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L’honneur du journalisme – sur Le juif errant est arrivé

Le juif errant est arrivé

Albert Londres – Paris, Arléa poche, 1992, 223 pages.

Albert Londres ; ce nom autrefois très célèbre ne doit plus aujourd’hui parler qu’aux étudiants en journalisme (et encore : il n’avait pas de blog ! ni de compte Instagram) et aux quelques étudiants en histoire cultivés – ce n’est pas un  oxymore. Pourtant, il fut en son temps une voix qui faisait trembler les pouvoirs. Il fut l’honneur d’un certain journalisme d’investigation du XXe siècle, dont on peine à croire qu’il ait pu exister, tant le métier est devenu servile et peu créatif. On a d’ailleurs donné son nom au plus prestigieux prix qui récompense les grands reportages. Ce livre démontre de manière éclatante combien cela est justifié.

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Pourquoi devient-on journaliste ? Aujourd’hui, la réponse est parfois très prosaïque : parce qu’on a fait des études de journalisme, comme on fait celles de juriste ou de technicien en informatique. La formation détermine le métier, PracourSup étant la pire des choses en la matière, puisque c’est un algorithme qui propose des formations aux jeunes bacheliers. Tel se rêvait dentiste et finira en IUT à préparer un diplôme de logisticien. Telle autre se voulait puéricultrice, mais sera orientée manu militari vers les services à la personne. On mesure sans peine ce que cela génère comme frustration et désintérêt pour le travail. Il fut un temps où l’on devenait journaliste (ou reporter comme on préférait souvent dire) par passion et par un grand coup de culot ; un temps où les patrons de presse n’étaient pas les domestiques des entreprises du CAC 40 ; où un journal offrait à ses lecteurs des textes originaux de ses « pisse-copies ». On n’avait pas encore mis au point le système des dépêches prérédigées des grandes agences de presse, qui sont les auteurs de la majorité des écrits publiés dans els quotidiens. Londres est de ce temps-là, celui où un directeur envoyait un journaliste qui n’avait pas froid aux yeux, avec un budget et carte blanche, à charge de fournir au journal des pages inédites et captivantes.

Il décide de faire un grand reportage sur les juifs, avouant n’y connaître rien. Il va ainsi effectuer un périple dans tous les lieux où les juifs sont nombreux et nous présenter, comme aux lecteurs de 1929, ses découvertes, ses bonnes et mauvaises surprises. Les textes furent initialement écrits pour publication dans le journal qui l’employait alors, Le Petit Parisien, où cela donna 27 livraisons, que l’on retrouve dans le livre sous la forme des 27 chapitres.

La lecture du livre convainc vite son lecteur qu’il a affaire d’abord à un écrivain, ce que confirme la biographie de l’auteur[1]. A. Londres a en effet publié trois recueils de poèmes et écrit une pièce sur Gambetta, avant de devenir reporter. Il y a un « style Albert Londres » qui mélange ironie, dialogues, réflexions de fond et déroulement des faits. C’est un style plutôt nerveux, opposant des phrases courtes, souvent exclamatives et des phrases longues, descriptives. Un style efficace et accrocheur qui fait merveille pour retenir le lecteur et lui donner envie de poursuivre.

