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Catégorie : les livres: essais

Il ne faut pas jouer avec certains poisons…

 

« Le hareng de Bismark (le poison allemand) » – Jean-Luc Mélenchon

Plon –210 pages – 2015

 

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C’est un fait entendu : Jean-Luc Mélenchon, « Méluche » pour le Canard Enchaîné, est un personnage. Il le sait et en joue fort bien. Vrai  tribun de gauche, il a suscité l’enthousiasme aux élections présidentielles. Son discours de La Bastille en 2012 reste une référence. Mais de quoi ?

D’un deuxième gauche, dit-on, de la gauche de la gauche… Ces formules sont en elles-mêmes révélatrices de la dérive politique française. Ce que dit et écrit Méluche – pas dans ce livre-ci – est à peu près ce qu’il y avait dans le programme commun de la Gauche de Mitterand-Marchais- Fabre dans les années 1970 ! Et cela suffit à en faire un extrémiste de gauche ! Tout est dit de la droitisation générale de l’opinion publique et des parties dans notre pays.

On reproche à Mélenchon d’être « populiste ». La belle affaire quand on lit la définition : « Courant politique qui se proclame le défenseur du peuple contre les puissances d’argent et les étrangers » (Dictionnaire encyclopédique universel Hachette précis). La gauche entière se doit donc d’être populiste si elle ne veut pas se trahir. « Populaire » a meilleure presse, va savoir pourquoi ! Ce n’est donc pas sur ce terrain que j’attaquerai Mélenchon. Certes il y toujours un hiatus à voir un bourgeois éduqué défendre le peuple, mais pourquoi cela ne se pourrait-il. Jaurès n’était pas mineur, Lénine non plus ! Mélenchon a par contre un parcours qui pose question : comment de ministre et sénateur socialiste, pur apparatchik de la Rue de Solférino, devient-on un boute-feu du petit peuple laborieux ? Là-dessus, j’ai quelques doutes… Mélenchon a apporté de l’éloquence, des mots cruels mais drôles (« capitaine de pédalo » pour Hollande) dans une classe politique policée à l’extrême et très fade. Avec lui, au moins, on ne s’ennuie guère !

 

Mais peut-on le suivre sur tous les terrains ? Le livre dont il est ici question est un pamphlet, c’est même la première phrase de celui-ci : « Ceci est un pamphlet ». On sait ce qu’est ce genre littéraire, très codifié par l’usage. Le pamphlet ne fait pas dans la dentelle, c’est même tout son charme. On se laisse séduire par un  ton agressif, moqueur, des formules à l’emporte-pièce, peu d’idées ressassées à l’extrême. Le pamphlet est généralement court car les auteurs ont vite épuisé le sujet et les rares idées qui s’y prêtent. A la lecture de ce livre, je ne suis pas certain qu’il soit toujours un pamphlet ; il s’y hisse dans quelques pages, mais le reste du temps c’est une diatribe politique violente classique.

 

