.

Jean-Michel Dauriac – Août 2022

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La joie de Bernanos : pas si gai que ça !

La joie est un roman âpre. Le titre est une antiphrase dont le lecteur découvre le sens en avançant dans l’histoire. Car, au commencement, est la joie pure. Mais très vite le ciel s’obscurcit peu à peu et, chapitre après chapitre, devient de plus en plus sombre. Cependant, le dénouement surprend quand même, car on ne pensait pas que l’auteur oserait aller jusque là.

Ce livre, comme toujours chez Bernanos, est à dimension spirituelle : le mal et le bien s’y affrontent tout du long. De fait, il s’agit d’un roman sur la sainteté et la médiocrité, entendue ici comme le contraire de la sainteté, soit en termes religieux, l’état du pécheur. Mais cette médiocrité est à double signification ; en effet, les protagonistes médiocres le sont aussi au plan personnel, en dehors de leur état peccamineux, comme dit l’Eglise, qui n’a pas peur des gros mots ! Il y a d’abord le cadre, unité de lieu absolue, qui finit par devenir une chape de plomb sur l’héroïne, cette maison de campagne cossue qui sert de résidence estivale. L’héroïne, parlons-en justement. C’est une jeune fille de bonne famille, de dix-sept ans, orpheline de mère, vivant avec son père, intellectuel d’une certaine renommée. Cette jeune fille assume les fonctions de maîtresse de maison et de surveillante de son père, sans donner à ce terme un sens dépréciatif. Elle se soucie constamment de son père, qui apparaît comme un être nerveusement très fragile. Chantal, c’est le nom de la jeune fille, illumine la première partie du roman de sa joie et de sa sainteté inconsciente. Elle survole les problèmes, s’occupe de tous et agit envers chacun avec l’amour évangélique du Christ. Son père, Monsieur de Clergerie, poursuit un unique but : être élu à l’Académie, ce pour quoi il dépense depuis des années une énergie folle et des trésors de stratégie.  Autour du père et de la fille gravitent des personnages de deux types : les amis de la famille, habitués de cette maison de vacances campagnarde, et la domesticité. Le roman passe d’un type à l’autre, selon les besoins de l’avancée de l’intrigue.

Mais y-a-t-il vraiment intrigue ? Celui qui cherche un roman « romanesque » sera très déçu : ce n’est pas le genre de la maison Bernanos. L’intrigue se réduit à quelques jours de la vie de cette maison, sans aucun événement extraordinaire. Au contraire, l’auteur ramène tout à un quotidien banal et, somme toute, très répétitif.  Ce ne sont donc nullement les actions des protagonistes qui intéressent notre écrivain, mais bien plutôt leurs pensées et leurs dires. Comme Sous le soleil de Satan, tout se joue en quelques rencontres et dans des échanges qu’il faut savoir décrypter. Autant dire d’emblée que ce n’est pas un livre facile, pas le genre de roman à apporter à la plage. Il faut souvent relire les paragraphes pour en saisir tout le contenu. Cela est en grande partie dû au style de Bernanos. Il écrit de manière massive, dense et, parfois, lourde. Il creuse son idée comme Rodin creusait la matière. Il ne donne au lecteur aucune facilité. Tu me suis ou te refermes le livre, mais je ne vais pas édulcorer mes propos ! C’est que l’enjeu est colossal. Il s’agit, au travers de Chantal de tenter d’approcher in situ le mystère de la sainteté en action. Du côté de cette jeune fille, on pourrait dire que, dans la première partie, le style de Bernanos est assez lumineux, comme son sujet. Il arrive tout à fait à nous donner à voir une jeune fille vivant l’amour du Christ naturellement, toute habitée par le souvenir de son mentor spirituel , l’abbé Chevances, lui-même un saint homme, mort très récemment, et que Chantal a accompagné jusqu’au bout. Ces deux-là sont le tandem de la sainteté. Bernanos ne la refuse pas au prêtre, mais on sent bien que ce n’est pas à l’Eglise qu’il en accorde la grâce, mais à la vie de chaque croyant. En contrepoint de cet abbé disparu mais omniprésent, il nous offre un autre religieux, l’abbé Cénabre, un penseur reconnu, mais dont la vie spirituelle s’avèrera vide. Un saint prêtre d’un côté, un érudit desséché dans sa foi de l’autre. On sait évidemment très vite vers lequel va la préférence de l’auteur. La seconde partie du roman nous dévoile une longue scène de face-à-face entre la jeune fille et le vieux prêtre désabusé, dont il faut relire plusieurs fois les échanges pour saisir la tension de ce qui se joue ici. On retrouve là l’opposition déjà rencontrée dans Sous le soleil de Satan entre deux conceptions du ministère de prêtre. Chantal de Clergerie se trouve prise entre des forces contradictoires qu’elle a cru pouvoir contenir et qui, soudain, la déstabilisent. Mais le mal est présent sous les traits du chauffeur russe, Fiodor. Le lecteur saisit bien toute l’ambiguïté du personnage, mais Bernanos n’est jamais vraiment explicite et nous devons donc essayer deviner ce qu’il en est de cet homme et de ses mensonges permanents. Toujours est-il qu’il apparaît comme fasciné par Chantal. On le suit à travers le roman, présent même quand il n’est pas là, tant il trouble même la domesticité. La vraie question est la nature de sa fascination : est-il remis en question par la sainteté ou s’agit-il de la contemplation de la victime innocente ? Nous l’ignorerons jusqu’à la fin, mais ils seront réunis pour toujours dans la mort, sans que nous sachions vraiment pourquoi et comment. La porte est ouverte à de multiples interprétations. Je crois qu’il faut se garder d’aller trop loin dans ce chemin, puisque Bernanos ne nous a pas fourni de clés pour toutes les portes.