Londres choisit d’aborder son sujet dans un ordre logique, en commençant par la proximité : le juif de l’Europe occidentale (il ne va pas aux États-Unis, qui ont pourtant une très forte communauté juive, car il considère que ce ne sont plus vraiment des juifs européens, mais des Américains d’origine juive). Les quartiers juifs de Londres et de Paris lui permettent de faire connaissance avec les commerces juifs et son onomastique, qu’il retrouvera partout au cours de ses voyages suivants. Dans le chapitre 1, il énumère les noms lus sur les enseignes de Whitechapel : « Goldman, Appelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport, Sol Lévy, Mendel, Elster, Golderberg, Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lewinstein, Salomon, Jacob, Israël… » (Page 18) Il citera cette liste à chaque grande étape. Elle a pour fonction de montrer la permanence familiale et la concentration communautaire. Il ne consacre pas de pages spécifiques à Paris, évitant ainsi de souffler sur les braises de l’antisémitisme latent des Français. Londres s’arrangera pour faire dire aux juifs d’Europe Centrale ce qu’il faut penser des juifs occidentaux : ils ne sont plus de vrais juifs, ils sont assimilés et passent donc un peu pour des traîtres chez les juifs polonais, roumains, russes… La Seconde Guerre mondiale lui a donné raison : on a vu les juifs français, hollandais ou même allemands ne pas comprendre la montée du péril mortifère, car ils étaient Français, Hollandais ou Allemands, anciens  combattants décorés de la Grande Guerre, etc. C’est pour comprendre ce décalage que Londres décide de se rendre dans les pays de ghettos et des pogromes. Ce sera la seconde partie de son livre, la plus développée.

En effet, si l’on veut comprendre et rencontrer le « juif errant » c’est bien là-bas, dans le monde slave qu’il faut aller. Les chapitres consacrés à la vie des juifs dans les pays d’Europe Centrale (on disait Mittel Europa à l’époque) sont parmi les plus réussis littérairement, mais aussi les plus durs à lire, car leur contenu est parfois insupportable. L’auteur nous amène à le suivre dans les villes et les campagnes de ces pays aux frontières mouvantes qui ne semblent unis que par un seul point commun : leur haine ou mépris du juif. Là vit le juif errant. Albert Londres le reconnaît immédiatement sur le bord d’une route des Carpates. Il est errant d’abord parce qu’il est obligé périodiquement de fuir ses lieux d’habitations face aux persécutions. De cette haine immémoriale, il a forgé sa patrie intérieure qui n’est autre que la Torah. Ce qui frappe le plus Londres, c’est la misère dans laquelle vivent ces populations. Les descriptions des ghettos, notamment ceux de Lwow et Varsovie, sont marquées d’une cruauté de destin inexorable. Ces juifs vivent sans arrêt courbés, au sens moral et au physique. Ils se savent sans cesse sous la menace d’une déferlante de haine incontrôlable, alors ils rasent les murs. Ce que donne à voir Albert Londres se passe en 1929, soit quatre ans seulement avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne. Le moins que l’on puisse dire est que le terrain est prêt pour recevoir son appel à la haine et au meurtre. Londres discute avec différentes personnalités de ces communautés ; il leur demande pourquoi ils ne s’en vont pas. Il se heurte à une sorte de fatalisme religieux qui pèsera lourd dans la Shoah. Pourtant, à la même époque, existent le mouvement sioniste et l’appel de la Palestine. Celle-ci attire, mais repousse également une grande partie de ces juifs orientaux, qui ne croient pas que leur destin soit là-bas. Il croise un jeune sioniste venu faire de la propagande et du recrutement pour la Palestine et il voit bien l’accueil assez froid qui lui est réservé. Les rabbins, en particulier, sont hostiles au sionisme qui est, pour eux, un messianisme laïc et athée. On a l’impression de deux mondes qui ne se comprennent guère.

Alors, pour savoir et comprendre, Londres se rend en Palestine. Et là, il voir, dès son arrivée, des juifs debout, des juifs qui n’acceptent plus d’être courbés face à qui que ce soit. Il parcourt le pays des villes aux exploitations agricoles modernes, il rencontre des émigrants de toutes les origines. Il est manifeste qu’il est très favorablement impressionné par ces gens, jeunes pour la plupart, et sa rédaction s’en trouve inspirée. Ces pages, bien que lucides sur les tensions et les risques de la cohabitation entre juifs et Arabes, sont aussi lumineuses que celles de ghettos étaient noires. Il est très  marqué par Tel-Aviv, cette ville née en quelques années de la volonté des pionniers. Il y retrouve ses Blum et Goldeberg, mais le climat a changé. Ils sont venus mettre au monde une patrie pour la race juive. Et rien ne semble pouvoir les arrêter, pas même les attaques armées des Arabes : ils ont connu les pogromes russes ou polonais et, après ça, plus rien ne peut effrayer. Albert Londres croit à la réussite du projet sioniste et il fait partager son enthousiasme aux lecteurs. Il semble alors possible que deux peuples puissent se partager ce territoire.