Le sujet est soi-disant iconoclaste : il s’agit de dire la vérité sur ce qu’est l’Allemagne, ses dirigeants, ses entreprises et ses habitants aujourd’hui, en 2015, au-delà du politiquement correct. Très bien. Mais n’est pas Pierre Daninos qui veut, qui avec ses « Carnets du Major Thompson » avait réussi un beau coup. De l’humour et seulement de l’humour. Chez Méluche, l’humour disparaît très vite pour laisser la place au ressentiment et à la haine. Ce qui ne fait pas rire le lecteur humaniste. En gros, en suivant son raisonnement, les Allemands sont toujours les mêmes qu’en 14 et 39, nos ennemis pleins de morgue. Tout y passe : les grosses bagnoles allemandes, les usines de machines-outils, la pollution au charbon et lignite, l’affreuse rigueur budgétaire, le mépris de la classe politique allemande pour les Français et tous les autres Européens, la diplomatie de l’Euromark, le christianisme allemand….  Ce livre joue sur le registre très dangereux du national-populisme. Mélenchon sait très bien ce qu’il fait, il est trop cultivé pour ignorer l’histoire. Il réactive le discours anti-boche de 1900 en le mettant à l’heure européenne : vieille tambouille dans casserole neuve. Ce jeu est extrêmement dangereux, car il souffle sur les braises d’un  nationalisme de gauche qui ressemble comme un jumeau à celui de droite. D’ailleurs ce livre aurait pu être écrit par un intellectuel du FN sans changer une ligne ! Quand on est une personne publique charismatique s’impose à vous une décence et une prudence supérieures. Non pour censurer ou auto-censurer le propos, je suis contre toutes les censures, mais pour mesurer la portée de ses mots et de ses arguments. Ce livre est indigne du tribun de La Bastille. C’est le livre d’un leader politique qui se rend compte qu’il perd son audience et qui n’hésite pas à faire de la surenchère. Si Méluche veut combattre l’Europe du capital et des firmes transnationales, qu’il le fasse avec d’autres outils que la haine et la jalousie. Qu’il se batte sur le terrain de l’humanisme et du dévoiement des objectifs initiaux, sur le moins-disant social, sur la fracture nord-sud dans l’UE… Les thèmes ne manquent pas. Mais pas sur ce choix haineux qui pousse les lecteurs populaires vers les eaux miasmiques qui ont fait le malheur de l’Europe jadis .

 

Oui, je le redis, ce livre est dangereux, et en plus il n’est pas bon. On ne retient aucune formule drôle et percutante. La réthorique ressemble à du Maurras de mauvaise qualité. Les propositions sont réduites à la portion congrue, à part le fait qu’il faut une sixième république : le droit constitutionnel n’a jamais fait un projet de société. Mélenchon est en panne d’idées car il fonctionne sur les vieilles recettes éculées du parlementarisme des combines repeintes aux couleurs du jour. Quand on n’a pas d’idées, il y a intérêt à ressortir les vieilles pièces du répertoire : le couplet anti-allemand a bien fonctionné des décennies durant. Pourquoi pas le rajeunir ? Si les choses ne vont pas bien en France, ce n’est pas principalement la faute à Merkel et à la CDU, mais à nous, Français, à notre classe politique ringarde (Mélenchon inclus), à notre société sans projet autre que la consommation, au refus d’admettre les évidences économiques sur le non-retour de la croissance et sur la nécessité d’inventer une autre forme sociale. C’est la base qui est en train de faire ce travail, dans la douleur, mais sûrement. Et nous n’avons nul  besoin de pompiers-pyromanes comme Mélenchon et d’allume-feu comme ce triste « hareng ». Ne l’achetez-pas, ne le lisez pas, lisez plutôt André Gorz, Jacques Ellul, Ivan Illich ou Cornélius Castoriadis ; ils sont le parti de l’intelligence, pas de la haine et de la quête du pouvoir. C’est de cela que nous avons besoin !

 

 

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L’islam de France est possible – critique du livre de Tareq Oubrou

 

Ce que vous ne savez pas sur l’islam

Répondre aux préjugés des musulmans et des non-musulmans

 

Tareq Oubrou                                  Fayard  2016 – 232 pages

 

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Tareq Oubrou est le recteur de la mosquée de Bordeaux. En quelques années il est devenu un des responsables musulmans les plus connus et les plus médiatisés. Il est un libéral dans l’islam et un de ceux qui veulent construire un « islam de France ». Les événements tragiques de ces derniers mois ont rendu le problème de la place de l’islam et des musulmans en France très sensible. Ce livre est incontestablement inscrit dans le climat actuel et veut désamorcer les tensions nées de ce terrorisme conduit au nom d’Allah. Les mauvaises langues diront qu’Oubrou dit ce que nous avons envie d’entendre à propos de la République et de la laïcité. Je ne fais pas partie des gens qui sont sur cette ligne. Je fais crédit aux musulmans de France qui veulent vivre ici dans la paix et la fraternité, de la même façon que je le fais aux juifs, aux catholiques, aux bouddhistes et à tous les autres. Le procès d’intention en la matière est déjà un racisme déguisé. Voici ce qu’écrit l’auteur dans sa préface :