La médiocrité triomphe de la sainteté, au moins de manière terrestre. Mais qu’en est-il après ? A chaque lecteur de se poser la question et d’y apporter sa réponse.

Cet âpre roman s’avère aussi être un roman amer dont le goût ne passe pas. Le coup de théâtre final nous laisse interloqués. Pourquoi fallait-il que cette jeune fille meure ? Pourquoi Fiodor l’a-t-il tué avant de se suicider ? La réponse est à construire avec le retour nécessaire sur les scènes antérieures. Où était la faiblesse cette jeune sainte ? Qui est responsable ? Son père, l’abbé Cénabre, le docteur La Pérouse ? Le criminel est Fiodor, certes, mais ce n’est pas lui le responsable. Tout autour de la sainteté joyeuse de Chantal les médiocres se sont ligués, eux qui ne connaissaient ni la joie, ni la grâce, ni la paix, ni l’innocence. Il n’y a pas de place pour les saints dans un monde d’ambitions et de petitesses humaines.

J’ai dit plus haut que le style de ce roman était massif et parfois lourd, à la limite de l’ennui. C’est que Bernanos se moque de « faire du style » ; ce qui l’intéresse uniquement c’est la compréhension psychologique de ses personnages et leurs états d’âme au sens religieux du terme. La frontière entre le saint est le médiocre est tracée par ces « états d’âme », expression magnifique souvent rendue péjorative. Le chrétien, pour Bernanos, est celui qui se préoccupe de son âme et de l’âme des autres : Chantal était de ceux-là, comme l’abbé Chevances. Pour avoir des « états d’âme », il faut savoir que l’on a une âme. Le cas du psychiatre est tout à fait emblématique de ce que le matérialisme fait quand il veut ignorer l’âme. Le docteur La Pérouse, qui fut un grand psychiatre est sur le déclin personnel (sans doute atteint d’un début de Parkinson) et refuse de le voir. Il veut ramener toute personne à un « cas ». mais Chantal lui est proprement incompréhensible et elle le lui fait bien comprendre. A travers ce portrait de médecin, on retrouve la plume enflammée du Bernanos pamphlétaire et combattant. La description de la personnalité du docteur est d’une rosserie talentueuse, tout comme le portrait initial de Monsieur de Clergerie. Dans ces lignes nous avons le meilleur Bernanos, celui qui frappe ce qu’il combat : la bêtise, la suffisance, la fausse science… Il est évidemment dommage que tout le roman ne reste pas à ce niveau littéraire. Mais est-ce possible ?

Lire La joie est à la fois un grand plaisir et un effort. Ce n’est pas un livre facile, mais cependant un bon livre, dans le sens où il nous marque à jamais, nous remet en question et, une fois refermé, continue de nous tarabuster. Il faut l’accepter tel qu’il est pour l’apprécier. Pour ma part, je préfèrerais toujours un livre qui se gagne de haute lutte à un livre qui se prostitue dans la facilité pour me séduire. Après tout, qui a dit que la lecture de Madame Bovary ou de L’insoutenable légèreté de l’être était facile ? Ne sont-ce pas d’immenses romans ? Il y a un temps pour tout, un temps pour des lectures faciles et un temps pour des livres robustes qui se défendent.

A bon lecteur, salut !

Jean-Michel Dauriac

Les Bordes 10-11 août 2022

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Voyage fantastico-poétique au pays animal

A propos de Le pays sous l’écorce

Jacques Lacarrière                                                                                  Collection Points – Récit

                                                                                                                      Le Seuil – 1981 –188 p.

Jacques Lacarrière a fait sa (très bonne) réputation en publiant des livres dans le genre littérature de voyage. Son Eté grec a connu un grand succès dans divers format. Un de ses grands classique est Chemin Faisant, récit d’une traversée pédestre de la France dans la diagonale du vide, bien avant Les chemins noirs de Sylvain Tesson. Quant à son essai sur Les Gnostiques, appuyé sur sa très bonne connaissance de l’Egypte et du monde méditerranéen, il constitue un des meilleurs titres de vulgarisation sur ce sujet très complexe. Bref, Jacques Lacarrière est un écrivain que le voyage aide à écrire, et à bien écrire.