Albert Londres montre donc trois sortes de juifs : les assimilés de l’Ouest européen, devenus citoyens de leurs pays de résidence, ayant adopté en grande partie les idées de ces nations et se sentant plutôt en sécurité et loin du projet sioniste, si ce n’est par des dons de soutien ; les juifs errants de la Mittel Europa, ceux qui sont assignés à résidence, habitués aux brimades, discriminations et violences, qui n’ont aucun horizon à part la religion de leurs pères ; les juifs sionistes de Palestine, enthousiastes, pleins de ressources et disposés à se battre pour leur terre et leur dignité. Le lecteur d’aujourd’hui sait que les deux premières sortes de juifs ont été vouées à l’extermination et que la troisième a fini par faire naître cette nation, mais qu’elle n’a jamais connu la paix depuis 1948. Le juif est-il condamné à l’errance perpétuelle ? Ou doit-il accepter de se tenir prêt à défendre sa vie à tout moment ? Le livre n’apporte pas la réponse, car il n’y en a pas.

Ce petit livre est d’une grande qualité littéraire, mais il a aussi une très grande valeur de témoignage : celui du temps qui précédait de peu l’arrivée des nazis et la montée des totalitarismes antisémites un peu partout en Europe. À lire absolument.

Jean-Michel Dauriac – Janvier 2024.


[1] On lira avec profit l’article Wikipédia, qui confirme les débuts et la vocation littéraire du jeune Albert. https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Londres

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Martin Luther King – La force d’aimer (préface de Sébastien Fath) Paris, Editions Empreinte temps présent – 2013 – 254 pages

Paris, Editions Empreinte temps présent – 2013 – 254 pages

Dans la série : « dans la bibliothèque de mon père »

J’avais dû lire ce livre, dans la foulée de l’assassinat de King, alors que j’étais adolescent : je ne m’en souviens pas du tout et peut-être ne l’avais-je même pas fini, car à ce moment-là de ma vie, j’étais plus intéressé par la littérature et la politique que par la religion, qui représentait le conformisme familial et, par le milieu évangélique où j’ai été élevé, la contrainte culpabilisante. Il aura donc fallu attendre cinquante années, pour qu’à l’occasion du tri et rangement de la bibliothèque paternelle, je décide de le lire vraiment.

La première des choses à dire est que je comprends évidemment pourquoi ce livre ne m’a pas marqué et m’a même ennuyé : il demande un minimum de maturité et d’expérience de la vie. Un adolescent français du début des seventies ne pouvait pas disposer de cette base, et ce livre devenait donc un objet incongru. Mon admiration pour MLK n’a pas suffi à me le faire lire, aimer et comprendre.