 

«  C’est pourquoi mon objectif ici n’est pas de dissiper les idées reçues sur l’islam, mais, plus modestement, d’apporter des informations et des clés de lecture pour infléchir autant que faire se peut uen perception négative de la religion musulmane, en particulier balayer l’idée qu’elle serait par essence incompatible avec la modernité, la démocratie, la sécularisation, la paix , la justice, l’égalité des hommes et des femmes, et les valeurs de la République.

Ce livre est donc à l’image de son auteur et de cet islam de France où l’essentiel est façonné par l’existentiel, fruit de son époque et de son contexte. » page 11-12

 

Il est évident que les musulmans libéraux ne sont pas forcément majoritaires dans les quartiers sensibles et qu’ils sont détestés de leurs coreligionnaires qui les voient comme des traîtres à l’islam . Ce livre est donc un objet intéressant, d’autant plus que son sous-titre précise bien qu’il vise autant les musulmans que les non-musulmans. L’ayant lu attentivement, avec mon double regard d’historien et de théologien, je le pense très utile et nécessaire aux deux publics.

 

Cet ouvrage est organisé selon une logique thématique. Il ne s’agit nullement d’un ouvrage historique sur l’islam ; Si vous y cherchez tout sur la vie du prophète, les courants de l’islam et l’histoire de cette religion, vous serez déçus. Certes il y a de tout cela dedans, mais dispersé au gré des thèmes étudiés. On peut d’ailleurs faire une lecture partielle ou discontinue de cet ouvrage selon ses centres d’intérêt. Il y a en effet des chapitres plutôt « théologiques », à côté d’autres  plus sociétaux et d’autres encore abordant l’angle culturel ou politique. Au final l’ouvrage balaie un champ assez large et branché sur l’actualité.

 

Les aspects proprement religieux portent sur quelques-uns des points majeurs de l’islam et de l’incompréhension ou ignorance des Français. Ainsi commence-t-il par trois chapitres consacrés à Allah, Le Coran et Mahomet. Ces trois chapitres posent des bases de connaissance sur les fondements de l’islam. Qui est vraiment Ismaël, le père des Arabes ? D’où vient le nom Allah ? Comment est né le Coran et qu’est-ce qui est sacré ? Qui est le prophète ? Quel est l’importance de ses paroles (Hadiths) dans la religion ? A toutes ces questions le livre apporte des réponses claires.

 

Le débat est fortement focalisé, en France en ce moment, sur la capacité de l’islam à s’intégrer au jeu républicain et laïc. Certains Français se sentent menacés par une pression sociale pour des menus hallal dans les cantines scolaires ou par le port du voile intégral, et d’autres aspects visibles de la foi musulmane. Tareq Oubrou affronte ces questions dans des chapitres précis. La Charia est ainsi abordée et présentée dans son sens théologique et non réduite à un sens normatif absolu comme les islamistes la veulent. Il alimente le débat sur l’abattage rituel et l’étourdissement des animaux, en retournant la question de la douleur animale quelle que soit la méthode choisie (ce qui est vrai, sauf à employer des substances létales fortes). L’épineuse question de l’égalité homme-femme est également traitée. Si certains arguments m’ont convaincu dans ce chapitre, j’ai senti l’auteur assez gêné par les textes du Coran appelant à corriger son épouse. Sans doute touche-t-on là une des limites de la discussion du Coran, mais elle n’est pas acceptable en droit français.