J’ai acheté ce petit livre dans une bouquinerie, sur la foi du nom de l’auteur ; le titre me laissait présager un voyage forestier ou quelque chose comme ça. Mais je n’avais pas regardé plus. C’est en le retirant de ma bibliothèque, au rayon des « espérants » – ces livres achetés assez récemment et qui s’entassent dans l’attente d’une lecture prochaine, qui parfois ne viendra jamais – que j’ai découvert son contenu. Partant pour un petit périple au cœur de la France de l’Est, j’ai choisi quelques livres de petite taille, qui conviennent bien à ces types de jours. Parmi eux, celui dont il est question aujourd’hui ; il voisinait avec un joli petit Modiano, dont je parlerai ailleurs.

Il s’agit bien, en définitive d’un récit de voyage… Mais, pour la première fois, Lacarrière a choisi la forme romancée, la fiction totale. Les amoureux de littérature sont attentifs et friands aux premières phrases des romans ; certaines sont devenues quasi-proverbiales. Celle de ce livre est assez originale, jugez-en :

« Cet été-là, je le passai sous une écorce de platane. »

Avouons que c’est assez étrange. Lisons maintenant la dernière phrase :

« Et, rouvrant les yeux, je me glissai hors de l’écorce. »

Si l’on n’a que ces deux phrases, on en déduit que c’est l’histoire de quelqu’un qui passe un été sous l’écorce d’un platane et en sort à un moment donné.. Tel quel, ce n’est pas très excitant. Mais, évidemment, tout l’art du romancier consiste dans l’intervalle et ce qui s’y passe. Et là, je peux dire que le lecteur ne sera pas déçu, car on bouge beaucoup et il y a du changement, beaucoup de changements, je dirais même, de transformations. Le récit est l’enchaînement de toutes les transformations et voyages vécus par ce quelqu’un qui habite sous l’écorce du platane.

Ami lecteur, si tu ne veux pas succomber à l’irrationnel, si la logique est première pour toi, passe ton chemin, ce livre n’est pas pour toi, il ne saurait te plaire. Pour savourer cet ouvrage, il faut, sans aucun doute avoir une certaine dilection pour la poésie, en tout premier lieu. L’univers poétique est celui qui rend le fantastique à la fois accessible et beau pour tous. Tout au long de ces pages, tu baigneras dans une sorte de placenta poétique rimbaldien .

Il est quasiment impossible de résumer un tel livre. Je laisse donc l’auteur évoquer les étapes de son voyage :

«  Quel monde ? Celui qui déjà remue dans l’aube inquiète qui attend ou celui qui tremble encore dans ma mémoire, celui qui fit de moi, ex-hominien, le presque-Loir, l’apprenti-Grue, le demi-Acridien, l’élève-Termite, le frère-Ephémère, l’anti-Ver, l’enfant des Souffles, le co-Hibou, l’exuvie d’Homme, la fausse Anguille, l’habitant de l’Abysse, le commensal de la Méduse, le voyeur des Tortues, l’hôte de l’Anémone, le pseudo-Poulpe, le quidam des Sardines, l’avorton d’Axolotl, le complice du Caméléon, l’auditeur du Boa, l’allié des Escargots, l’incompris du Grillon, le témoin de la Mante, l’elfe du Ver luisant, le verbe des Abeilles, la mémoire des Mouches, la proie de l’Araignée, l’ami de la Chenille, l’amant du Papillon ? » p. 187.

Ici sont présentées toutes les existences qu’a connues l’auteur quand il eut décidé de se glisser sous l’écorce d’un platane. Il faut alors accepter de rester dans le mystère de ses transformations-adaptations, car il ne devient jamais l’animal évoqué, mais « une sorte de … », capable communiquer avec lui et de partager sa vie durant un certain temps. Il faut accepter de perdre la notion du temps et de l’espace, de ne pas toujours saisir les transitions physiques – ce qui est bien sûr fait volontairement par l’auteur -, de devoir chercher nombre de termes dans le dictionnaire, car Lacarrière est très précis et use du vocabulaire scientifique pour chaque espèce. Bref, il faut accepter de voyager avec lui sans tout comprendre.

A ce jeu de l’animalité, Jacques Lacarrière rejoint les plus grands, ceux qui ont su « devenir »  la bête. Je veux dire Louis Pergaud, avec ses histoires naturelles, ou Franz Kafka avec ses contes fantastiques, voire Léon Tolstoï et son cheval Khostomer. C’est la marque des très grands de réussir cet exploit de nous entrainer dans le monde animal sans être ridicule. Lacarrière a toute sa place auprès d’eux.

Jean-Michel Dauriac

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