La deuxième remarque porte sur la nature du livre lui-même. Dans l’édition ancienne que j’ai (Casterman1964), la préface est écrite par le traducteur, Jean Bruls, prêtre catholique, ce qui est assez surprenant à cette époque, mais s’avère, avec le recul historique, un des premiers fruits du Concile Vatican II : les protestants n’étaient plus seulement des hérétiques à éviter ! Bruls présente ce qui constitue la matière de l’ouvrage, soit des sermons. On y retrouvera donc le style oratoire et des adresses directes à l’auditoire. Bien entendu, ces sermons ont été préalablement écrits et travaillés et passent ainsi fort bien la barrière de la publication. Dans la préface de MLK qui ouvre le livre, il dit sa réticence première à voir ses sermons publiés, mais aussi la réalité de la demande. Il met en contexte les textes et en fait une brève catégorisation. Ce livre n’est donc pas initialement pensé comme tel, mais il est un recueil constitué a posteriori. Et pourtant il possède une incontestable unité, qui atteste de la cohérence de la pensée de l’auteur autant que de ses convictions. Car ce livre est avant tout une proclamation chrétienne et évangélique. On y découvre au fil des chapitres, et en reconstruisant le puzzle personnel que l’auteur délivre par petits fragments, une existence marquée par la foi et l’engagement. Ce n’est pas le livre d’un super-héros – il faut lire le texte où il parle de la peur -, mais celui d’un homme qui met sa confiance en Dieu et fixe son modèle, Jésus-Christ. Ce livre de prédications est aussi, quand même, à son corps défendant, un livre théologique ; les pages où il parle de sa recherche entre libéralisme protestant et fondamentalisme sont fort intéressantes, autant que celles où il revient sur les dogmes chrétiens par l’exemple du vécu, notamment sur le pardon. Livre d’édification qui sera fort utile à tous les lecteurs, quel que soit leur degré de maturité dans la marche chrétienne. Il sera, par contre, plus difficile de le lire comme un livre profane, simple manifeste de la non-violence, car ce serait l’amputer de son fondement.

En troisième lieu, il faut revenir sur la pensée de MLK. Le monde médiatique moderne n’a pas son pareil pour réduire les choses complexes à leur plus simple expression, voire à leur caricature. ML King n’y a pas échappé et, un peu comme Che Guevara ou Nelson Mandela, il est devenu une sorte d’icône, au prix d’un appauvrissement considérable de sa réflexion-action. Bien sûr, la non-violence est la position qui l’a fait connaître au monde entier. Mais dans cette modalité de lutte, il n’est qu’un maillon de la chaîne qui promeut le refus de la violence. Qui le lira ici découvrira bien qu’il se présente comme un héritier : d’abord de Gandhi, dont les actions de masse l’ont vraiment impressionné. Mais aussi de Tolstoï et de Thoreau. Et surtout, par-dessus tout de Jésus de Nazareth, le modèle suprême des précédents. Or il y a une logique de progression. Tolstoï se convertit et devient l’apôtre de la non-résistance au mal, dont Gandhi fait la base de sa pensée. Celui-ci aura un échange de correspondance avec le grand Russe, pour lui exposer son projet de lutte pacifique. Il dira que son livre de chevet est Le royaume des cieux est en vous, livre de Tolstoï écrit au début des années 1890, qui est un vrai traité de refus de la violence par conviction évangélique. ML King admire Gandhi, qui est un presque contemporain, alors que les idées de Tolstoï sont tombées dans l’oubli. Mais à deux reprises le pasteur américain cite des extraits de Confession, le livre qui raconte l’expérience spirituelle de Tolstoï, écrit en 1881, et ML King ne doute pas qu’il ait vécu une vraie conversion au christianisme, il le dit clairement. Sa pensée est donc nourrie des grands prédécesseurs et il n’y a aucun doute qu’elle a, à son tour, influencé l’attitude de Nelson Mandela, dont tous les média omettent consciencieusement de signaler sa foi chrétienne protestante (méthodiste si je me souviens bien). Il y a donc bien un fil rouge de foi qui relie tous ces apôtres de la non-violence : ils ne le sont pas par un choix politique, mais par un choix moral et éthique tiré de leur christianisme.