 

Sur le jeu républicain et la laïcité, le choix d’Oubrou est net : l’islam français n’a rien à craindre et tout à gagner avec la laïcité. L’interprétation contextuelle des textes du Coran permet de mettre hors-jeu la notion même de Califat dont les extrémistes les plus violents se réclament. Il condamne au passage très sévèrement le régime iranien et ses bases théologiques. Mais le chapitre sur la politique permet au lecteur non-musulman de comprendre que le débat théocratique est loin d’être tranché et que la position que défend Oubrou ne fait pas du tout consensus si on parle de l’ensemble des croyants. La laïcité, la démocratie, le droit de vote pour tous, la liberté de conscience sont en débat et, là, l’ouvrage s’adresse plus aux musulmans de France qu’aux autres Français. Il faut que les libéraux comme Oubrou se fassent entendre et comprendre par leur coreligionnaires en France et ils doivent pour cela d’abord apporter les connaissances à une grande majorité de musulmans qui ne les ont pas. Ce qui renvoie aux pays d’origine et à leur conception religieuse et politique. Vivre en France suppose adopter les symboles et les mœurs politiques de ce pays. Tareq Oubrou le répète tout au long de son livre. N’est-ce pas un peu aussi de la méthode Coué ? Les forces de conservatisme sont puissantes et les erreurs politiques française depuis trente ans dans le traitement de l’épineuse question de l’intégration des minorités ont créé des lieux  propices à la propagation des discours obscurantistes et haineux. Il faut donc plus que la bonne volonté des imams ouverts, il faut une action et un discours à la fois ferme et porteurs d’espoir. Les départs en Syrie ne sont que l’acte final d’une déshérence ignorée et même parfois justifiée. Tous les aspects politiques que ce livre aborde, il faut les soutenir par une politique à la fois ferme et juste. Il faut reconnaître que nos dirigeants politiques ne savent pas le faire et qu’il y a urgence à corriger le tir et à inventer une nouvelle approche.

 

Les deux derniers chapitres du livre peuvent paraître assez bizarrement juxtaposés. L’un traite  de « Islam, science et évolutionnisme » et l’autre du soufisme. D’un côté le débat sur l’opposition entre un discours créationniste (qui habite toutes les religions monothéistes) et le discours scientifique dominant, darwinien ou Lamarckien. Malgré une ouverture réelle, la position d’Oubrou est plutôt ambiguë sur ce thème, comme l’est d’ailleurs le plus souvent celle des religieux chrétiens en France. Cela tient, je crois à une confusion entre deux registres qui n’ont pas à se mêler ou à chercher à se concilier. La science relève de l’immanence et de la recherche et analyse de preuves, elle tâtonne, émet des hypothèse, valide et annule. Elle n’est pas une vérité mais une quête incessante. Le vrai savant est modeste et prudent. Les épigones sans talent et limités sont beaucoup plus tranchants et prennent les vessies pour des lanternes, ce qui est très dangereux quand ils sont enseignants ou journalistes. En face de la science, le domaine de la foi, qui est pure transcendance dans son essence première. Si Dieu est, il est créateur du monde. Ce que la science moderne ne peut en aucun cas poser comme préalable. Il y a donc incompatibilité initiale. Acceptons ce fait et regardons avec attention ce que la science nous dit. Ceci ne changera en rien la croyance du fidèle, qui relève d’une révélation personnelle ou d’une adhésion collective. Enfin, sur le soufisme, j’avoue ne pas avoir bien compris si l’auteur avait lui-même une position à ce sujet ou s’il énonçait simplement des connaissances.

 

Au final, ce livre me paraît tout à fait utile et venir au bon moment. Il serait vraiment positif qu’il connaisse une grande diffusion dans les milieux musulmans populaires en France. Tout comme, je le recommande vivement aux  non-musulmans, particulièrement aux chrétiens, pour mieux connaître l’islam. Il ne lève pas toutes les ambiguïtés mais peut susciter le dialogue. Quand les hommes se parlent, ils ne se battent plus. Nous avons besoin de nous parler.

Jean-Michel Dauriac – 20 mars 2016

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Eloge spiritualiste des sens – « Son visage et le tien » d’Alexis Jenni

Alexis Jenni, professeur de sciences de la vie de son métier, a fait une entrée fracassante dans la littérature avec son premier roman primé par le Goncourt en 2011, « L’art français de la guerre ». En 2014, il sort un petit livre, plutôt boudé par la critique, on va dire pourquoi, qui s’intitule « Son visage et le tien ». C’est de cet ouvrage que je voudrais vous entretenir ici.

 

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Etrange livre à vrai dire, qui a eu le malheur, sans nul doute de paraître en même temps que « Le royaume » d’Emmanuel Carrère (voir ma critique à l’adresse suivante : http://musiquesetmots.danslamarge.com/Le-Royaume-La-sincerite-suffit.html ). Le traitement en fut tout à fait asymétrique, et il est aisé de comprendre pourquoi. Sans refaire mon papier sur « Le royaume », disons simplement qu’il narre une conversion réelle mais avortée au catholicisme et le retour au scepticisme nuancé d’un dandy cultivé et talentueux de notre époque sans avenir. Les journalistes, critiques et intellectuels parisiens s’y sont totalement retrouvés, et la Province a suivi, comme toujours, par peur d‘être ringardisée. Un petit tour sur le Net suffira à convaincre mon lecteur de l’enthousiasme concerté qui a accompagné ce livre et de la déception de le voir écarté du Goncourt 2014. Ce livre est un parfait miroir d’une société désabusée qui s’abrite derrière un cynisme sans racines philosophiques. En face de ce livre, celui de Jenni est au contraire un hymne mezzo-voce à la foi chrétienne. Pas de tapage ici, pas de conversion spectaculaire, mais au contraire une approche humble et à hauteur d’homme. Cela ne pouvait plaire aux trompettes de la renommée qui se défient de tout ce qui ressemble à une espérance et à une croyance solide. Le livre fut donc quasiment ignoré, ce qui est un enterrement de première classe critique de nos jours. Mais le public semble avoir suivi et le livre a épuisé son premier tirage en quelques jours. Il a fallu attendre pour l’avoir quand on l’avait raté en premier tirage. Il est ainsi rassurant de voir que malgré le tapage ou l’enterrement médiatique, la communauté informelle mais réelle des lecteurs, cette confrérie noire incernable, est encore capable de faire honneur à un livre intéressant.

 

J’en viens donc à ce que dit ce livre. Il nous parle du rapport d’Alexis Jenni à la foi chrétienne, en commençant par un retour au grand-père, adepte d’une foi sans concession, mais qui ne communiquai rien à ce sujet. Il montre le désert d’éducation spirituelle de son enfance et sa jeunesse et le retour de cette foi sans tapage et avec une grande économie de moyens littéraires, aux antipodes de Carrère qui fictionnise sa propre vie.  La foi advient à un moment de  sa vie. C’est ainsi. Sans doute son enfance n’y est-elle pas pour rien, et notamment cet attachement à l’aïeul. Mais quand on possède cette foi de manière certaine – ce qui semble-t-il, est le cas de l’auteur – qu’en dire vraiment ? C’est le propos du livre. Mais, lecteur, ne t’attends nullement à un traité théologique ou à un récit dogmatique, tu seras amèrement déçu.