Le quatrième point sur lequel je voudrais insister est la culture personnelle de Martin Luther King. Tout au long de l’ouvrage, presque dans chaque sermon, il cite des grands auteurs ou penseurs, allant de Shakespeare à Thoreau, en passant par Goethe, Tolstoï, Marx ou d’autres auteurs. Ses citations sont toujours pertinentes et fort bien choisies, elles rendent son discours plus percutant, en lui donnant une assise universelle, qui réconcilie blancs et noirs. Il connaît également fort bien la Bible – ce qui est tout à fait logique pour quelqu’un ayant fait des études de théologie – et les grands penseurs protestants de la théologie. Bref, il s’agit d’un homme cultivé, qui était parfaitement en mesure de dialoguer, sur le fond, avec n’importe quel interlocuteur de son temps.

Nous avons donc affaire là à un ouvrage important, qui dépasse le cadre temporel et spatial de son auteur, pour devenir une référence spirituelle et éthique universelle et intemporelle. En le lisant, j’ai songé aux recueils de sermons d’Albert Schweitzer, autre grande conscience du Xxe siècle. Comme chez l’Alsacien, on retrouve cette capacité à dégager l’essentiel du message du Christ et à l’installer hors du temps court. Voici un livre que j’offrirai dorénavant volontiers aux gens auxquels je voudrai faire du bien durablement, car il est un témoignage humain, donc proche de nous et fait la passerelle avec l’Evangile.

Pour terminer ce petit essai, je laisse la parole à Martin Luther King, pour situer l’enjeu de son combat :

«  L’amour est la puissance la plus durable du monde. Cette force créatrice, si admirablement exemplaire dans la vie de notre Christ, est l’instrument le plus puissant qui se puisse trouver dans la recherche par l’humanité de la paix et de la sécurité. On rapporte que Napoléon Bonaparte, le grand génie militaire, considérant ses années de conquêtes, fit cette remarque : « Alexandre, César, Charlemagne et moi avons construit des grands empires. Mais de quoi ont-ils dépendu ? De la force. Or, il y a des siècles, Jésus inaugura un empire bâti sur l’amour et de nos jours encore des millions d’hommes voudraient mourir pour lui. » Qui peut mettre en doute la véracité de ces paroles ? » (p. 73)

Jean-Michel Dauriac – Beychac et Caillau  – 28 décembre 2021

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Une si jolie musique ! sur Franz Schubert – La musique au cœur Michele-Lhopiteau-Dorfeuille

Franz Schubert – La musique au cœur

Michele-Lhopiteau-Dorfeuille

Lormont, LE BORD DE L’EAU, 2019

206 pages, 33 €

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Une si jolie musique!

 

Franz Schubert est, pour beaucoup, réduit à être l’auteur de La truite, et encore dans sa version adaptée en chanson plus ou moins enfantine. Pour la plupart des mélomanes amateurs, sa musique de chambre en petites formations constitue l’essentiel de son œuvre. Schubert souffre, comme on dirait dans la novlangue de notre merveilleuse époque, d’un « déficit d’image ». Mozart, Bach ou l’incontournable Beethoven de cette année 2020 (année anniversaire !) sont des stars, pour des raisons diverses. Le dernier membre de ce quatuor, lui, est ramené à ce portrait très classique qui orne la couverture de l’essai que lui consacre Michèle Lhopiteau-Dorfeuille : un jeune homme aux cheveux bouclés et à la face sympathique, simplement barrée d’une fine paire de lunettes. De lui, il est retenu qu’il mourut encore plus jeune que Wolfgang et moins sourd que Beethoven. Une des trouvailles de l’auteur est de proposer d’ailleurs comme explication de la mort du compositeur la même piste qu’elle avait explorée pour Mozart : l’empoisonnement aux produits pseudo-médicaux à base de mercure. Alors pourquoi donc Schubert est-il finalement beaucoup moins connu que ses illustres confrères ? Citons l’auteur, dans sa conclusion :

 

« Car Schubert est de toute évidence un homme moderne : Bach avait son Dieu, Mozart et Beethoven, en bons fils des Lumières, leurs utopies et leur foi en l’humanité. Franz, malade et désargenté dans un pays ruiné, prisonnier d’une époque à tous points de vue réactionnaire et dont l’avenir illisible préfigurait singulièrement la nôtre, n’eut rien de tout cela. Et en cela il nous ressemble. » (page 194).

 

A la lecture de cet essai – je préfère ce terme à celui de biographie, en raison des choix de l’auteur -, on découvre pourquoi, effectivement Schubert est notre plus-contemporain, par rapport aux trois autres compositeurs évoqués.  Schubert est contemporain de l’Empire napoléonien et de ses guerres européennes, qui ont saigné une partie majeure de l’Europe, dont l’Autriche. Son époque marque le début de la fin (qui sera merveilleusement évoquée au plan romanesque par le grand écrivain Joseph Roth dans le dyptique La marche de Radetski et La crypte des capucins). Franz est essentiellement Viennois : Michèle Lhopiteau montre combien peu il voyagea, et pas très loin quand il le fit. Sa vie pourrait être sous-titrée « une histoire viennoise du début du XIXème siècle ». Sa vie ne met en évidence aucun fait saillant aucun scandale, aucun coup d’éclat. Il est le fils surdoué musicalement d’un directeur d’école, et lui-même débutera sa vie professionnelle en étant aide-instituteur, un boulot ingrat et mal payé qu’il n’aimait pas et abandonna dès qu’il le put. Voilà pour le portrait social superficiel. Mais  là n’est pas l’important.

 

L’important est que Franz Schubert est un génie de la composition. Ce qui a été clairement compris et dit par ses amis, et reconnu par ceux qui ont pu entendre sa musique. Car le problème principal est là. Schubert, à la différence du trio majeur évoqué plus haut, n’a pas eu      de mécène ou de protecteur , et sa musique n’a pas du tout obtenu l’audience qu’elle aurait mérité. Ajoutons à cela que le doux Franz n’est pas un animal de foire, virtuose dès l’enfance ou compositeur attitré, comme Mozart, Beethoven ou Bach. C’est là un des aspects passionnants de ce livre, de nous faire découvrir cette personnalité introvertie, que l’on qualifierait, aujourd’hui dans le cadre des mythologies de la réussite, de « loser ». Il n’a jamais su s’imposer, se pousser du col, ou simplement se signaler. Le résultat est impressionnant : sa musique, de son vivant ne fut jouée que dans des cercles restreints au sein desquels il évoluait. A l’exception d’un grand concert viennois organisé par ses amis, en 1828, jamais sa musique ne fut offerte au grand public.

Parler de Franz, c’est parler d’un cercle d’amis fidèles, qui l’accompagnèrent jusqu’à sa mort et même au-delà, se battant pour que sa musique soit jouée et reconnue à sa juste valeur.Très judicieusement, notre auteur débute son essai par un chapitre titré « La garde rapprochée » où elle brosse, par extraits de lettres et courtes notules biographiques le portrait de ce cénacle schubertien. On y voit donc que le compositeur a eu la chance d’avoir ces vrais fidèles autour de lui . Il est même assez vraisemblable de penser que s’il avait été seul, Franz Schubert aurait eu une petite vie terne et n’aurait peut-être pas créé tout ce qu’il a composé.  Car nous apprenons, entre autres choses, que Schubert n’eut jamais de domicile vraiment personnel, mais vécut chez autrui selon les circonstances, tantôt chez son père, son frère ou l’un  ou l’autre de ses bons compagnons. Car ceux-ci, bons viennois au fait de la musique de leur époque, avaient compris qu’il était vraiment génial et firent tout leur possible pour qu’il puisse composer et entendre se œuvres. Plusieurs étant de bons musiciens, montèrent des formations à cet effet. Un chanteur et une chanteuse de renom surent reconnaître la valeur de ses lieder et les firent connaître du mieux qu’ils le purent. Mais le bilan global des compositions jamais jouées ou seulement en cercle privé est impressionnant. Tout autant que la couardise (ontologique) des éditeurs qui refusèrent sa musique, soit parce qu’elle était trop complexe – ce qui était objectivement vrai -, soit parce qu’elle n’était pas connue (le serpent qui se mord la queue), soit simplement par paresse.  Bref, si Schubert eut un bel enterrement –que la famille paya longtemps après – suivi par de nombreux amis et connaissances, à l’inverse de Mozart (Michèle Lhopiteau a aussi expliqué pourquoi dans un livre précédent), il mourut comme « inconnu célèbre » au-delà de Vienne.