 

Ce que dit Jenni est simple et assez imparable au quotidien ; je le cite :

 

«  La foi n’est pas une puissance de consolation, elle n’est pas là pour nous aider à vivre : il ne s’agit pas d’aider mais de permettre, permettre de vivre pleinement. J’aimerais décrire une foi qui serait comme une joie où l’âme développe sans cesse sa puissance d’agir, ce qui est la plus belle chose à espérer, une joie habitée d’une parole que l’on puisse entendre. » (page 46)

 

Assimiler la foi à la joie, c’est en même temps revenir aux grands mystiques ou phares de la chrétienté et passer par la philosophie spinoziste, laquelle fait de la joie une notion centrale de la vie. Je retrouve là les mots qu’écrit le philosophe Robert Misrahi dans sa réflexion sur le Bonheur et la conversion philosophique[1]. Mais ce qu’ajoute Jenni et le chrétien, c’est « la parole que l’on puisse entendre ». Chez Spinoza ou Misrahi, athées ou agnostiques, pas de transcendance, pas de voix venue de l’extérieur, seulement la conscience libre et épanouie. Jenni, lui, offre une approche à al fois spirituelle et sensorielle. Mais c’est bien de Dieu qu’il est question avant tout, et pas de nous. Il y a décentrage absolu par rapport à la philosophie existentielle pré-citée.

 

«  De Dieu, on n’a jamais fait le tour de Dieu, on en voit ja        mais le fond, de Dieu on en connaît jamais rien d’autre que le désir de le connaître. De Dieu on en connaît que le, désir de chercher et de trouver la volonté de Dieu dans l’orientation de sa vie, c’est à dire le désir de vivre » (page 44)

 

Ce que nous avons, et seulement cela, c’est notre corps ; Nous ne disposons que de lui pour sentir et penser Dieu et vivre la foi. Ceci est terriblement évangélique, ceci reprend le sens et les mots de ce qui Jésus tout au long de son ministère rapporté par les quatre évangélistes. Personne ne peut connaître Dieu, seul le Fils le connaît ; il ne sert donc de rien de vouloir connaître l’Inconnaissable ou le Tout Autre, comme disait Lévinas. Ce qui en signifie pas que la théologie est inutile, mais qu’elle ne peut rien dire directement Dieu, malgré l’étymologie de son nom. Elle ne peut fouiller – et c’est ce qu’elle fait depuis deux mille ans – qu’autour, à travers le monde et les textes. Et l’homme, effectivement, au bout du compte, ne dispose que de ce corps, de ses sens et de son esprit propre (lequel est, pour les chrétiens, renouvelé par l’Esprit-Saint). Le projet d’Alexis Jenni est donc de considérer ces sens et de voir ce qu’ils peuvent nous faire ressentir de al foi et de la trace de Dieu, en nous et hors de nous. Beau projet, qui ne sera pas traité théologiquement, mais littérairement. Dans cette recherche, nous sommes hors du domaine du savoir intellectuel.

 

« Le savoir, qui est chose utile en de multiples domaines, qui nourrit la curiosité, fait voler des avions, permet de raconter des histoires, parfois assommantes, parfois amusantes, ne sert de presque rien dans le domaine précis que j’essaie de définir. On ne croit pas parce que l’on sait, car il n’y a pas grand-chose à savoir. » (page 30)

 

En effet, ce qu’il convient de savoir pour adhérer à la foi chrétienne est résumé dans la prédication de Pierre à la Pentecôte suivant la mort et la résurrection de Jésus, et tient en quelques mots, que voici :

 

« Hommes Israélites, écoutez ces paroles! Jésus de Nazareth, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage devant vous par les miracles, les prodiges et les signes qu’il a opérés par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes; cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l’avez crucifié, vous l’avez fait mourir par la main des impies. Dieu l’a ressuscité, en le délivrant des liens de la mort, parce qu’il n’était pas possible qu’il soit retenu par elle. cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l’avez crucifié, vous l’avez fait mourir par la main des impies. » Actes 2 : 22 à 24

 

C’est ce peu de savoir qui rend le christianisme universel. Une vie peut s’ancrer dans la foi avec très peu de savoir doctrinal. La foi en Jésus, crucifié portant nos péchés, ressuscité pour notre justification et intercédant auprès de Dieu et nous réconciliant avec lui par le baptême est suffisante. Ce livre veut explorer ce que tout être humain peut sentir avec son seul corps et sa seule intelligence, quelle qu’elle soit.