C’est finalement l’acharnement de ses amis qui permirent d’éviter l’oubli et la foi de certains musiciens, comme Félix Mendelssohn, pour le remettre à sa juste place. Mais même aujourd’hui, le Schubert connu des musiciens et mélomanes reste celui des lieder et de la musique de chambre.   Son œuvre religieuse et symphonique est mésestimée et méconnue. Ses opéras ne sont pas joués : mais là, il y a selon Michèle Lhopiteau, la raison objective de la faiblesse des livrets. Il y a encore une grosse marge de progression pour la reconnaissance de Franz Schubert.

A la lecture de cette chronique aura compris toute la richesse de ce livre, qui s’inscrit dans la continuité des trois autres (Mozart, Bach et Beethoven), que j’ai chroniqués en leur temps. Je dois ici redire le coup de génie qu’est le fait de joindre deux cd d’extraits à cette lecture. Ces extraits sont tous annoncés dans le texte, cela permet d’entendre aussitôt ce que l’auteur explique ou cite. Les plages sont dans l’ordre linéaire du texte. Mais, comme pour les précédents, ces deux disques peuvent s’écouter seuls, comme une sorte de best of de Schubert (ce que j’écris là est un crime pour l’amateur de musique classique !).

Mes remarques critiques porteront sur la forme et non sur le fond, auquel je n’ai rein trouvé à redire, l’information étant très sérieuse et l’expertise de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille reconnue. Pourquoi ne pas mettre le lexique des formes et la chronologie de Schubert en fin de volume, comme cela se fait habituellement. C’est assez aride de débuter ainsi et le risque est soit que ce soit ignoré, soit que cela rebute le lecteur potentiel. Et il en faut peut, aujourd’hui, pour rebuter un lecteur, à l’ère du zapping qui n’épargne rien ni personne.  Quant au chapitre XV « Schubert et le septième art », qui est une excellente idée (celle de montrer l’étonnant succès de Schubert comme « auteur » de musique de films), il aurait sa place en annexe, comme je l’avais indiqué dans l’ouvrage sur Bach, à propos du chapitre sur les « baroqueux ». Il s’agit simplement d’une précaution formelle visant à ne pas rompre l’unité thématique du livre. Tout en préservant ce travail intéressant qui vient en complément du reste. Car, il faut dire cela pour terminer, Schubert, bien plus que Mozart, Bach ou Beethoven, est un génie de la mélodie pure et en a composé un nombre impressionnant (d’où son succès au cinéma), toutes plus belles les unes que les autres, ce que les deux disques permettent amplement de vérifier.

Ce Schubert vient donc enrichir la connaissance des mélomanes et l’oeuvre de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille qui, discrètement mais sûrement, s’impose comme un auteur de premier plan en musicologie populaire – secteur déserté par les spécialistes, car le peuple est infâme et ne mérite pas de jouir des trésors de la bourgeoisie éclairée (c’était la phrase Gilets Jaunes du jour) -, comme le démontre aussi le succès de ses conférences de vulgarisation (de vulgus en latin, le peuple, beurk !), notamment à l’Université Populaire des Hauts de Garonne, où elle officie bénévolement depuis des années, pour partager sa passion de la musique avec tous.

 

Jean-Michel Dauriac

Président-Fondateur de l’Université Populaire des Hauts de Garonne et mélomane.

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