Le livre déroule ensuite des chapitres thématiques correspondant à nos sens : « Goûter », « Voir », « Entendre », « Sentir », « Toucher », auquel il ajoute ce qu’il considère comme un sixième sens, « Parler ». Pour chaque sens, il se livre à une promenade littéraire, dont le point commun est d’y retrouver José-Luis Borges : « car il est une nouvelle de Borges pour chaque situation de la vie », offrant une histoire portant à réflexion ou à analogie. Le voyage est troublant, car de Dieu et la foi, il n’est question que par petites remarques. Mais c’est pourtant cela qui arme l’ensemble. Ce livre n’a aucun sens s’il est une simple description admirative des fonctions sensorielles ; Il est plein de sens au contraire, si je saisis que par chacun de ces sens je puis approcher Dieu dans sa manifestation concrète. Car, encore une fois, je n’ai que cela. Je dois me résoudre à ne rien savoir sur ce qui va se passer après la fin de ce corps-là. C’est l’espérance seule qui me porte , mais elle est une conviction, pas un savoir, et ceux qui tentent de lui donner un contenu précis ne sont jamais loin de la secte et du totalitarisme spirituel. Le récit est émaillé de petites expériences personnelles, modeste, comme celles que nous pouvons tous vivre tous, dans nos vies. Une rencontre, un moment d’émerveillement ou de communion dans la nature, une lecture biblique qui prend sens pour nous…

Le dernier chapitre est celui qui donne son titre à l’ouvrage, « Son visage et le tien ». c’est une réflexion qui part du Saint-Suaire de Turin et remonte à ce visage unique qu’est l’humanité et que l’outil informatique a permis de matérialiser avec les outils de traitement d’images actuels. Le visage du Saint-Suaire, pour Jenni, est la somme de tous les visages humains. Il a plus valeur de symbole que d’objet miraculeux, ce qui est une évidence. Qu’il soit fabriqué au Moyen Age ne lui enlève rien de sa valeur de symbole. Et de symbole religieux il devient objet d’ouverture à l’altérité du visage (sans aller jusqu’à la difficile mais essentielle pensée de Lévinas) et à sa signification dans la foi. Le visage d’autrui et celui du Saint-Suaire finissent par se fondre en un seul. Nous sommes bien dans la démarche évangélique, avec toute sa simplicité et son absolu. Rappelons-nous le commande unique de Jésus : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. » Jean13 :34

Ce livre peut surprendre, il peut décevoir ceux qui désireraient y trouver plus de mysticisme ou d’engagement prosélyte. Ce n’est évidemment pas son but. Il appartient à la catégorie des livres qui devraient avoir, quelque part sur leur couverture ou en page de garde, la mention « A relire régulièrement et à méditer ». Un peu comme on doit relire Saint-Exupéry ou Borges, justement.

Un seul reproche. Il est rapidement fatigant de trouver le pronom démonstratif « ceci » en tête de trop nombreuses  phrases. J’en comprend bien le sens particulier, qui est ici de ne pas vouloir et pouvoir donner un nom plus précis à ces aspects de la foi. Mais le procédé lasse vite. Un écrivain de la trempe d’Alexis Jenni avait sans nul doute d’autres moyens d’exprimer « ceci ».

 

Un livre surprenant et courageux, car l’auteur va le traîner comme un boulet auprès de la critique littéraire. Un livre qui ouvre, à la fois sur nous-mêmes et sur le monde, qui nous permet de mieux savourer la vie et son créateur. Un livre de joie donc. L’auteur a donc tenu son pari et sa promesse.

 

Jean-Michel Dauriac

Webmaster du portail danslamarge.com

 

Son visage et le tien – Alexis Jenni – Albin Michel – Paris – 2014 – 175 pages



[1] Le bonheur – essai sur la joie – Robert Misrahi – Editions Cécile Défaut – Nantes, 2011, 143 pages.

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